Toute une époque bien tunisienne, de combat pour la libération nationale, de rêves d’indépendance, et d’appels, encore informes et timides à l’émancipation de la femme, est finement écrite dans le roman de Monia Mouakhar Kallel, en même temps que l’histoire de l’amitié singulière et solide de deux cheïkhs zitouniens et de deux familles liées par le «Maktoub» et le mariage…
Monia Mouakhar Kallel est professeur de l’enseignement supérieur et chercheuse en littérature française à l’Université de Tunis. Avant d’atterrir, il y a peu, dans le domaine de la création romanesque, elle a publié de multiples articles et quelques essais dont «Flaubert et Sand. Le roman d’une correspondance» (éd. «Textuelles»). «Cheikhs en confidences» édité à Tunis, par « Arabesques », en 2020, et dont nous avons déjà rendu compte (Cf-«La Presse de Tunisie», 27 février 2021) est son tout premier roman, mais son souffle aisé et son écriture souple et radieuse portent à croire qu’il ne sera pas son dernier. Son entrée, pourtant discrète et sans tapage, dans l’univers des romanciers tunisiens francophones a eu un accueil plutôt favorable qui l’aurait peut-être décidée à aller de l’avant dans cette prometteuse écriture romanesque en langue française. Langue qui constitue, depuis de nombreuses années, l’objet et l’outil de ses enseignements universitaires et dont elle a fait récemment, non sans beaucoup de passion et de brio, son idiolecte littéraire, sans qu’elle ne soit excessive ou sectaire dans sa francophonie créatrice et bien nourrie de culture arabe transparaissant par exemple à travers tous ces «mots, proverbes, chansons, dictons arabes qu’elle a, dit-elle, “injectés” dans son “Cheikhs en confidences”, le plus souvent sans traduction, sans explication dans un glossaire ou notes de bas de page». Toute une époque bien tunisienne, de combat pour la libération nationale, de rêves d’indépendance, et d’appels, encore informes et timides à l’émancipation de la femme, est finement écrite dans ce roman, en même temps que l’histoire de l’amitié singulière et solide de deux cheikhs zitouniens et de deux familles liées par le «Maktoub» et le mariage. Interview :
«Cheïks en confidences» est votre primeur. Vous l’avez écrite en français. Que représente, en fait, pour vous cette production littéraire dans une langue étrangère ou dite «seconde», qui n’est pas en tout cas votre langue maternelle : un choix délibéré ou juste un plaisir, celui par exemple d’une enseignante de français à un haut niveau ?
J’ai, en effet, publié un roman en français et je suis sur le point d’achever un essai dans la même langue. C’est pour vous dire que le français est la langue dans laquelle j’ai choisi de m’exprimer, de donner forme à mes idées et mon ressenti. Quand j’écris, c’est moins la question de la langue que je me pose ou à laquelle je me heurte que celle du langage : comment habiter les mots, se les approprier, les plier à mes propres rêves, exigences… La notion de «langue étrangère» devient, par conséquent, secondaire, voire obsolète. La langue de Voltaire et de Baudelaire est pour moi un choix même si, à la base, ce choix est lié à des facteurs exogènes—ma formation francophone notamment—et même si je vois bien, qu’au niveau de la réception, un livre en français a de plus en plus de mal à faire du chemin en Tunisie.
Certains ont quand même tendance quelquefois à penser qu’écrire en français permettrait à la création littéraire d’avoir un lectorat tunisien plus large, plus cultivé ou plus ouvert ?
L’impact du livre sur le public ? Si je n’ai aucun doute sur les bienfaits de la lecture, je reste dubitative sur le lien entre la langue de l’écriture et le profil du lecteur. Pourquoi un écrit en français créerait-il « un lectorat plus cultivé ou plus ouvert » qu’un écrit en arabe ou tout autre langue ? Indépendamment des langues, il y a les bons et les mauvais livres, les écrivains et les écrivants (comme dit Roland Barthes). Je trouve que le roman tunisien en arabe se porte très bien, se renouvelle, fond et forme, il s’ouvre sur la littérature mondiale et «ouvre» une infinité d’univers… Et puis, cultiver et/ou instruire est-ce vraiment le rôle de l’écrivain moderne ? ou son souci premier ? Je pense que, de nos jours, la littérature se veut plus une «invitation au voyage » qu’un guide dans ce même voyage.
Au-delà des frontières de la Tunisie, les écrits littéraires en langue française ont-ils beaucoup de chances de bien circuler et d’ «inviter» à ce beau « voyage » qu’est donc la littérature ?
Il ne fait aucun doute que, pour le livre francophone, le problème du lectorat se pose d’une manière particulièrement aiguë. Le marché est étroit en Tunisie, et au-delà des frontières les productions ont peu de chance de bien circuler, pour de multiples raisons (marché saturé, manque de réseautage, difficulté de la coédition, persistance de certains clichés relatifs à la faiblesse de la littérature tunisienne par rapport à la littérature algérienne ou marocaine…). Heureusement que la visibilité (dans et hors de son pays) et l’apport (matériel ou moral) du livre ne constituent qu’un aspect de l’écriture. Le restrictif ici ne signifie nullement la minoration, il n’y a pas plus gratifiant que de se faire lire et de «toucher» le monde francophone, mais je pense que les écrivains tunisiens sauront s’accommoder, comme ils l’ont toujours fait, de cette situation d’autarcie, les motivations de l’acte scriptural (au sens de Leiris) étant bien plus profondes. De plus, l’écrivain francophone n’est pas dans une opération de calcul, ni en situation de concurrence avec la littérature française d’un côté, la littérature tunisienne arabophone d’un autre.
En ce qui vous concerne, vous spécialement, écrire vos textes directement en langue française vous donne-t-il plus de chances que la traduction (de l’arabe en français) d’entrer en communication avec des lecteurs français et francophones et d’échanger avec eux ?
Je peux vous assurer que pour mon premier roman «Cheïkhs en confidences», j’ai eu des échanges très riches et enrichissants (pour moi). Les lecteurs francophones, Tunisiens et Français, ont relevé les mots, proverbes, chansons, dictons arabes que j’ai « injectés » dans mon texte, le plus souvent sans traduction, sans explication dans un glossaire ou note de bas de page. Ce « risque » (selon l’expression de mon éditeur) que j’ai pris, a été apprécié par certains, vilipendé par d’autres, mais tous y ont vu un croisement de deux univers, un «dialogue» entre deux langues et deux cultures. «Tes mots en arabe me résistent comme tes personnages nationalistes ont résisté au colonisateur», m’a écrit une amie française en précisant qu’elle a dû «gougler» pour comprendre certains passages. Ce genre de remarque m’encourage à continuer, essayer de faire parler les langues.
Certains analystes de la relation auteur maghrébin-langue française pensent parfois qu’on se sent «aliéné», c’est-à-dire étranger à soi-même, quand on écrit dans une langue, le français par exemple, qui n’est pas celle de sa vie réelle de tous les jours, de son quotidien, en dehors de la création littéraire ? Vous arrive-t-il d’éprouver ce sentiment ?
Personnellement, je ne me sens pas aliénée. Au contraire. C’est jubilatoire même. De toutes les manières, la langue écrite n’a presque rien de commun avec la langue «de tous les jours». On écrit toujours dans une langue autre. De ce point de vue, l’écrivain francophone et l’écrivain français (tout comme l’écrivain anglophone par rapport à l’écrivain anglais), sont dans la même situation. Ils usent des «mots de la tribu» (Mallarmé) pour inventer leurs propres langages, s’inspirent du «discours social» (Marc Angenot) pour le subvertir, le libérer des clichés, dogmes, lieux communs…
Excusez-moi de revenir sur de vieilles questions qui ne cessent de se poser, même si la francophonie littéraire a déjà abattu du chemin : Albert Memmi soutenait dans son célèbre «Portrait du colonisé», comme d’ailleurs d’autres connaisseurs de la relation langue-affect que c’est dans la langue maternelle que «se libèrent la tendresse et les étonnements » et que siège la «plus grande charge affective». S’il est vrai, donc, que toute votre subjectivité personnelle ou votre affect sont naturellement coulés dans votre langue maternelle qui est l’arabe ou plutôt le dialecte tunisien, quelle chance vous reste-t-il, en tant qu’écrivaine francophone, de pouvoir les puiser dans une langue étrangère qui n’est pas, psychologiquement, effectivement, intimement attachée à votre âme et à votre esprit ?
Je ne crois pas au binarisme hérité des représentations manichéennes, et de l’imaginaire religieux, chrétien et musulman surtout. Le clivage corps/âme, raison/sentiments ou affects, est certes théorisé depuis bien longtemps et expliqué par de nombreux savants (tous domaines confondus). Mais personnellement, je ne le ressens pas ainsi quand j’écris s’entend. Je me vois et me fais un individu au sens premier d’indivis. J’essaie, à partir d’une langue dont je connais (plus ou moins) le fonctionnement, de faire parler mon corps, mon rythme, mes « palpitations » et les pulsations de mes pensées intérieures. Ma structure physique, psychique, mentale, culturelle ignore donc ces clivages. De plus, je me suis toujours demandée ce que signifie l’expression «langue maternelle».
Les langues ne sont-elles pas toutes des langues du père ? En quoi l’arabe littéraire incarne-t-il l’identité de ma mère, elle qui ne l’a jamais étudié et encore moins parlé. C’est d’ailleurs vers elle, (ma mère) que j’aspire en écrivant, c’est son parler exclu de tous les systèmes linguistiques que je tente de retrouver. Je ne suis pas d’accord avec Albert Memmi qui s’appuie sur une vision cérébrale ou académiste du monde et du langage. Je ne pense pas qu’il y ait une langue pour l’émotion et une autre pour la réflexion. L’écrivain porte en lui un univers et la langue est un outil pour l’exprimer et le partager avec les lecteurs. La «chance» ou le miracle c’est d’y arriver.
Permettez-moi d’insister encore un peu sur cette question problématique : dans « Portrait du colonisé » précité, Albert Memmi écrivait que « le bilinguisme colonial n’est ni une diglossie, où coexistent un idiome populaire et une langue de puriste, appartenant tous les deux au même univers affectif, ni une simple richesse polyglotte, qui bénéficie d’un clavier supplémentaire mais relativement neutre ; c’est un drame linguistique» (Paris, Payot, 1973, pp. 136-137). Pensez-vous qu’en Tunisie, nous pourrions encore parler de ce «drame linguistique» ? D’après votre expérience d’écrivaine francophone, écrire en français aujourd’hui risque -t-il vraiment de nourrir ce « drame » ou, au contraire, favorise-t-il la création littéraire en l’ouvrant aux autres et en lui évitant de s’enfermer sur elle-même, de se fermer aux autres ?
On doit au grand Albert Memmi l’une des plus belles, sinon la plus magistrales étude sur les portraits du colonisé et du colonisateur (qui sont à la fois opposés et ressemblants). Cette étude, comme l’a montré la critique, s’est nourrie du vécu de l’auteur et de son statut socio-politique, ni tout à fait colonisé, ni tout à fait colonisateur. Le « Juif » était perçu comme l’autre en Europe et en Tunisie (avant la colonisation et surtout après l’Indépendance). La réflexion d’Albert Memmi (dont la mère parle le judéo-arabe) sur le « drame linguistique » gagnerait à être contextualisée. Chez lui, elle renvoie à la situation du colonisé qui se heurte à la surdité du colonisateur et au positionnement de l’écrivain juif-tunisien (vivant et publiant en France) dans l’institution littéraire, et au risque de se voir condamné (ou réduit à) l’imitation ou la singerie de la culture dominante.
Pour moi, les choses se présentent différemment, je ne suis ni dans l’écartèlement identitaire, ni dans les affres de l’acculturation. Si «drame» il y a, il est dans le sens de création, ou d’événement qui a toujours une dimension subversive, transgressive, tragique. «La littérature est une tragédie ou elle n’est pas», selon le grand Mahmoud Messadi.
D’après votre fréquentation du milieu des écrivaines tunisiennes et vos constats, celles-ci ont souvent tendance à affectionner plutôt la langue arabe et à s’en servir dans leurs créations littéraires, ou à lui préférer la langue française ? Pourquoi, d’après vous ?
Je ne crois pas que les femmes diffèrent des hommes dans le choix de la langue de l’écriture parce que celle-ci est un moyen, un médium, et parce que plusieurs facteurs interviennent dans cet engagement, le hasard, l’histoire, la trajectoire de vie entrent en ligne de compte. L’essentiel est ce que vous allez faire de ce matériau linguistique, comment vous allez construire votre propre demeure et la partager avec les autres. Je rejoins Fawzia Zouari (Prix Comar 2016 ) qui dit : «La langue française est mon pays».
Voici une autre question assez délicate qui a été déjà posée à d’autres écrivaines tunisiennes et qui sera au centre du prochain congrès de « L’Association des créatrices arabes», à Sousse, les 12, 13 et 14 mai prochain : serait-il vrai que lorsqu’il s’agit pour l’écrivaine tunisienne de parler des tabous sexuels, de la passion amoureuse, des choses du corps, du Sacré ou de certaines traditions patriarcales, elle tend à écrire plutôt en français où elle s’exprimerait peut-être avec plus de liberté et sans s’autocensurer ?
Il a été dit que les femmes investissent la langue française, car elle leur permet de contourner les tabous (de tout ordre), et de soulever les questions qui fâchent ou choquent, le matériau sémiotique et la logique épistémique se prêtant d’emblée à la libre parole. La littérature occidentale est, en effet, le lieu où s’opère la déconstruction du système patriarcal et des vieux rapports Masculin/Féminin par la valorisation de l’expérience et de la grammaire du corps. Mais, la littérature tunisienne n’est pas en reste. Les publications actuelles sont en train d’opposer un cinglant démenti aux différences qu’on établit entre les livres en arabe et en français, lecture due à un (double) mythe selon lequel la littérature «reflète» la réalité, et la langue est un code, ou un vêtement prêt à porter. Non seulement les écrits de femmes (et d’hommes) arabophones, sont en plein essor, mais ils abordent des sujets audacieux dans des langages nouveaux, transgressifs, qui n’ont rien à envier aux plumes françaises ou francophones les plus incisives.
Pour finir, certains critiques littéraires et universitaires tunisiens aiment classer la production littéraire des femmes tunisiennes sous l’étiquette de «littérature féminine». En votre qualité de femme, d’écrivaine, de spécialiste de littérature à l’Université, mais aussi de lectrice d’écrits produits par des Tunisiennes de tous les âges et de toutes les générations, pensez-vous qu’il serait pertinent et utile de parler de «Littérature féminine» en Tunisie, par opposition à une autre littérature qui serait, elle, «masculine», ou en complémentarité avec elle ? Pourriez-vous argumenter votre point de vue
La question de la « littérature féminine » est l’une des plus vieilles questions et des plus discutées aussi bien par les écrivain.e.s que par les critiques. Au XIXe siècle qui a vu émerger les premières figures féminines dans le monde de l’écriture, de l’édition et du journalisme—monde réservé jusque-là aux homme— la catégorie de la « littérature féminine » a été posée dans un cadre générique et génétique. En s’appuyant sur la distinction entre la femme, un être de sentiments, et l’homme, un être de raison, et tirant profit de la polysémie du mot «genre» (biologique et littéraire), les critiques ont développé la thèse qu’il existe des genres masculins (le théâtre, la poésie, l’histoire…) et des genres féminins (la lettre, le roman sentimental, la poésie élégiaque, les contes…).
Mais, le débat a dépassé ce cadre. Les nouvelles théories critiques et l’approche du genre ont déconstruit le mythe du « genre des genres » comme l’appelle C. Planté, et la notion même de catégorisation en littérature qui a été à l’origine de nombreuses supercheries et erreurs de jugements (l’exemple le plus souvent cité est celui des Lettres portugaises). Les recherches effectuées sur des corpus aussi larges que variés ont montré que les femmes n’écrivent pas de la même manière ni différemment des hommes, et que l’identité littéraire n’est nullement déterminée par la dimension biologique. Des chercheur.e.s ont avancé l’idée que l’écriture des femmes se distingue par certains thèmes, motifs, ou goûts (l’oralité, ou « l’oraliture» note Béatrice Didier). Mais, ma fréquentation des écrits de femmes, françaises ou francophones, tunisiennes ou autres, me laisse très dubitative sur toutes les formes et critères de classification. De la même manière que je ne vois aucun lien entre les univers de Marguerite Duras et ceux de Marguerite Yourcenar, j’ai du mal à classer dans la même rubrique les romans de Emna Ben Hadj Yahia et Azza Filali ou Faten Fezâa ( la nouvelle star, même si c’est en arabe dialectal)»
Bonne chance !
Pierrot Lefou
1 mai 2022 à 00:36
L’intervieweur, Ridha Bourkhis, est un prof de français à la faculté des lettres de Sousse. Il tient, à chaque interview, à nous imposer l’idée que la langue française n’est pas celle des Tunisiens et à la reléguer au rang de « langue étrangère », au lieu de la considérer comme une composante essentielle de notre identité. Un con fini, d’autant plus que ça vient d’un prof de français.
Ce type n’est même pas conscient que c’est la relégation de la langue française au rang de langue étrangère qui a tué le français en Tunisie. En tant que prof de lettres, il devrait en être conscient et lutter contre ça, au lieu de planter le dernier clou dans le cercueil de la langue française (ou de ce qui en reste) en reprenant cette rhétorique de « lougha ajnabiya » qui a été encouragée pour tuer le français en Tunisie. En plus, il se permet d’interviewer les auteurs sans les avoir lu.