Il y a une vingtaine d’années, j’ai eu la chance de rencontrer et d’interviewer le dernier «puparu» sicilien de Tunisie. Je garde précieusement cette interview sur des feuillets jaunis écrits à la main.
Certains d’entre vous se demanderont qui c’est le «puparu» ? En sicilien, il indique celui qui fait bouger physiquement les «pupi», les marionnettes, mais aussi celui qui raconte l’histoire, car dans tout spectacle théâtral de marionnettes, il y a toujours une histoire d’amour ou de guerre dérivant de la littérature épique-chevalière d’origine médiévale, avec référence au cycle carolingien.
S’agissant d’une histoire essentiellement orale, il nous est difficile de remonter à la date et au lieu exacts de la première apparition du théâtre ou opéra des marionnettes (Opira pupi en sicilien) en Sicile.
Certains témoignages historiques font remonter les initiateurs de «l’Opira pupi» à Palerme avec Don Gaetano Greco (1813-1874) tandis qu’à Catane, ce furent Don Gaetano Crimi (1807-1877) et son antagoniste Giovanni Grasso ( 1792-1863). Le lieu d’origine serait donc sans aucun doute la Sicile occidentale et orientale.
Mais comment arrive-t-il le théâtre des marionnettes en Tunisie ?
Suite aux flux migratoires siciliens que la Tunisie a connus entre le début de 1800 et la moitié de 1900, «l’Opira pupi» débarque en Tunisie grâce aux immigrés siciliens en provenance plus particulièrement de la partie occidentale de l’île méditerranéenne.
S’agissant d’un théâtre très populaire, avec une origine elle aussi populaire, cet opéra du peuple et pour le peuple, se développe en Tunisie dans des quartiers habités essentiellement par des Siciliens, comme la médina de Tunis ou bien les quartiers populaires des «Petites Siciles», assez répandues sur tout le territoire tunisien. Les plus connus, encore aujourd’hui, celui de La Goulette qui s’est développé tout autour de l’église Saint Augustin et Saint Fidèle et celui de Tunis, construit sur des marécages et à proximité de l’avenue de Carthage. Toutefois, il ne faudra pas oublier l’origine et l’influence des marionnettes turques qui, malgré leur importance historique, n’ont jamais été utilisées dans les spectacles populaires.
Il y avait au moins trois théâtres de marionnettes à Tunis, dont le dernier a disparu en 1941. Mais ce n’est qu’à l’indépendance de la Tunisie, en 1956, alors que de nombreux Siciliens ont quitté le pays, que la tradition du théâtre de marionnettes s’arrête presque complètement. Le plus connu et le plus fréquenté par le public tunisien et sicilien était celui de «Don Nicolao».
«Ce type de spectacle est devenu un élément fécond du climat culturel tunisien, contribuant à l’apparition d’opéras locaux avec leurs propres spécificités». Une version arabe de l’opéra de marionnettes voit également le jour, elle disparaîtra au milieu des années 1930.
C’était dans le quartier de Halfaouine, connu aussi pour ses fameux «café chanti» ou cafés chantants, que pendant le Ramadan, tout en mangeant aussi de la viande de chameau, les représentations de «l’Opira pupi» se multipliaient, amusant grands et petits. Selon l’écrivain tunisien Mohamed Aziza, ces spectacles avaient un scénario différent du scénario traditionnel : «Ils racontaient l’histoire des généraux ottomans engagés dans la défense du territoire tunisien contre les ambitions coloniales des Italiens et des Britanniques au 19e siècle, en soulignant la différence religieuse entre le défenseur turc et les envahisseurs chrétiens». La Tunisie a en effet été sous domination turco-ottomane de 1574 à 1881, date à laquelle c’est la France qui y a établi son protectorat.
Je me souviens qu’en 1999, je suis rentré tout à fait par hasard dans un petit magasin de La Goulette, une vraie caverne d’Ali Baba ! Ce qui a attiré ma curiosité fut justement une marionnette ancienne de grande taille, exposée à l’entrée et peinte et fabriquée à la main. Poussant la porte du magasin, je fis la rencontre du brocanteur, un certain Ashmi, lequel me raconta sa passion pour les marionnettes siciliennes et l’histoire de cette marionnette exposée à l’entrée de son magasin. Il l’avait trouvée dans un coffre métallique et celle-ci fut utilisée comme modèle pour la construction d’autres marionnettes, se réinventant ainsi en artisan et lui donnant l’apparence d’Ismail Pacha. C’est ainsi, me dit-il, comment le «pupo tounsi», la marionnette tunisienne est née.
De nos jours, cette magnifique tradition a malheureusement disparu, tout comme les folkloriques spectacles des cafés chantants. C’est seulement en se promenant dans les souks les plus touristiques de la médina de Tunis, qu’on peut retrouver une marionnette au visage moustachu et orangé…
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