Par Hakim Ben HAMMOUDA
Un grand vent de réformes et de mutations est en train de souffler sur l’économie globale sous les pressions des pays du Sud et dans lequel l’Afrique est en train de jouer un rôle central. La question de la réforme du système fiscal global pour faire face aux flux financiers illicites est au centre de la mobilisation des pays africains.
Cette question n’est pas nouvelle dans les revendications africaines, mais acquiert, aujourd’hui, une importance de poids compte tenu des défis économiques du continent et de l’impact sans précédent des chocs globaux dont la guerre en Ukraine et la hausse des prix de l’énergie et des produits agricoles. Dans un contexte marqué par la crise de la dette dans la plupart des pays africains et le risque d’un défaut de paiement, pour un bon nombre d’entre eux, la réforme de la taxation fiscale internationale permettra aux pays africains de faire face aux défis de la stabilisation macroéconomique et de retrouver un espace fiscal leur permettant de relancer la croissance et le développement.
Revendications africaines de réforme du système fiscal global
La question de l’injustice du système fiscal global et son caractère inégal ont été au centre des préoccupations et des revendications des pays africains depuis les indépendances. L’économiste égyptien, Samir Amin, avait fait de cette question l’un des axes du transfert important de la valeur des pays du Sud vers le Centre dans le cadre du développement inégal de l’économie mondiale. Il a évoqué à ce sujet la question des prix du transfert qui sont au centre de cette évasion fiscale. Il s’agit du prix appliqué par les grandes entreprises multinationales dans les transferts internes de produits et qui leur permet de faire ressortir les bénéfices dans les pays à faible fiscalité, voire dans les paradis fiscaux.
Les pays africains ont vécu pendant de longues années, et particulièrement depuis le début des années 70, dans l’ombre d’un système fiscal global qui a ouvert les portes à une grande évasion fiscale au profit des grandes firmes multinationales. Les pays en développement, et particulièrement les pays africains, étaient les grands perdants de ce système fiscal en enregistrant un manque à gagner important au niveau de leurs revenus.
La réforme du système fiscal global sera au centre des revendications des pays africains et particulièrement du mouvement des non-alignés dans sa revendication d’un Nouvel ordre économique international au Sommet d’Alger de 1973.
La responsabilité dans cette évasion n’est pas seulement du ressort des grandes entreprises multinationales, mais, également, aux pays eux-mêmes qui sont entrés dans une grande compétition à l’échelle globale pour attirer les investisseurs étrangers. Parmi les outils de cette compétition, on trouve les politiques fiscales et la guerre qui vise la réduction des taxes appliquées aux entreprises étrangères. Ces politiques ont été à l’origine de la création de zones de production off-shore dans un grand nombre de pays en développement. Ce système a bénéficié à l’époque de l’appui de toutes les organisations internationales et particulièrement de la Banque mondiale et du FMI. Mais ce système fiscal global a suscité un grand nombre de critiques, au cours des dernières années, dans la mesure où il a été à l’origine de guerres fiscales entre pays, notamment au sein de l’espace européen. Les pays africains ont, également, remis en cause son caractère inégal et injuste. Ce système fiscal a été, aussi, à l’origine de beaucoup de critiques de la part des organisations de la société civile. Ces organisations ont demandé la révision de ce système fiscal global afin de permettre aux pays en développement de dégager des revenus et, ainsi, pouvoir financer leurs investissements sociaux. Mais ces critiques et cette mobilisation n’ont pas favorisé une réforme de ce système qui s’est perpétué jusqu’à la grande crise des années 2008 et 2009.
Crise et retour en force de la réforme du système fiscal global dans le débat global
Le changement des politiques des gouvernements sur le système fiscal global va intervenir suite à la grande crise financière de 2008 qui va connaître une augmentation sans précédent de leurs dépenses et de leurs besoins financiers pour sauver le système bancaire et relancer l’économie. A partir de cette date, la lutte contre l’évasion fiscale va devenir une des priorités de la communauté internationale, et plus particulièrement du G7 et du G20.
Ce changement majeur dans les politiques fiscales des pays sera à l’origine de la lutte de la part de la communauté internationale contre les paradis fiscaux. Ensuite, l’intérêt du G7 va se porter sur la fiscalité globale des grandes entreprises multinationales qui contribuent largement à cette évasion fiscale. La communauté internationale a chargé l’Ocde de préparer des propositions concrètes dans ce domaine.
Depuis la crise de 2009, les pays du G20 se sont engagés dans un effort coordonné afin de mettre fin à ces législations qui favorisent l’évasion fiscale des grandes entreprises. C’est dans le cadre de l’Ocde que cette réflexion a été menée et qui a permis au G20 de développer ce qu’on appelle le Beps (Base Erosion and Profit Shifting) ou « Projet sur l’érosion de la base fiscale et le transfert des profits ». Il s’agit d’un projet porté par trois idées essentielles. La première consiste à obliger les grandes multinationales à payer l’impôt dans les pays où les activités économiques sont réalisées. Ce principe permet de mettre fin aux pratiques de transfert ou ce que les experts appellent le «sandwich hollandais » ou le « double irlandais » qui leur permet d’éviter le paiement d’impôt dans les pays à haute fiscalité.
La deuxième idée concerne une plus grande transparence dans les activités des grandes entreprises multinationales. Ainsi, les entreprises qui réalisent plus de 750 millions d’euros de chiffres d’affaires doivent détailler leurs activités pays par pays et ces informations seront partagées entre les différents pays et leurs administrations fiscales. Ainsi, les activités des grandes entreprises seront de plus en plus contrôlées et elles seront obligées d’effectuer leur devoir fiscal.
La troisième idée porte sur une plus grande coordination entre les pays afin de mettre fin à la concurrence fiscale que les grandes firmes multinationales ont su utiliser par le passé pour faire pression sur les pays. De ce fait, les accords fiscaux préférentiels entre certaines firmes et les pays ne seront plus conclus dans une grande opacité et seront examinés au cas par cas, pour mettre fin aux abus et favoriser ainsi une plus grande coopération fiscale entre les pays.
Une proposition a été préparée dans cette perspective dans le cadre du «Base Erosion and Profit Shifting», afin de mettre fin à l’évasion fiscale des grandes multinationales. Mais cette proposition a fait l’objet d’un grand nombre de critiques de la part de la société civile.
C’est aussi dans ce contexte que les pays africains ont entamé une grande mobilisation pour imposer une série de réformes capables de leur permettre de réduite ce transfert illicite vers l’étranger et d’accroître l’espace fiscal afin de financer leur développement.
Au cœur de la mobilisation de l’Afrique
La mobilisation de l’Afrique pour la réforme du système fiscal global et faire face à cette sortie illicite des capitaux est d’autant plus importante que nous disposons aujourd’hui d’études et de travaux qui montrent l’ampleur des pertes du continent. Les pertes annuelles sont aujourd’hui estimées à 88,6 milliards de dollars au cours de la période allant de 2013 à 2015, ce qui représente près de 4% du PIB du continent, soit l’équivalent des rentrées en Afrique de l’aide au développement et des IDE. Au cours de la même période, les pertes du continent au titre des avantages fiscaux sont de 220 milliards de dollars.
Afin de mettre en place cette réforme, l’Afrique a joué un rôle majeur et a été au cœur de la mobilisation internationale pour opérer les réformes nécessaires au système fiscal global et au système financier global. Cette mobilisation a commencé par la déclaration des ministres africains des Finances, du Plan et du Développement économique lors de la réunion de mai 2022, pour les Nations unies afin d’entamer et de prendre en charge les négociations internationales sur la convention globale sur la fiscalité.
La mobilisation africaine a connu une étape supplémentaire en novembre 2022 lorsque le Groupe africain, présidé par le Nigeria, a proposé un projet de résolution intitulé «La promotion d’une coopération fiscale effective et inclusive aux Nations unies».
Suite à la mobilisation du continent, l’Assemblée générale a adopté la résolution 77/244 au mois de décembre 2022, qui met l’accent sur les mêmes principes défendus par le continent sur la nécessité de renforcer la coopération sur les questions fiscales en favorisant un système fiscal effectif et inclusif.
Une nouvelle résolution a été proposée par le Nigeria au nom du groupe africain lors du mois de novembre 2023, et a été adoptée par 125 pays lors du vote par l’Assemblée générale. A partir de là, un comité intergouvernemental a été mis en place et dont le bureau est présidé par l’Egypte afin de préparer les termes de référence d’une convention sur la fiscalité globale. Le continent a joué un rôle majeur et a été le fer de lance dans cette dynamique en faveur de la réforme du système fiscal global. Cette mobilisation a porté ses fruits et a été à l’origine d’une nouvelle dynamique favorable à une fiscalité globale juste et inclusive.
Pistes et recommandations
Certes, l’Afrique a réussi à favoriser une grande mobilisation en faveur d’une réforme du système fiscal global. Mais la route pour l’obtention de cette réforme est encore longue et la bataille sera ardue. Afin de réussir cette dynamique, il est important que cette dernière soit guidée par les principes et les recommandations suivants :
Légitimité : l’établissement de ces nouvelles règles doit se faire de manière ouverte, inclusive et participative
La transparence
Une plus grande coopération internationale
Renforcer l’assistance technique au groupe africain en charge des négociations
Faciliter l’accès aux données à travers la mise en place d’un centre global sur la fiscalité
La gouvernance à travers la création d’un outil intergouvernemental sur les questions fiscales au sein du système des Nations unies
L’intersectionnalité en incluant la réforme du système fiscal global dans un contexte plus global de refonte de l’architecture financière interne.