En Tunisie comme dans d’autres coins de la planète, ces dernières années, Instagram est devenu un kaléidoscope représentant des normes irréalistes et souvent irréalisables en canonisant la beauté féminine.
Sara se souvient avoir du mal à recréer des looks de maquillage qu’elle repérait dans les tutoriels beauté sur YouTube et Instagram, quand elle avait 16 ans. Peu importe combien d’argent dépenser pour des produits coûteux ou le temps passé à pratiquer ces techniques, son visage maquillé ne semblait jamais à la hauteur de ceux des créateurs qu’elle émulait. Elle se sentait stressée et découragée. « Je dépensais tout mon argent collecté pour ces produits qui étaient censés me rendre impeccable », dit-elle, avant d’ajouter « mais ils n’avaient jamais l’air aussi bons sur moi».
Sara, aujourd’hui âgée de 21 ans, étudiante, dit qu’il lui a fallu des années pour réaliser que les beaux traits qui circulaient sur les médias sociaux étaient souvent le résultat d’une combinaison d’éclairage, de montage et de filtres. « Dans la vraie vie, votre peau va toujours avoir de la texture et des imperfections. Il n’y a rien que vous puissiez faire à ce sujet, quelle que soit la qualité du maquilleur », dit-elle.
Salutaire prise de conscience
Un jour, Sara a commencé à comprendre le grand impact que les médias sociaux pourraient avoir sur la santé mentale des jeunes et la formation de leur propre identité. Cette prise de conscience était l’œuvre de son professeur de lettres modernes qui a, un jour, projeté un film documentaire sur la façon dont les médias sociaux manipulent et influencent leurs utilisateurs. « Il n’y a pas si longtemps, j’avais la conviction qu’il revient à tout accro aux médias sociaux de se déconnecter, lorsqu’il se rendait compte qu’il passait beaucoup de temps en ligne. J’avais constamment ce sentiment de culpabilité d’être tout le temps sur mon téléphone. Mais à voir comment les plateformes fonctionnent pour maximiser leur utilisation, je me suis partiellement déculpabilisée », tempère-t-elle.
Meta, la société mère de Facebook et Instagram, a constamment rejeté les « allégations » selon lesquelles ces plateformes mettent les bénéfices avant la sécurité de leurs utilisateurs. « En tant qu’entreprise, nous avons toutes les garanties éthiques et morales pour assurer à un maximum de personnes une utilisation bénéfique de nos applications », a déclaré un porte-parole de Facebook dans un communiqué diffusé par l’entreprise américaine.
Pour Ahmed, étudiant en médecine, le point tournant s’est déclenché grâce à la révélation d’un sociologue. L’ami de son père lui a appris que Meta était au courant du pillage que ses plateformes causent à la santé mentale des jeunes utilisateurs. « Ces entreprises mettent sciemment les jeunes en danger. Les adolescents ont déjà la délicatesse de se regarder et de s’occuper les uns des autres. Et ces plateformes ne font qu’attiser le feu », synthétise Ahmed, en se référant au diagnostic dudit sociologue.
Dans la même optique, Ahmed dit avoir eu la chance de participer à un programme de leadership pour adolescents dans son quartier. Lequel programme consiste à animer des ateliers entre pairs. Ces derniers bénéficient de conseils sur le maintien d’un équilibre sain entre le monde virtuel et la vie réelle. « Nous parlons de la façon dont on peut s’éloigner des réseaux sociaux et établir des limites qui sont vraiment de bons points de départ », dit-il.
Ahmed a non seulement vu des jeunes mettre leurs téléphones de côté pour avoir plus de conversations entre eux donc une meilleure vie sociale, mais il a aussi fait partager à d’autres groupes comment prendre une pause pourrait améliorer leur qualité de vie.
Entre détresse et estime de soi
Cette expérience est soutenue par l’universitaire Fethi Soltane qui indique que plusieurs études cliniques identifient une corrélation similaire entre le temps passé sur les réseaux sociaux et un sentiment accru de détresse. « On a constaté qu’en rompant avec les médias sociaux ou en limitant le temps passé sur certaines plateformes, on est en mesure d’avoir un meilleur sentiment d’estime de soi », rapporte-t-il.
En Tunisie, comme dans d’autres coins de la planète, ces dernières années, Instagram est devenu un kaléidoscope représentant des normes irréalistes et souvent irréalisables en canonisant la beauté féminine. D’ailleurs, en 2019, le New-Yorkais a publié une histoire intitulée « The Age of Instagram Face » qui explore comment les applications de montage comme « Facetune » et les procédures de chirurgie esthétique donnaient lieu à un « visage féminin unique, cyborgien » sur la plateforme de partage de photos.
Pourquoi ne pas se déconnecter ?
Ce n’est pas aussi facile que de dire aux adolescents de se déconnecter complètement. Non seulement les médias sociaux ont été comparés aux drogues si l’on parle dépendance, mais ils sont aussi devenus indissociables de la vie des jeunes, surtout depuis le début de la pandémie Covid 19. Dans ce sens, un récent rapport de l’Académie américaine pour la psychologie des enfants et des adolescents montre que les adolescents étaient en ligne pendant une moyenne de neuf heures par jour. Au cours des deux dernières années, le temps non scolaire des 8-18 ans passé sur les écrans a augmenté de 17 %.
« C’est ce cercle vicieux, où si vous n’avez pas de médias sociaux, vous avez l’impression que vous devriez en avoir. Mais une fois que vous y êtes, vous avez l’impression que vous devriez peut-être vous en sortir », nuance le sociologue Soltane. Et d’ajouter : « La plupart des adolescents sont en ligne dès le réveil jusqu’au soir, quitte à rater l’heure du sommeil», regrette-t-il. Pour lui, « s’ils n’ont pas leur téléphone, ces adolescents ont l’impression d’avoir perdu toute communication avec le monde ».
Les générations précédentes, poursuit l’universitaire, n’ont pas grandi avec les médias sociaux de la même façon et ne saisissent pas non plus le rôle intrinsèque que jouent ces plateformes dans l’influence de l’opinion des jeunes d’eux-mêmes et des autres. « Vous voyez des enfants de l’école primaire, déjà collés sur des iPad regarder YouTube. Ils ont les médias sociaux dès leur plus jeune âge et s’y attachent de plus en plus à mesure qu’ils vieillissent », explique-t-il.
Reste à dire, au demeurant, que les réseaux sociaux, beaucoup plus dangereux que les drogues, altèrent les consciences et étendent le royaume de la pensée conforme. Il incombe, in fine, aux parents et à l’Etat d’identifier les pistes du salut, afin de rationaliser l’usage de ces plateformes de l’hypnose.