Jean-Claude Villain est nouvelliste, essayiste, chroniqueur, critique littéraire, auteur de livres d’artistes, traducteur et collaborateur à plusieurs revues d’art et de littérature. Mais il est avant tout poète, poète dans son âme et dans son rapport quotidien au monde des êtres et des choses.
Fort nombreux sont ses recueils au lyrisme particulier, court, discret comme sa personne et qu’il a publiés souvent en France. En voici quelques titres qui mettent l’eau à la bouche : « Au creux de l’oreille », « Parole pour un silence prochain », « Terres étreintes », « Du gel sur les mains », « Le soleil au plus près », « Du côté des terres », « Face à la mer », « Fragments du fleuve asséché », « Dix stèles et une brisées en un jardin », « Le pays d’où je viens s’appelle amour », etc. La poésie lui est solidement arrimée au cœur et dirige ses pas vers l’humain et l’universel. Et il semble bien que c’est d’abord elle qui l’ait fait un jour venir, rêveur, du département du Var, en France, à ce promontoire surplombant la Méditerranée et sur lequel se perche merveilleusement Sidi Bou Saïd. Ce village pittoresque, mythique, de la banlieue nord-est de la capitale tunisienne dont la grâce, toute naturelle, toute poétique, le réconcilia davantage avec sa puissante vocation apollinienne et le décida à y acquérir une petite « maison de poète », comme il aime à l’appeler, une maison blanche et bleue tendant à la verticalité d’une tour souveraine, parce que plutôt étroite et très haute, avec une terrasse qui ouvre sur la baie de Tunis, jouxtant l’un de ces vieux marabouts qui « veillent » jour et nuit sur cette colline de lumière et de magie. C’est là que Jean-Claude Villain « prend régulièrement, écrit-il quelque part, ses quartiers de poète, et plus simplement d’homme méditerranéen, mais en s’y tenant anonyme, réservé », à l’écart des faux-semblants, des fanfares et du tintamarre. Et quand il rentre en France ou voyage avec ses livres et traductions, quand il va à Ramallah se recueillir sur la tombe de Mahmoud Darwich qu’il avait rencontré plusieurs fois avant sa mort en 2008, ou quand il se rend en Égypte, chez son vieil ami l’écrivain Mohamed Afifi Matar, maintenant éteint, Sidi Bou Saîd lui manque terriblement. C’est que, étrangement, il se sent maintenant comme en exil dans sa patrie natale et tout à fait chez lui dans son pays d’adoption, la Tunisie, où il se retrouve sans préjugés, sereinement installé dans la fraternité vive et le partage avec les gens simples et les poètes qui passent ou qui élisent domicile en haut de cette colline légendaire. Sur ce fabuleux Sidi Bou Saïd qu’il porte au cœur, il a l’air de tout savoir : l’histoire, les noms des rues pavées, les étrangers venus de loin qui les ont habitées en écrivains ou en artistes, provisoirement ou pour toujours, André Gide, Michel Foucault, Boschère, Tania Matthews, Lorand Gaspar, Pilinsky, la Tunisienne de France Colette Fellous, et bien d’autres, les demeures des Saints aux vieilles portes peintes en vert-bouteille, le grand figuier paisible au centre de Sidi Bou Farès, l’assez beau livre publié il y a seulement 3 mois sur ce village par le galeriste Aly Cherif et préfacé par son « frère en poésie» Moncef Ghachem, le silence de l’aube, le chant du muezzin du haut de la mosquée Abu Saïd al-Beji, le café des nattes, le café des délices, le cimetière au sommet de Djebel Mannar où il aime se promener et où « il aurait rêvé passer l’éternité », la mer « si vivante, si vibrante, si vraie, qui bat en bas et sous l’écume de laquelle il veut être enterré».
De la visite brève mais intense que lui avait rendue dans sa « thébaïde » heureuse, il y a maintenant 8 ans (le 23 avril 2014), son amie, l’éminente Professeur de la Sorbonne feue Joëlle Gardes Tamine, poète et romancière à ses heures, il garde encore un souvenir ému : le souvenir d’elle d’abord qui avait promis d’y revenir mais qui n’était jamais revenue parce qu’elle s’est éteinte 3 ans plus tard et le souvenir ensuite de son ancien doctorant à elle, le brillant chercheur et traducteur tunisien Nebil Radhouane qui l’avait accompagnée à ce village et dont le Destin a décidé qu’il aille la rejoindre au ciel juste deux années après sa mort, succombant à la même maladie insidieuse et fatale que leur passion commune pour Saint-John Perse n’avait jamais prévue : « (…) plaisir simple d’un instant partagé, de quelques mots échangés, et cette beauté si particulière dans l’évidence généreuse de ses grâces que, joyeuse, naïve, sans calcul, la Tunisie continue d’offrir (…) Mon cœur est serein, et même joyeux au souvenir de ce moment de vie capté dans le fil des jours, joyeux de la poésie et de l’amitié partagées… » (Cf- « Image, Rythme, Traduction. Mélanges offerts à la mémoire de Nebil Radhouane », dir. R. Bourkhis, Paris, L’Harmattan, 2020, pp. 27-29). Entretien :
Vous avez beaucoup écrit et publié : des poèmes, des essais, des livres d’artiste, des traductions, etc. Votre œuvre a beaucoup voyagé en Tunisie et au Maghreb, au Proche Orient, en Italie, au Canada, en Europe centrale, en Grèce, en Lituanie, en Chine, tous pays où vous êtes traduit. Comment jugez-vous votre parcours, votre expérience poétique ?
Avec le recul d’aujourd’hui, je qualifierai mon expérience poétique avant tout comme une pratique de la rencontre. Rencontre avec moi-même dans la poursuite du fameux « Connais-toi toi-même » antique, et rencontre avec le monde, qu’il soit celui de la nature, du cosmos, ou de l’humanité, elle-même si complexe et tourmentée. Le philosophe français Gaston Bachelard, dont l’œuvre est pour partie éminemment « poétique », présentait la poésie comme un moyen de connaissance à l’égal de la science. En effet rencontres et connaissance, voilà pour moi avant tout la poésie. C’est en cela, selon l’exemple sublime d’Arthur Rimbaud, vouloir se faire « voyant ». Être poète est sans cesse, de plus en plus, voir. Il en découle une lucidité que René Char considérait comme « la blessure la plus rapprochée du soleil ». Voilà ce que m’a apporté l’expérience poétique conduite durant des décennies : une lucidité tourmentée, s’exerçant cependant à une sérénité joyeuse, celle qui place sur les lèvres le sourire du Tao.
Si je devais détailler davantage, je pourrais expliquer comment mon parcours s’est d’abord constitué de façon géopoétique (comme dit Kenneth White) dans la quête du vaste monde, autant géographique que mythique. La Grèce, le Maghreb, (la Tunisie en particulier), la Méditerranée, ont joué un rôle premier. Celui-ci a trouvé son incarnation dans ma vie à Sidi Bou Saïd où je suis venu la première fois dans les années 1980 près de Lorand Gaspar qui m’a présenté Moncef Ghachem, devenu, lui, un frère en poésie. Dans ce village blanc et bleu que j’aime tant, des soufis, des peintres et des poètes, et qui me rappelle les îles grecques, j’ai cru avoir trouvé mon Ithaque. Pourtant ces dernières années, des séjours longs et nombreux en Extrême-Orient, au Japon surtout, m’ont apporté, avec l’expérience du sublime, ce que je considère désormais comme mon aboutissement poétique. Il en résulte une expérience quasi mystique du retrait, de la rétention, du silence.
Vous êtes foncièrement poète. Qu’est-ce que la poésie pour vous : une forme, une fabrication verbale, un artisanat ou un sens, une philosophie, une vision du monde ?
En préambule à ma réponse à votre vaste question, j’indiquerai d’abord deux choses. La première est la difficulté à parler de la poésie par le langage courant car je considère que les poètes devraient d’abord parler poétiquement, cela autant pour rester fidèles à eux-mêmes qu’à la poésie qui ne doit pas cesser de les porter : je veux dire préserver toujours cette qualité originale de langage qu’est la poésie. La poésie est pour les poètes une langue en elle-même quelle que soit la langue nationale dans laquelle elle s’exprime, langue parmi les autres langues. Bien entendu les professeurs, les critiques, les journalistes, les animateurs, ne se privent pas de parler au sujet de, ou autour de, la poésie. Mais c’est autre chose. Lorsque moi-même, en tant que critique, littéraire ou en arts plastiques, j’ai écrit sur les œuvres, je me suis toujours tenu du côté de la poésie : position singulière et langage original. Cela constitue une démarche particulière qui m’est reconnue.
Seconde précision : La poésie s’étend à de nombreuses pratiques. La poésie n’est pas présente seulement dans la poésie verbale. Il y a certes une poésie qui use de mots : écrite, lue et récitée ; mais il y a une autre poésie, inscrite dans d’autres arts, autres pratiques et formes de la sensibilité, tels la musique, la peinture. La poésie est elle-même particulièrement proche de ces arts majeurs, s’y confond parfois comme par exemple en Chine, où la poésie devient « plastique » par la calligraphie. Le poète Paul Eluard appelait ses amis du Bateau-Lavoir, Picasso entre autres, ses « frères voyants » et Juan Miro disait ne faire « aucune différence entre la peinture et la poésie »… réalisant même ce qu’il appelait des « tableaux-poèmes ».
Pourquoi en fait écrivez-vous de la poésie ?
J’écris de la poésie depuis quarante ans « pour mieux vivre » selon la réponse célèbre de Saint-John Perse, mais avant tout parce qu’elle m’aide à me sentir libre, libre en tant qu’être qui sent et qui pense. Libre aussi comme citoyen, citoyen de mon pays, la France, mais tout autant comme citoyen de la terre entière, donc solidaire de nombreux peuples. Je le répète, selon moi écrire de la poésie est une façon de me tenir libre. Aussi est-ce une calamité de voir que dans les pays occidentaux, si peu de personnes lisent des livres de poésie ; elles ont perdu ce que j’appellerai l’esprit de poésie. Rester libre signifie aussi résister. Résister contre ce qui nous rend anonymes dans une pauvre société exsangue, matérialisée, et divertie à l’extrême. Oui, pauvre : en esprit, en sensibilité, en âme.
Selon vous, quel rôle peut encore jouer la poésie par ces temps de mondialisation, de capitalisme international féroce, de dictature de l’image et de cette « machinerie féroce du moderne » pour employer la métaphore de Lionel Ray ?
En réalité les pouvoirs sont de plus en plus puissants et les êtres humains de plus en plus démunis face à eux. Je parle de tous les pouvoirs : politique, économique, idéologique, religieux, culturel, médiatique, familial même. Le rôle de la poésie n’est pas de prendre elle-même le pouvoir, mais d’aider les êtres humains à survive en âme, en sensibilité, en émotions, dans une société devenue monstrueusement puissante et matérialiste. Survivre signifie emplir l’espace devenu vide, c’est-à-dire préserver la capacité de sentir, de rêver, de partager, d’imaginer, de désirer d’autres choses que matérielles, d’offrir, de donner et recevoir, de se sentir heureux non seulement par la consommation de biens matériels et de loisirs, mais aussi en exprimant nos talents, si profondément humains qu’ils signent l’homme universel tout entier. Préférentiellement, les artistes authentiques savent cela et s’y tenir, mais aussi les gens simples, qu’habite encore une disponibilité d’esprit et une sensibilité. Elles les portent à la conscience aiguisée, à l’empathie, à la solidarité et au ravissement. C’est là où la poésie intervient : elle se doit de présenter une autre face de la réalité : reliée à la beauté et à l’amour.
La poésie a-t-elle de l’avenir, d’après vous ?
Oui, une question demeure : comment la modernité de la poésie peut accomplir, au temps présent, les objectifs que je viens d’énoncer ? En effet, par le passé la poésie paraissait plus immédiatement reliée aux réalités sociales qu’elle ne semble l’être aujourd’hui. Explorer cette vaste question est un travail décisif à accomplir afin d’assumer le rôle principal que la poésie doit tenir. L’avenir de la poésie ne me semble pas compromis cependant. Des formes nouvelles sont nées, de la performance au rap, au slam. Sans aucun pédantisme (hélas présent dans certains milieux « cultivés ») je regarde quant à moi ces formes contemporaines comme une explosion nouvelle de créativité non exclusive. Certains slameurs ou rappeurs ont bien lu les « grands poètes » et s’en revendiquent (Rimbaud souvent en tête). Ils en ont tiré une sève pour leur pratique. J’ai une fois entendu « rappé » un poème de Léopold Sédar Senghor et c’était magnifique. Ces nouveautés de la poésie vivante n’excluent pas la survivance de formes traditionnelles (même si je suis porté à penser que la versification classique, qui a prévalu exclusivement jusqu’au 19° siècle est désormais surannée). Le haïku par exemple connait un grand renouveau en écriture contemporaine, de même que le sonnet… Bref, comme en tout, une modernité oui, un avenir oui, des innovations, des audaces, mais non pas sans mémoire, sans références, sans racines. Tradition et modernité alliées : c’est en poésie comme en tout, la grande équation.
Dans votre recueil de poèmes « Lettres du monde » (Paris, éd. Petra, 2017), vous écrivez « Blanche/ encore la page/ intacte immuable/ les mots sur elle/ déjà lavés// délébile l’encre/ de toute écriture/ une vague l’apporte/l’emporte/ inutile ressac/ sur la grève/ inviolée » (p. 83). Est-ce que vous signifiez là que toute poésie, si importante soit-elle, est vouée à la disparition et qu’elle puise son essence-même dans ce que d’aucuns appellent « la beauté de l’éphémère » ?
Je suis de plus en plus pénétré, années après années, par les pensées philosophiques de l’Orient extrême : le taoïsme, une part du bouddhisme (sans aucune porosité religieuse de ma part), le shintoïsme. Elles connaissent l’impermanence, « le monde flottant ». Je trouve ces pensées du détachement, sublimes. Dans le double mouvement où s’entremêlent ma vie et ma poésie, elles m’indiquent le chemin (eux disent « la voie »), sinon le port d’arrivée, l’ithaque, qui peut correspondre au silence. Un certain retrait en résulte, une distance qui connaît en effet cette valeur de l’éphémère que nomme Lionel Ray. Mon livre que vous venez d’évoquer, venant après un autre qui le préparait déjà, Fragments du fleuve asséché, est entièrement tourné vers cette thématique du non-dit, de la « disparition »… au point que vous aurez remarqué que la dernière partie, « le poème brûlé », s’achève par trois paragraphes paradoxalement non écrits puisque constitués seulement de points de suspension. Ils clôturent le livre et marquent donc une (ultime ?) suspension…
Peut-être faut-il voir là aussi ce que, dans un essai, Dominique Rabaté a pu remarquer comme une forme « d’épuisement » dans la littérature contemporaine ? Et peut-être aussi, chez moi, la perpétuation des stigmates vécus par mes aïeux, témoins dans leurs générations des barbaries du 20° siècle ayant entraîné ce phénomène de mutique ? Pour conclure rapidement, j’affirmerai ma foi totale dans le lien consubstantiel de la parole et du silence. Toute œuvre poétique porte selon moi à ce questionnement essentiel, proprement métaphysique si l’on songe à « l’acheminement de la parole » de Martin Heidegger. Toute mon œuvre, depuis que j’écris, porte la marque explicite de ce questionnement indétachable. Ecrire, autrement dit « continuer à écrire », revient à négocier en permanence avec soi-même dans ce tiraillement qui est, comme en amour, une douleur fatale. Je songe à Samuel Beckett reconnaissant qu’« il m’est impossible d’écrire, mais pas encore tout à fait impossible ». Et aussi au poignant, et tout petit dernier ouvrage de Marguerite Duras, mal connu : « C’est tout ».
Vous usez rarement dans vos poèmes du « je » auquel vous substituez quelquefois la 2ème personne du singulier. Peut-on parler en ce qui vous concerne de ce lyrisme particulier que certains critiques nomment, comme par oxymore, « Lyrisme impersonnel » ?
Oui, c’est cela. Et pour deux raisons : par pudeur sans doute, mais surtout par désir de ne rien ramener à moi, au contraire de partager, d’aller à la rencontre, vers une forme de « commune présence » comme disait René Char, bref de tenter l’universel. Sur le plan formel il y a en effet un paradoxe apparent : une concision, des phrases courtes, un rythme syncopé à l’extrême, n’ayant rien à voir avec le souffle lyrique habituel porté à l’ampleur. Cependant, sous et dans les mots, oui, les sentiments et les émotions ; le lyrisme court.
Malgré la pudeur de votre poésie et sa concision, un lecteur sensible est ému à la lecture de vos poèmes au « lyrisme court » comme vous dîtes ?
Ma création ne serait rien si elle n’était capable de produire de l’émotion et si elle ne venait de l’émotion. Une vibration qui touche, une percussion chez mon lecteur: voilà ce que je cherche, exactement comme je le recherche moi-même devant les œuvres, quel que soit le domaine artistique dont elles relèvent. La question de l’émotion, tout comme la question de la beauté, me semble capitale dans la réflexion sur la fonction de l’art en général, et surtout de l’art à l’époque contemporaine. Trop d’œuvres vides ou gratuites, spéculant en acrobaties hasardeuses, ont envahi l’espace et désemparé le public. Cela est conforme à l’ambiance induite par le matérialisme et le divertissement contemporains : ils décervellent! Mais les gens s’y habituent puis finissent par se détourner de ce qui, cependant leur serait une nourriture. Face à ce vide, cette froideur déshumanisants, le devoir de l’artiste, du créateur s’en trouve redoublé. Vaste débat !
Vous utilisez quelquefois les lettres de l’alphabet pour titrer les différents fragments de vos poèmes. Ainsi chacune des six « Lettres du monde » suit-elle dans sa progression thématique et poétique l’ordre alphabétique. Pourquoi cet emploi de l’alphabet qui rappellerait un peu Picasso qui a déjà utilisé l’alphabet pour titrer les 15 variations qu’il a produites à partir de « Femmes d’Alger » de Delacroix ?
En effet -je le précise en note à la fin- j’ai découvert que cet ordre alphabétique latin par lequel j’enchaîne les poèmes dans ce livre (et à l’intérieur de chacun, leurs strophes) avait déjà été pratiqué par d’autres : Picasso pour ses variations sur Femmes d’Ager, Ethel Adnan, entre autres. Plusieurs raisons à cela. Les Lettres du monde qu’annonce le titre sont d’une part les signes élémentaires par lesquels s’écrit une langue, et d’autre part, en un autre sens, des épistoles que le lecteur, grâce au « tu » qui y est pratiqué, peut ressentir comme à lui-même, personnellement adressées.
Il reste aussi que, artisan du langage dans le langage, le poète éprouve le besoin de nettoyer les mots jusqu’à l’os. Je crois que c’est Robert Sabatier qui présentait le poète comme un « laveur de mots ». La lettre est le signe le plus élémentaire, le plus ténu. Mises à nu, et égrenées ainsi de page en page, les lettres livrent le squelette élémentaire du langage-même.
Vous semblez vivre votre poésie comme une permanente initiation. Comment cela se passe-t-il dans votre écriture ?
L’initiation se joue dans la vie-même. Elle procède par métamorphoses que le temps permet a posteriori de diffracter et de reconnaître. Dans l’écriture, l’initiation se joue dans la quête de la forme adéquate au sens qui veut s’énoncer. La genèse du poème est parfois lente et longuement travaillée. Parfois elle est fulgurante. Les formes de l’initiation, dans la vie comme dans l’écriture, peuvent relever ou bien de la « révélation » – avec l’impression d’évidence et de facilité qui l’accompagne (certains parlent alors d’inspiration) – ou bien d’une avancée incertaine, tenace voire laborieuse. Les deux ont valeur égale et sont les deux faces (phases) d’un même processus.
Vous êtes de par votre formation et votre métier professeur de philosophie. Dans cette interaction qui se produit en vous-même entre la philosophie et la poésie, comment vos poèmes se laissent-ils pénétrer par votre pensée philosophique ?
Les rapports de la poésie et de la philosophie sont anciens, riches et complexes. Dans un de mes livres Le monde est beau et nous avons des yeux pour voir, j’écris que « les Fragments d’Héraclite que je préfère sont ceux que je ne comprends pas ». Dans la tradition présocratique la poésie et la philosophie n’étaient pas distinctes comme elles le sont aujourd’hui. Héraclite, qu’on appelait « l’Obscur », livrait une parole en partie énigmatique ou oraculaire comme a pu l’être celle de poètes dits « inspirés », dans de nombreuses traditions. De Parménide nous est parvenu son « Poème ». Du point de vue de la raison, d’un langage clair, cela peut susciter un trouble, une incompréhension, un égarement. L’empire du logos s’est tellement étendu que la rationalité la plus crue a pris le pas sur d’autres formes d’expression du sens, telles la fable, le conte, le mythe, la parabole, le proverbe, l’oracle, la magie… Or la poésie relève des deux. Il lui revient, dans le monde égaré dans lequel nous avons glissé, d’être un repère de sens (que l’on songe aussi, dans tous les pays à la force de sens et à la fonction des poètes dans des moments historiques de résistance). Mais aussi de déborder le sens conventionnel et les concepts établis, en s’ouvrant à une forme de sortilège médiumnique apte à permettre à d’autres modes de compréhension que l’unique raison d’enrichir le partage humain. Alors l’imagination, le rêve, l’intuition, les fantaisies, les hasards, les jeux de mots libèrent des opportunités nouvelles par un enrichissement imprévisible, inédit. La poésie surréaliste en offre un excellent exemple. Mais l’humour d’un Raymond Queneau ou d’un Prévert aussi…
J’ajoute que la philosophie, par l’ontologie, questionne les origines. Or la constitution et la fonction originelles du langage signent l’homme tout entier : sans mots point de pensée. Et sans mots point de poème. Comme j’ai déjà pu vous le dire, poésie et philosophie se croisent indissociablement.
Vous partagez votre vie sur les rives de la Méditerranée entre Var et Tunisie là où vous avez élu domicile sur le mont de Sidi Bou Saïd dans la banlieue nord-est de Tunis. Qu’est-ce qui, en vous, a déterminé ce choix qui ne semble pas être très aisé à vivre, puisque, attaché à Sidi Bou Saïd, il vous arrive de vous sentir étranger dans votre propre pays quand vous êtes en France ?
Cette question, qui en effet signe le rapport croisé de ma vie et de mon œuvre, appelle une réponse plus détaillée que ne le permet le cadre limité de cet entretien. Davantage aujourd’hui, dans ma vie profonde que dans l’écriture de mon œuvre, la Tunisie m’apporte beaucoup. Elle demeure un réservoir poétique, un espace sensible propice à la méditation, à la vie intérieure, à la nourriture *de l’esprit…. quand, je l’avoue, la vieille Europe (« aux anciens parapets » écrivait Rimbaud) -et singulièrement la France- paraît fatiguée, en doute, divisée, égarée. Ma poésie s’est longtemps alimentée des mythes, grecs entre autres, à valeur universelle. En certains pays préservés, la part du mythe est vivante. Elle peut nourrir le poète. Dans mon pays, devenu compliqué et parfois maussade, l’énergie manque. Dionysos et Apollon restent mes principaux dieux tutélaires. Même s’ils n’ont jamais vécu sur la rive nord de la Méditerranée, en Italie, il y a un peu plus d’un siècle, Nietzsche pouvait encore les trouver… Et puis, comment vous dire, contemplée du haut de Djebel Manar la mer qui bat en bas est si vivante, si vibrante, si « vraie », que je veux être enterré sous son écume.
Sidi Bou Saïd a souvent accueilli des artistes et des écrivains européens tels le poète Lorand Gaspar ou la romancière française d’origine tunisienne Colette Fellous, qui sont venus s’y établir. Quelle est l’atmosphère culturelle ou artistique particulière qu’ils ont dû y développer ? Avez-vous nourri cette atmosphère par votre présence dans ce village et par votre poésie ?
Vous venez de citer deux amis, dont l’un malheureusement l’a quitté puis a disparu. Sa présence, discrète et altière, manque toujours. A l’occasion de rencontres, de lectures publiques, les artistes ou intellectuels qui ont élu ce lieu pour y vivre et y travailler ont pu donner une part de ce que leur présence physique, sensible, et culturelle peut porter. Mais si c’est de leur « rayonnement » dont vous voulez parler je crois qu’il faut en référer aux œuvres, les (re)lire, les écouter, les regarder. Quant à ma présence à Sidi Bou Saïd, hormis parmi un cercle d’amis, elle reste volontairement discrète. Modeste. Et parfois circonspecte tant, vous savez, la poésie peut hélas être sujet de malentendus et se trouver rudoyée par des circonstances auxquelles je ne veux, ne peux prendre part, soucieux de rester dans la poésie-même, et indifférent à un jeu, forcément mauvais, de bateleur qui pourtant tente certains. Il existe, paraît-il, un « festival international de poésie » annuel à Sidi Bou Saïd…