L’histoire de la vie religieuse et intellectuelle nous a laissé des figures à la stature imposante : les penseurs mystiques. De quelque tradition à laquelle ils appartiennent, leurs conceptions respirent la puissance des sagesses anciennes, qu’ils mettent au service d’une croyance particulière. Qui autant qu’eux a bousculé l’ordre des orthodoxies ? Pourtant, l’idée qu’ils puissent changer le monde ou seulement le marquer de leur empreinte est peu envisagée. Certains trouvent d’ailleurs des raisons pour estimer que ce ne serait pas souhaitable : y compris parmi nos trois amis…
Md : En repensant à tous ces échanges que nous avons eus lors de nos dernières rencontres, il me semble que ce qui constitue le fil d’Ariane, c’est l’idée du récit. Par-delà les figures de Heidegger et de Plotin que nous avons eu le privilège et le plaisir de visiter, c’est bien cette idée de récit qui nous guide… Or elle a surgi du parallèle que nous avons établi entre l’expérience de la sortie de la folie chez l’individu malade et, d’autre part, le constat que notre monde demeure livré aux démons de la guerre et de sa propre destruction par incapacité de créer du récit. Cette incapacité s’exprime notamment à travers l’enlisement de l’époque dans les anciens récits de la tradition monothéiste, qui nous enferment dans des représentations parcellaires. Etant entendu que, de l’autre côté, il y a une conception scientifique du monde qui, non seulement ne produit pas de récits, mais se présente au contraire comme un discours antagonique à toute construction narrative : c’est le domaine de l’anti-récit !
Ph : D’où l’idée que les religions de la tradition abrahamique pourraient avoir un rôle à jouer eu égard à la détresse du monde, à condition cependant qu’elles se rendent capables de renouveler leurs récits. Ce retour à la tradition abrahamique, on peut le souligner à tout hasard, ne relève ni d’une nostalgie ni d’une tentation de rétablir l’ordre de la croyance contre celui de la libre intelligence. Il part du constat que c’est cette tradition qui porte en elle, à l’exclusion de toutes les autres, l’ambition de livrer à l’humanité tout entière un récit : un récit unique à l’intérieur duquel chacun de nous, de quelque horizon qu’il vienne, peut trouver sa place entière. La tradition abrahamique a inventé le récit auquel correspond pour l’homme une appartenance qui n’est pas régionale mais totale et universelle. De plus, elle a créé une dynamique en vertu de laquelle l’homme est hissé au rôle d’acteur de l’Histoire…
Po : Même en terre d’islam ? Il me semble, pour ma part, que l’islam a connu au moins des épisodes au cours desquels il a tenté de dénier à l’homme ce rôle dont tu parles, pour le ramener à celui du sage fidèle dont le seul souci est de sauver sa peau face à la colère divine. Nous n’en sommes d’ailleurs pas sortis, même dans les milieux qui se disent éclairés et qui font acte de contemption à l’égard de tout prosélytisme. Nous avons chez nous un islam bourgeois qui s’est si peu émancipé de cette posture par rapport à laquelle le seul souci qui vaille dans tout acte religieux, ce n’est ni un quelconque royaume céleste auquel nous serions appelés à prendre part au titre de gouvernants, ou de co-gouvernants, ni une quelconque célébration de la beauté de la Création, mais le seul salut personnel dans l’au-delà. Tout s’y ramène. Piteusement.
Ph : L’islam n’est pas la seule religion abrahamique à s’être laissé prendre dans ce filet. Ce qui l’a amené, effectivement, à se tourner contre l’esprit de la tradition en laquelle il s’enracine. Mais il nous appartient peut-être de le libérer de cette situation de crispation, en nous rappelant que des circonstances particulières et particulièrement défavorables ont présidé à son premier essor, faisant de lui un outil entre les mains énergiques de politiques avides de terres et de puissance : un outil dont la fonction est de susciter docilité et cohésion parmi les populations soumises… Là où la flamme d’Abraham dicte au contraire d’aller à la conquête du monde avec un cœur fraternel. Je dis qu’il nous appartient de libérer l’islam de la forme que son alliance forcée avec le politique lui a imposée, afin de le laisser se nourrir de nouveau à une sève plus ancienne : celle à laquelle il a été nourri aux premières heures de sa naissance…
Md : Proposerais-tu une sorte de psychanalyse à l’islam ?
Ph : Psychanalyse, je ne sais pas. Le mot ne me paraît pas approprié. Mais en tout cas reconquête d’un projet initial dont il a perdu le fil, et qui ferait de lui un allié possible des autres religions dans la construction d’un récit aux sonorités communes. Bien sûr, ça correspondrait de l’autre côté à un effort d’ouverture et de dépassement de certaines idées préconçues… Et surtout au désir retrouvé de construire ensemble !
Po : Et, dans tout ça, de faire aussi une plus grande place au poète !
Md : Oui : au poète sans qui le récit ne saurait être renouvelé. Mais la question s’est posée ici de savoir si la pensée mystique pouvait être comptée parmi les tentatives d’émancipation de l’expérience religieuse par rapport à l’emprise d’une théologie dont nous disons, n’est-ce pas, qu’elle a affirmé son autorité en se mettant aux ordres de la puissance politique. J’ai l’impression que nous sommes restés un peu dans le flou au sujet de cette question… Diriez-vous par exemple qu’Ibn Arabi a joué un rôle de libération ou de consolidation par rapport à cette autorité théologico-politique ?
Po : Il me paraît difficile de répondre avec assurance, mais s’il m’était permis de faire une comparaison avec une autre grande figure de la pensée mystique musulmane —Jalel ed-dîn er-Rûmi—, je dirais volontiers que ce dernier a joué un rôle… disons : moins ambivalent à l’égard de l’islam institutionnel. Plus indépendant. Je ne dis pas ça parce que Rûmi a écrit en poète, bien qu’il puisse y avoir un lien entre les deux.
Ph : Ibn Arabi s’est toujours montré soucieux de ménager l’orthodoxie sunnite, c’est vrai. Même quand il poussait très loin des développements assez étrangers à l’islam ordinaire. L’audace s’allie chez lui à une forme de soumission que d’aucuns pourraient qualifier de servile. Sa condamnation d’Al-Hallâj, à qui il reproche son «ivresse», est à mettre sur ce compte. Le thème de la «réalité muhammadienne» dont il fait le passage obligé de l’union de l’âme avec le divin comporte une charge polémique à l’égard des autres traditions mystiques, tout en ramenant l’expérience spirituelle sur le terrain de la sunna : de l’imitation du Prophète…
Md : En quel sens on peut parler de «charge polémique» ?
Ph : Dans le sens où les mystiques des autres traditions ne pourraient pas accéder aux réalités supérieures, puisque la «réalité muhammadienne» leur est inconnue. Le chemin qu’ils empruntent serait donc un chemin de seconde zone, voire un chemin d’égarement. Là où on s’attend de la part de la pensée mystique qu’elle nous entraîne sur un terrain qui rassemble à travers son langage, par-delà la frontière des différentes traditions et de leur rhétorique théologique, lui semble vouloir donner des gages aux tenants de l’orthodoxie sunnite en faisant de l’imitation du Prophète un passage obligé. Mais je reconnais en même temps qu’en agissant de la sorte, Ibn Arabi pourrait bien être en train d’introduire une théologie concurrente…
Md : Comment ça ?
Ph : Oui, parce que la figure du Prophète telle qu’elle émerge de ce discours devient essentiellement celle d’un maître spirituel, et que les autres aspects qui suscitent habituellement l’intérêt des fidèles et qui concernent sa conduite en société deviennent très annexes, voire sans importance aucune. Ce que je veux donc dire, c’est qu’Ibn Arabi donne d’un côté, c’est vrai, une coloration islamo-sunnite à l’expérience mystique mais, d’un autre côté, il transforme en le spiritualisant le thème de l’imitation du Prophète. En quoi il propose sans le dire une nouvelle théologie et une nouvelle éducation religieuse. Et je pense que les tenants de l’orthodoxie ne s’y sont pas trompés : tous les gages qu’il a pu donner à l’islam traditionnel, ils ne les ont pas jugés suffisants pour s’épargner à lui-même leur suspicion et leur hostilité…
Md : A t’entendre maintenant, on est tenté de penser qu’Ibn Arabi était moins dans une posture de soumission ambivalente à l’égard de l’orthodoxie que dans une forme de ruse dont le but était de contourner habilement les obstacles théologique en faisant l’économie de toute confrontation, mais de manière, en fin de parcours, à instituer une façon nouvelle de vivre sa foi. Il me semble donc assez évident que les courants mystiques en général, et le courant mystique musulman en particulier, ont joué un rôle de libération vis-à-vis de la domination des consciences par cette autorité théologique qui était en réalité l’auxiliaire clandestine de la puissance politique… Ou disons qu’ils ont cherché à jouer ce rôle. Car s’ils ont échoué finalement dans cette entreprise, alors le risque est que la pensée mystique se soit transformée en simple devanture spirituelle de l’orthodoxie : elle aurait été réduite à servir de cache-misère à la religion institutionnelle, lorsque celle-ci ne sert plus elle-même qu’à entretenir l’imperméabilité de l’enclos à l’intérieur duquel subsiste enfermée la «communauté», en s’assurant que personne ne puisse en sortir…
Po : La question se pose d’ailleurs au sujet d’Ibn Arabi, et d’autres avec lui sans doute : est-ce que, par la faute de leurs nombreuses concessions à l’orthodoxie, ils ne se sont pas laissé transformer en simple «devanture spirituelle», comme tu dis ? Mais à supposer qu’il n’y ait pas eu échec, à supposer que l’entreprise ait pleinement réussi, on doit se demander cette fois si le triomphe de la mystique n’entraîne pas avec lui une perte des récits. Comme une rançon payable à la sagesse païenne pour laquelle Dieu est l’Un unificateur sans être le Verbe créateur.
Ph : Explique-toi !
Po : Je vais essayer. Tout d’abord, il faut s’accorder sur le fait que la pensée mystique n’est pas parvenue à remporter son bras de fer avec les tenants de la théologie. Si ça avait été le cas, nous aurions assisté à un changement radical au niveau des conduites religieuses. Ce qui s’est passé, c’est un double phénomène : d’un côté un effondrement de la croyance comme mode de pensée sous l’action du rationalisme occidental des Lumières —avec cependant une résurgence actuellement à travers ce que certains appellent le «néo-paganisme» : astrologie, sorcellerie, démonologie, etc— et, d’un autre côté, une résistance de la croyance à la faveur de replis communautaires : ce qui a donné lieu dans certains cas à une sorte de surenchère dans les dévotions ainsi qu’à de nouvelles formes de traditionalisme militant. L’islam est très concerné par ce second phénomène, mais pas seulement lui. D’autre part, il n’échappe pas non plus au premier phénomène… Bref, l’effet des courants mystiques sur l’évolution du monde moderne a été tout à fait marginal. Est-ce qu’on peut d’ailleurs concevoir un scénario dans lequel ces courants auraient exercé un effet déterminant ? Il faudrait imaginer dans ce cas qu’ils aient été en mesure de se doter d’une approche stratégique, d’une capacité à nouer des alliances interconfessionnelles, d’une aptitude aussi à envisager des solutions à caractère politique en se donnant les moyens de les engager de manière effective : tout ça paraît difficile. A peine concevable tant ces courants mystiques se distinguent généralement par leur tendance au repli eu égard aux affaires du monde… Mais concevable quand même parce que l’action du courant mystique s’inscrit sur le terrain de l’éducation : elle consiste à semer les germes d’une pensée nouvelle dans les consciences et à attendre que les changements surviennent d’eux-mêmes par la suite. Mais est-ce que cette action suffit face à l’ancienne alliance du théologique et du politique, qui n’entend d’ailleurs aucunement se désengager du terrain pédagogique, qui entend au contraire y exercer son œuvre de conditionnement psychologique ? Non. La réponse est très probablement non ! Mais puisqu’aujourd’hui nous sommes en train d’explorer librement les différentes options possibles qui pourraient servir de réponse à la détresse de l’époque et au vertige qui s’empare de notre monde, et que la pensée mystique se propose à nous sous cet angle, il devient nécessaire de donner une réalité au scénario d’une réussite du projet propre au courant mystique. Or dès qu’on se met à avancer sur ce terrain, il apparaît de manière assez évidente, je pense, que les récits qui ont nourri l’imagination de la vie religieuse au cours des âges dans les trois traditions ne seraient ni repris ni réinventés, mais qu’ils seraient tout simplement abandonnés. Pourquoi abandonnés ? Parce qu’ils seraient considérés comme des expressions caduques et inadéquates de la Vérité… A la manière dont Hegel, en son temps, a reconnu à l’art le pouvoir de dire l’Esprit mais l’a destitué l’instant d’après en considérant que, dès lors que la philosophie entrait en scène, il devait se retirer.
Ph : Tu penses donc que les penseurs mystiques ont quelque chose de hégélien ?
Po : Sur ce point, oui. Bien que la plupart d’entre eux aient existé avant lui. J’y vois une sorte de fatalité, liée elle-même au fait que la pensée mystique s’enracine dans le néoplatonisme.
Ph : C’est précisément ce point que j’aimerais que tu éclaircisses.
Po : Oui : je tourne autour du pot, n’est-ce pas ! Je pense que la pensée mystique a une dette envers une sagesse païenne, comme on l’a dit, et que cette sagesse a elle-même une dette envers la philosophie. C’est-à-dire envers une pensée qui se veut sobre et critique, parce que la vérité qu’elle vise est une vérité nécessaire. Ce qu’elle recherche, c’est moins à dire le monde qu’à dire ce qu’il ne peut pas ne pas être. L’histoire de la philosophie, depuis son époque présocratique, depuis Thalès, Anaximandre et Héraclite, est celle de ce choix : choix de la raison, du logos, face au mythos, au discours imagé qui dit le monde en le célébrant. Le choix de la raison est celui de l’univocité du discours et il est aussi et surtout celui du rejet de la plurivocité. Parce que la plurivocité est du côté de l’ambiguïté, et que l’ambiguïté est synonyme de perte de la vérité. C’est ce que Platon exprime en opposant le vrai au vraisemblable et la connaissance à l’opinion. Le vraisemblable de l’opinion est la vérité d’un esprit qui n’a pas réalisé en lui-même la révolution philosophique engagée par les premiers penseurs grecs lorsqu’ils ont décidé de ne plus s’en tenir au mythe dans la recherche de la vérité ou, plus exactement, lorsqu’ils ont décrété que le discours du mythe est inapte à dire le vrai. Aujourd’hui encore, philosopher, c’est reprendre cette posture révolutionnaire en laquelle s’exprime un rejet : rejet de la plurivocité. Or à quoi s’oppose cette posture ? Ce qui s’y oppose, c’est l’écoute attentive du discours du mythe. Dans l’écoute attentive, il y a déjà renouvellement du récit. Et le renouvellement ne s’opère à son tour qu’à partir d’une expérience de vérité. De sorte que le rejet de la plurivocité représente la face visible derrière laquelle se tient une attitude plus suspecte, moins méritoire, qui est celle du refus de l’écoute et du renoncement au renouvellement du récit. Lequel renouvellement est pourtant une expérience de vérité. Une expérience de vérité sous le signe de la communion dans le récit…
Ph : En tant qu’héritière de l’option philosophique, à travers le néoplatonisme, la pensée mystique reconduirait donc en elle-même la posture du rejet à l’égard du discours plurivoque du mythe et du renoncement à l’écoute du récit… ?
Po : Mon idée est que la pensée mystique n’est pas tant «héritière» de la philosophie, au sens propre du terme, que placée dans la position du débiteur. C’est en ce sens que je dis que c’est fatalement qu’elle entretient à l’égard du récit une attitude négative de mépris, en lui préférant sans cesse le langage du logos. Je précise ici, pour parer à tout malentendu, que la pensée mystique peut très bien faire appel au récit —qu’il soit biblique ou coranique— mais que, quand elle le fait, c’est toujours d’une manière qui appelle une reprise sur le mode du logos. Comme si le discours poétique du mythe relevait d’une forme inaboutie du langage.
Ph : Quelle est, au juste, selon toi, la différence entre être «héritier» et être «débiteur» ?
Po : L’héritier est libre de faire fructifier son héritage, quitte parfois à l’amender, à le transformer. Tandis que le débiteur ne se donne pas cette liberté. Même et surtout si sa dette demeure inconsciente…