Crise des docteurs chômeurs : Comment remédier à l’inadéquation entre les formations académiques et les besoins réels du marché du travail ?

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En Tunisie, la quête du savoir et de l’excellence académique est souvent perçue comme une voie privilégiée vers un avenir prospère et stable. Pourtant, pour un nombre croissant de docteurs et doctorants tunisiens, la réalité est tout autre. Malgré des années de dévouement à leurs études et à la recherche, beaucoup se retrouvent confrontés à une situation alarmante et frustrante: un chômage persistant. Ce phénomène, de plus en plus préoccupant, pose des questions cruciales sur les politiques nationales en matière d’enseignement supérieur, dont notamment le système LMD. 

Le dossier des docteurs au chômage refait surface. Mercredi dernier, ils ont observé une nouvelle marche de protestation devant le siège du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique pour dénoncer ce qu’ils appellent une privation d’emploi. La réactivité de la présidence de la République a été immédiate, un convoi de la coordination des docteurs au chômage a été accueilli au Palais de Carthage par l’un des conseillers du Président de la République.

Le soir même, le Chef de l’Etat a appelé à des mesures urgentes au profit de ces docteurs. En effet, le Président Kaïs Saïed a rencontré le mercredi 17 juillet 2024 Moncef Boukthir, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, et Saloua Abassi, ministre de l’Éducation, pour discuter de la réforme du système éducatif tunisien. La réunion a porté sur les résultats scolaires et universitaires, le rapport final de la consultation nationale sur la réforme éducative et le projet de loi pour la création du Conseil supérieur de l’éducation. Le Président a abordé la question des docteurs au chômage, qualifiant leur situation de conséquence désastreuse de choix stratégiques erronés. Il a appelé à élaborer des solutions à court terme pour ouvrir des perspectives à ces diplômés.

Ce lourd dossier qui touche à la réputation de tout le système éducatif et universitaire en Tunisie traîne depuis plusieurs années.

Des milliers de docteurs sont au chômage, alors que chaque année de nouveaux arrivants se retrouvent exposés au même sort, sans qu’il y ait une solution radicale leur permettant de travailler.

Selon des chiffres officiels disponibles mais non actualisés, près de 69% des titulaires de doctorat sont au chômage. Leur principal défaut, la surqualification, dans la mesure où le diplôme de docteur est rarement sollicité lors de l’ouverture de concours dans les établissements publics ou même privés.

Leur seule perspective reste donc l’enseignement supérieur dont les recrutements sont gelés depuis plusieurs années et n’ont repris que cette année, par le biais d’un concours au titre de 2020. Le ministère de l’Enseignement supérieur a annoncé l’ouverture de postes pour recruter près de 929 assistants dans les universités tunisiennes au titre de l’année 2020.

Le ministère envisage également d’ouvrir 1.331 postes dans les universités publiques qui seront pourvus à travers les promotions et répartis sur 283 assistants universitaires, 669 maîtres de conférences et 379 enseignants universitaires.

Les classements des candidats doivent être transparents

Pour la coordination des docteurs au chômage, tant qu’ils ne sont pas «réguliers, transparents et équitables», les concours ne suffisent pas à résoudre ce problème. Elle appelle à une résolution et une régularisation globale de la situation. 

Hatem Ben Jemai, docteur au chômage et principal activiste de la coordination tunisienne des docteurs et doctorants au chômage, appelle à une régularisation totale et définitive de ce dossier. Il précise que les docteurs appellent à la réouverture des sessions de recrutement annuelles interrompues depuis 2015, à cause de la situation économique du pays. Selon lui, les mécanismes de concours doivent être revus sur la base de l’équité et de la transparence. «Depuis 2015, nous avons observé de lourds dépassements dans le recrutement des maîtres-assistants. Des  candidats ont été privilégiés au détriment d’autres et sans indicateurs transparents de classement des candidats. Les docteurs ne font plus confiance aux commissions de recrutement, nous appelons à de nouveaux mécanismes plus transparents», a-t-il expliqué.

Hatem Ben Jemai estime également qu’il est obligatoire d’intégrer tous les enseignants et chercheurs contractuels ou vacataires dans la fonction publique. Interrogé au sujet de l’incapacité du ministère de l’Enseignement supérieur de répondre à ces revendications, compte tenu de la situation financière du pays, notre interlocuteur explique que la coordination avait présenté de nombreuses autres alternatives. «A vrai dire, le recrutement dans l’enseignement supérieur est gelé depuis plusieurs années, sous prétexte de contraintes budgétaires. Or nous avons présenté de nombreuses autres alternatives. Nous avons proposé de recruter les docteurs et les chercheurs dans les ministères et les établissements publics pour des projets de recherche, d’expertise, de formation et d’amélioration du rendement de l’administration tunisienne. Nous avons également appelé à mettre fin au mécanisme de détachement des professeurs de l’enseignement secondaire au ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Donc les solutions existent», explique-t-il à La Presse.

Victimes du régime LMD ?

La crise des docteurs au chômage est symptomatique de l’échec du système LMD (licence, master, doctorat) en Tunisie. Cette élite se dit elle-même victime de choix politiques qui remontent à plusieurs décennies. La réforme LMD, engagée par le ministère de l’Enseignement supérieur, a débuté lors de l’année scolaire 2006-2007. Son objectif ? Créer des parcours de formation souples et efficients, à caractère fondamental et appliqué, offrant aux étudiants des possibilités d’insertion professionnelle et de mobilité internationale. Mais ce régime a montré, selon les experts, plusieurs limites dans la mesure où il a privilégié le nombre de licences et de spécialités au détriment de la qualité et de la rigueur de la formation. Cela a conduit à une saturation du marché de l’emploi face au nombre croissant de diplômés.

Souhaitant garder l’anonymat, un chercheur et expert en enseignement supérieur qui a participé à plusieurs programmes de réforme de l’enseignement supérieur décrypte pour nous ce système. Selon lui, l’internationalisation du système universitaire tunisien en vue d’une compatibilité avec le système européen et notamment français a conduit à des dysfonctionnements structurels.

En effet, il explique que depuis les réformes des années 2000, les universités tunisiennes ont considérablement augmenté le nombre de diplômés de troisième cycle. Si cette expansion visait à doter le pays d’une élite capable de soutenir le développement économique et social, elle a malheureusement conduit à une surproduction de docteurs, selon son analyse.

Impliquer le secteur privé

«Le marché du travail tunisien ne peut pas absorber tous ces diplômés. Les secteurs traditionnels, tels que l’enseignement et la recherche, sont saturés. De plus, le secteur privé ne parvient pas à offrir des opportunités suffisantes pour les docteurs, souvent en raison d’un manque de coordinations et de liens  entre l’industrie et le monde académique. En conséquence, de nombreux docteurs se retrouvent sans emploi, malgré leurs qualifications impressionnantes», a-t-il déploré. Et de poursuivre : «L’une des principales critiques vis-à-vis du régime LMD est le manque de cohérence entre les formations offertes et les besoins réels du marché du travail. Les programmes académiques sont souvent perçus comme trop théoriques et déconnectés des réalités professionnelles. De nombreux diplômés peinent à trouver des emplois correspondant à leur formation. Ce qui alimente le problème du chômage des jeunes diplômés». Notre interlocuteur estime que le régime LMD, avec son approche modulaire et ses crédits transférables, tend à privilégier une standardisation des programmes au détriment de la spécialisation. Cette approche peut limiter la profondeur des connaissances acquises par les étudiants dans des domaines spécifiques. De plus, la structure rigide du LMD peut freiner l’innovation pédagogique et l’adaptation des programmes aux besoins spécifiques de certaines disciplines.

Et de conclure que le chômage des docteurs en Tunisie a des répercussions économiques et sociales profondes. D’un point de vue économique, c’est une perte de ressources humaines précieuses. Les docteurs pourraient apporter des innovations et des solutions aux défis que rencontre la Tunisie, mais leur potentiel reste inexploité. D’un point de vue social, le chômage des docteurs crée un sentiment de frustration et de désillusion parmi les jeunes générations, qui voient leurs efforts et leurs sacrifices académiques récompensés par le chômage.

Des spécialités obsolètes !

Selon des données auxquelles nous avons eu accès, les spécialités qui accusent le plus grand nombre de chômeurs ne sont autres que ceux diplômés des filières comme les sciences expérimentales, la physique, les mathématiques, la chimie et bien d’autres spécialités en sciences humaines, comme l’histoire, la sociologie, mais aussi les langues. 

Selon la coordination en question, il existe jusqu’à 5.000 docteurs chômeurs en Tunisie. Les prévisions tablent sur près de 14 mille pour les années à venir. Ce qui aura pour effet d’aggraver une situation marquée par le gel des recrutements. 

Des propositions avaient été soumises au ministère de l’Enseignement supérieur, portant notamment sur le recrutement de 3.000 docteurs dans l’université publique, dans les laboratoires de recherche du ministère ou encore les laboratoires de recherche des différents départements. Sauf que le ministère avait suggéré, lors de la dernière séance de négociation, d’employer les docteurs sans emploi dans le cadre de contrats de deux ans renouvelables.

Ce blocage persiste dans la mesure où le département de l’Enseignement supérieur pousse vers des projets de loi et d’initiatives législatives pour faciliter le recrutement des docteurs et doctorants chercheurs au sein de l’université publique dans le cadre de contrats à durée déterminée, notamment au sein des universités privées, ce que les différentes coordinations rejettent fermement.

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