Accueil Culture Festival de Cannes | «Les filles d’Olfa» de Kaouther Ben Hania – Compétition officielle : Chronique d’une immersion dans les ténèbres

Festival de Cannes | «Les filles d’Olfa» de Kaouther Ben Hania – Compétition officielle : Chronique d’une immersion dans les ténèbres

Documentaire hybride au dispositif particulier, «Les filles d’Olfa» de Kaouther Ben Hania reconstitue le vécu tragique de quatre femmes, marqué par l’incompréhension, l’oppression, la violence et l’extrémisme.

C’est au marché du film de Cannes que nous avons vu, hier, «Les filles d’Olfa». Et fidèle à son habitude, la réalisatrice s’inspire du réel pour réaliser des fictions («La belle et la meute», L’homme qui a vendu sa peau») ou l’explore en fabriquant de faux documentaires (Le Challat de Tunis).

Le film s’ouvre sur l’actrice Hend Sabri, rongée par le stress, dans l’attente d’Olfa, la protagoniste réelle du documentaire, dont elle incarnera la doublure. L’actrice optera pour la distanciation, «afin que, dit-elle, de se protéger».

L’intervention d’acteurs dans ce docu-fiction est le parti pris délibéré de la réalisatrice qui a fait appel à des actrices pour reconstituer des fragments de vie des quatre personnages réels.

Ce dispositif est sous-tendu par deux motivations : d’abord, éviter à Olfa de revivre des scènes très dures de son vécu, dont elle porte encore les stigmates et combler, ensuite, l’absence des filles aînées d’Olfa, Rahma et Ghofrane, aujourd’hui, incarcérées en Libye, par la présence de Nour Karoui et Ishrak Matar.

Le temps que le dispositif soit exposé et expliqué à Olfa et ses filles, on comprend que tout se jouera aux frontières du réel et de la fiction, entre personnages réels et faux personnages, situations reconstituées et images d’archives, la réalisatrice s’en tient, donc, à ce dispositif et c’est le propos qui primera en nous plongeant, au fil des plans rapprochés dans les méandres mémoriels d’une famille constituée, aujourd’hui, uniquement de femmes, et dont «les deux sœurs aînées ont été dévorées par le loup» comme l’énonce la réalisatrice dans le prologue du film.

Qui est ce loup ? C’est ce qui sera dévoilé au gré des confidences intimes d’Olfa et de ses filles. Olfa, femme de ménage faisant partie des damnés de la terre et des classes pauvres qui luttent pour leur survie, joue le jeu à fond et ne cache pratiquement rien de sa trajectoire tumultueuse et tragique.

Les scènes s’égrènent et le portrait d’Olfa Hamrouni se révèle :  c’est une femme forte, au verbe cru, battante, conservatrice en diable et toxique dans sa relation avec ses filles, Eya et Tayssir Chikhaoui, qui en témoignent entre rires et larmes amères. La scène de la nuit de noces, notamment, révèle la force de caractère de cette femme rebelle et violente, formatée par une société patriarcale et machiste si complexe dans ses rapports au corps de la femme, à sa liberté et à son statut au sein de la société.

Comment tout ce legs culturel, social et autres, transmis de génération en génération, est imposé aux jeunes par les femmes elles-mêmes.

Eya et Tayssir l’ont compris et le disent face à la caméra : «Elle nous a fait subir tout ce que sa famille lui a fait endurer durant sa jeunesse».

Comment l’incompréhension d’Olfa pour ces filles, les interdits qu’elle leur impose, l’oppression et la violence qu’elles ont subies les ont incitées à s’enfuir, à se radicaliser, poussant même ses aînées, Rahma et Ghofrane, à tomber entre les mains de terroristes, soit en pleine gueule du loup. Les filles d’Olfa répondent, tout au long du film, à tous ces questionnements avec force détails. La mère, aussi, a pris conscience de l’origine du mal qui a conduit ses filles à vivre de tels malheurs et souffrances, puisqu’elle assène dans une réplique : «Je n’ai pas su éduquer mes filles». Ainsi, une jeunesse brimée à laquelle on refuse la liberté et l’émancipation ne peut que se radicaliser en suivant des voies tortueuses, voire dangereuses.

Au fil des confidences des réelles protagonistes, s’égrènent les situations insoutenables, violentes, comiques tragiques ou tragi-comiques déroulant plusieurs thèmes, la disparition, la transmission générationnelle, l’oppression et la violence physique et sociale à l’encontre des femmes, la relation mère/fille, la sororité, le radicalisme politique et religieux, l’embrigadement et la manipulation des esprits.

La parole pleinement libérée d’Olfa et de ses filles, en interaction avec les actrices et l’acteur, Majd Mastoura, qui a incarné tous les personnages réels masculins, l’époux, le policier, l’amant, représentent à leurs yeux, une sorte de thérapie de groupe, tel que le prône le réalisateur Robert Greene.

On rit de certaines situations cocasses (scène où Olfa avoue avoir fait, à l’image de la révolution dans le pays, sa propre révolution en jetant tout son passé d’épouse derrière elle pour amorcer une nouvelle vie), on s’effraie en regardant la scène de la torture du tombeau et de l’auto-flagellation, on compatit aux malheurs de cette famille, mais c’est dans la scène finale où la réalisatrice filme le réel que l’on s’émeut le plus en découvrant la petite fille de Rahma, âgée de 8 ans, dont l’expression du visage révèle les marques et les conséquences ravageuses du fléau du terrorisme ayant marqué toute une décennie de notre histoire récente.

Et on comprend l’appel d’Olfa, qui, lors de la conférence de presse du film, a appelé les décideurs pour l’aider à rapatrier sa petite-fille ainsi que ses deux filles, condamnées en Libye, à 16 ans de prison ferme.

Nous reviendrons certainement sur ce film qui a des chances d’avoir une place dans le Palmarès.

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