«Le théâtre est-il visé par une campagne de dénigrement de la part de certains politiciens ?» Une question qui découle d’un constat réel : le théâtre ou un certain genre de théâtre a perdu sa place dans les festivals d’été. Il n’est pas question, ici, de stand-up qui constitue un fourre-tout de blagues et autres canulars, mais de one man show ou encore de monodrame avec une construction dramatique et une écriture scénique qui, généralement, nécessitent beaucoup de travail et d’abnégation.
Quatre événements successifs donnent le sentiment que le théâtre n’est pas le bienvenu dans les festivals : «N’mout 3alik» de Lamine Nahdi et Moncef Dhouib et les annu- lations dans les festivals et ce suite au désistement de spectateurs au festival de Carthage, «Houcine fi Pékin» de Mokdad Shili et l’annulation au festival de Monastir, «Big Bossa» de Wajiha Jendoubi qui a attiré les foudres de quelques ex-députés et la pièce de Lotfi Abdelli donnée à Sfax. et cela pour de multiples raisons. Revenons à «N’mout 3alik», qui a réalisé pourtant un beau score au niveau des entrées du public et également au niveau des recettes de l’ordre de 280 mille dinars lors de son passage à la 56e édition du festival de Carthage. Ce one man show tragicomique a pourtant connu un succès public et critique lors de précédentes représentations. Alors qu’est-ce qui n’a pas marché à Carthage ? Pourquoi un certain nombre de spectateurs a-t-il quitté le théâtre après une heure de représentation ? Lamine Nahdi n’était-il pas en forme ce soir-là ? Y a-t-il un complot contre la pièce et notamment contre le duo Nahdi et Dhouib pour les faire tomber de leur piédestal ? Pourquoi les spectateurs à leur sortie de Carthage étaient-ils si agressifs envers le roi du rire, le sommant de prendre sa retraite et de céder sa place aux jeunes talents ? Autant de questions qui nécessitent plus que des réponses, une réflexion sur le sort du théâtre, notamment dans les espaces de plein air. Résultat du compte, certains festivals, pour ne pas dire la majorité, ont annulé la pièce de leur programme. Dhouib de son côté a eu la sage idée d’annuler le reste des représentations. L’événement n’est pas anodin quand on sait que la pièce a traité de sujets politiques : terrorisme, corruption, chômage, pauvreté, etc. tenant pour responsable les gouvernants.
De son côté, Mokdad Shili, qui devait se produire avec sa pièce «Houcine fi Pékin» dans le cadre du festival de Monastir, a appris à sa grande surprise que son spectacle a été annulé à cause de propos tenus précédemment dans une émission télévisée datant de 2019 visant le Président Habib Bourguiba. Jaloux pour leur leader, les Monastiriens ont tout simplement décidé de boycotter la pièce et menacé son auteur de ne pas mettre les pieds ni dans leur théâtre, ni dans leur ville. Le comité directeur a tout bonnement décidé de déprogrammer la pièce, précisant dans un communiqué « ne pas encourager toute incitation à porter atteinte de près ou de loin aux symboles de la ville ». Que faut-il penser de cette réaction ? Faut-il que l’artiste cesse de faire des déclarations pour gagner la sympathie du public ? Doit-il revenir à l’autocensure ? Vivons-nous sous l’autorité du peuple qui impose son diktat ?
Le troisième événement qui mérite l’attention concerne «Big Bossa», le one woman show de Wajiha Jendoubi. Créé en 2019, il a sillonné les festivals et réalisé de grands succès. Dans une de ses récentes représentations dans un festival, la Big Bossa, devant un écran géant montrant une image d’une assemblée nationale vide sans députés, s’interroge : «Où sont passés les députés ?». elle cite même quelques noms, les parodies. Ce qui n’a pas l’air de plaire aux députés en question.
La réaction de certains députés ne s’est pas fait attendre. Nabil Hajji, du parti Ettayar, a sermonné l’artiste dans un article «Votre maître a dissous le parlement, laissez-nous en paix !». Wajiha Jendoubi a également attiré les foudres de l’avocate et militante Bochra Bel Haj Hamida: «Réveille-toi, ton discours est rétrograde ! » lui a-t-elle répondu via un post sur Facebook.
Dans le même sillage, alors qu’il donnait un spectacle à Sfax, Lotfi Abdelli aurait adressé plusieurs critiques aux politiciens et sécuritaires, ce qui a provoqué la colère de ces derniers. Quelques agents ont alors tenté d’interrompre le spectacle en s’attaquant à l’artiste qui n’a pas voulu quitter les lieux.
Selon la page Facebook officielle du syndicat régional des forces de sécurité de l’intérieur à Sfax, le gouverneur de la région, averti de l’incident, s’était déplacé sur les lieux pour manifester son soutien aux sécuritaires. Ces derniers comptent déposer une plainte contre l’artiste.
Dans un statut publié sur sa page Facebook, Abdelli indique que son producteur Mohamed Boudhina avait été victime d’une « tentative de meurtre » et qu’il avait été transféré à l’hôpital pour recevoir des soins.
Dans un communiqué, le ministère de l’Intérieur a démenti tout refus des sécuritaires d’assurer la sécurité du spectacle de Lotfi Abdelli organisé dimanche à Sfax et a annoncé l’ouverture d’une enquête sur les événements qui ont eu lieu. Le ministère de l’Intérieur a indiqué que Lotfi Abdelli s’était attaqué à l’institution sécuritaire avec un geste obscène, ce qui a suscité l’ire des unités déployées. Le département a fait savoir que le Parquet avait ordonné l’ouverture d’une enquête sur les circonstances dans les- quelles cet incident a eu lieu. La concordance des événements est-il le fait du hasard ? Sommes-nous face à une cabale menée tambour bat- tant contre les comédiens de théâtre ? Cherche-t-on à les museler ? Faut-il en déduire que la liberté d’expression est aujourd’hui menacée plus que jamais ?