Encore une tragédie qui remet en cause toute la politique de commercialisation des boissons alcoolisées, engagée par l’Etat tunisien depuis plusieurs décennies, sans qu’il n’y ait le moindre changement. Pourtant, les drames se suivent et se ressemblent et frappent toujours les mêmes. Faut-il penser à instaurer des réformes plus pragmatiques ?
Cette fois-ci, l’alcool frelaté, largement consommé en Tunisie, a causé un drame à Médenine où cinq morts ont été recensés, jusqu’à dimanche dernier, selon un dernier bilan. De même, 44 autres individus ont été hospitalisés.
Deux personnes ont été interpellées à Médenine, a annoncé la Direction générale de la Garde nationale dans un communiqué. Pour sa part, le ministère public a ordonné l’ouverture d’une enquête pour «meurtre prémédité». Les deux accusés ont été placés en garde à vue. Samedi 6 janvier, quatre personnes sont mortes après avoir consommé cet alcool artisanal composé de produits et substances extrêmement toxiques.
Dans des déclarations aux médias, le porte-parole de la Garde nationale Houssemeddine Jebabli, explique que de nombreuses personnes sont admises en réanimation, dont le père de l’un des accusés. «L’un des mis en garde, accusé de fabriquer cette substance toxique affirme que son père était l’un de ses clients», a-t-il expliqué, ajoutant que les enquêteurs ont fourni tous les efforts pour démanteler ce réseau.
Des analyses sont en cours pour identifier la composition exacte de la substance à l’origine de cette intoxication massive, a-t-il encore expliqué. «Sur la quarantaine de personnes intoxiquées, une majorité a pu quitter l’hôpital local, mais certains, plus gravement atteints, ont été transférés vers des hôpitaux de la capitale», détaille le porte-parole.
En Tunisie, la consommation d’alcool illégal, fabriqué de manière artisanale, est répandue dans tout le pays et fait régulièrement des victimes. En 2021, cinq personnes sont mortes, alors que 25 autres ont été hospitalisées, après la consommation d’une substance alcoolisée frelatée dans la région de Kasserine. En mai 2020, 39 personnes avaient été intoxiquées après avoir consommé du méthanol dont six sont décédées près de la ville de Kairouan.
Kairouan, un point noir !
À Kairouan, seul gouvernorat où la vente de boissons alcoolisées est interdite pour des raisons religieuses, les jeunes se rabattent sur ce genre d’alcool artisanal et dangereux. En Tunisie, l’article 317 du Code pénal interdit la vente d’alcool aux musulmans. Cette loi est désuète, mais la vente d’alcool reste officiellement interdite le vendredi, pendant Ramadan et les fêtes religieuses. Cependant, la seule détention d’alcool occasionne parfois des arrestations arbitraires et des poursuites policières. Ce produit, pourtant vendu dans la grande distribution, représente encore un tabou. D’ailleurs, de nombreux quartiers populaires, même dans le Grand Tunis, n’accèdent pas à ces points de vente reconnus, d’où les risques de consommation de boissons artisanales, dont la fabrication reste accessible, n’obéissant à aucune norme.
La recette pour obtenir ce breuvage? Un mélange de méthanol et d’eau de Cologne bon marché. L’ivresse est immédiate, mais les conséquences sont dramatiques. En effet, selon des sources médicales consultées, le vin frelaté peut être dilué avec d’autres liquides ou d’autres matières inconnues pour augmenter la quantité d’alcool. Cela signifie que la teneur en alcool réelle du breuvage est incertaine. Ce qui augmente les risques d’intoxication.
Au sud de la Tunisie, le legmi, cette boisson traditionnelle locale, est utilisé également pour produire du vin frelaté, en y ajoutant du méthanol ou encore de l’alcool volé dans des établissements de santé. D’une manière générale, les vins frelatés contiennent des ingrédients pouvant déclencher des réactions allergiques, voire pire. Et parce qu’ils sont bon marché, les réseaux de vendeurs et de trafiquants se développent à grande vitesse dans un contexte où le pouvoir d’achat des habitants est faible.
Revoir le système s’impose
Pour les sociologues, ce genre de drame trouve ses origines dans l’interdiction de la consommation de l’alcool dans de nombreuses zones en Tunisie, accentuée par l’absence de points de vente légaux. Parmi eux, Mouadh Ben Nessir qui rappelle que plusieurs dispositions légales tunisiennes interdisent ou limitent de manière considérable la libre consommation des boissons alcoolisées même dans l’espace privé. Accusant une politique d’Etat basée sur le contrôle excessif et sur la prohibition, dont il remet en cause l’efficacité pour lutter contre la consommation d’alcool, alors que les Tunisiens sont connus pour être parmi les plus grands buveurs à l’échelle internationale.
«En Tunisie, consommer l’alcool n’est plus un droit, mais une faveur que concède l’Etat dans la mesure où tout le système est bâti sur l’interdiction et les autorisations. Or cette situation ne cesse de générer des drames dans la mesure où les jeunes se rabattent sur d’autres alternatives moins coûteuses, mais certes beaucoup trop dangereuses», explique-t-il à La Presse.
En effet, selon notre interlocuteur, les conditions financières sont importantes pour comprendre les origines du phénomène de consommation d’alcool frelaté. «Bien que les prix des boissons alcoolisées fabriquées en Tunisie soient raisonnables par rapport aux prix pratiqués dans le monde entier, ils restent élevés pour le pouvoir d’achat des Tunisiens, en particulier des plus démunis», ajoute-t-il.
Il appelle à revoir tout le système des licences qui a fait que certaines zones soient dépourvues de points de vente légaux, ce qui a accentué ce phénomène de trafic d’alcool artisanal et fait basculer certains jeunes dans l’illégalité. Et le sociologue d’enchainer : multiplier les points de commercialisation des boissons alcoolisées n’est pas synonyme d’encouragement de consommation d’alcool, car les politiques et les plans de sensibilisation et d’encadrement des jeunes doivent suivre.