La récente panne informatique mondiale a mis en lumière la vulnérabilité des infrastructures numériques, même pour les grands pays, et a ravivé les discussions autour de la souveraineté numérique. Les infrastructures numériques de nombreux pays dépendent largement de technologies et de services fournis par les géants du web, notamment américains (comme Microsoft, Google, Amazon) et chinois (comme Huawei, Alibaba). Cette dépendance crée une vulnérabilité certaine, car les pannes ou les actions unilatérales de ces leaders mondiaux peuvent avoir des répercussions planétaires. Qu’en est-il de la Tunisie ?
A l’ère où le monde est confronté à plusieurs défis et où la technologie s’invite de plus en plus dans notre quotidien, la souveraineté prend plusieurs formes. On ne parle plus uniquement de la souveraineté de la puissance armée, de l’économie, de l’industrie, de l’agriculture ou encore de la culture et de la diplomatie, de nos jours, la souveraineté numérique s’impose.
D’ores et déjà, ce concept contemporain et complexe s’avère crucial pour comprendre le nouvel échiquier mondial régi par l’hégémonie de la technologie. En effet, à l’ère du numérique, la notion de frontière se pose plus que jamais. Les nouvelles technologies n’abolissent pas les frontières, mais participent à la transcendance des frontières humaines vers de nouvelles frontières transversales et imperceptibles.
À mesure qu’Internet devient une composante essentielle de notre quotidien, de nombreux pays et régions cherchent à renforcer leur contrôle sur divers aspects de l’écosystème en ligne. Ces gouvernements élaborent et mettent en place des politiques visant à accroître leur autorité sur le fonctionnement de certaines parties d’Internet et des services numériques au sein de leurs frontières. Le concept de « souveraineté numérique », également désigné sous les termes de « cyber-souveraineté », « souveraineté technologique » ou « souveraineté de l’Internet », est de plus en plus évoqué pour décrire cette évolution. L’exercice de cette souveraineté sur la nature globalisée d’Internet pourrait compromettre son fonctionnement et son utilité pour la communauté internationale.
La Tunisie, à l’instar de nombreux pays, fait face à des défis significatifs dans la quête de cette souveraineté. La dépendance aux technologies étrangères constitue une menace pour la souveraineté numérique. La Tunisie importe la majorité de ses logiciels et infrastructures technologiques. Cette dépendance expose le pays à des risques de surveillance et d’interférence étrangère. Pour renforcer son indépendance, notre pays doit investir davantage dans le développement de solutions locales et encourager l’innovation nationale, s’accordent à dire les observateurs.
Une avancée notable
Malgré ces défis, la Tunisie a réalisé des avancées notables dans le domaine numérique. La création de l’Agence nationale de la sécurité informatique (Ansi) et la mise en place de diverses initiatives gouvernementales témoignent de la volonté du pays de renforcer sa souveraineté numérique. Le programme «Tunisie Digitale 2020» a également jeté les bases d’une transformation numérique ambitieuse, visant à moderniser l’administration et à promouvoir l’économie numérique.
L’une des solutions pour protéger sa souveraineté numérique est de se lancer dans ce qu’on appelle le Cloud souverain. Le cloud computing ou l’informatique en nuage, est une pratique consistant à utiliser des serveurs informatiques à distance, hébergés dans des centres de données connectés à Internet pour stocker, gérer et traiter des données, plutôt qu’un serveur local ou un ordinateur personnel.
C’est dans ce contexte que la société Tunisie Telecom, opérateur national de services de télécommunications, a obtenu, récemment, le label “Fournisseur de services informatiques en nuage national (N-cloud)” qui lui a été délivré par le ministre des Technologies de la communication, Nizar Ben Neji. En effet, dans le cadre de la stratégie digitale nationale 2025, la Tunisie a mis en place une stratégie nationale pour le Cloud, confiant à l’Agence nationale de la cybersécurité l’autorité de labelliser les fournisseurs de services d’hébergement.
Les objectifs escomptés de ce nouveau cadre de qualification est d’encadrer les projets nationaux de “cloudification” et bien valoriser les ressources et les solutions basées sur le Cloud, de garantir la souveraineté numérique et mettre en œuvre sur le marché une offre de Cloud souverain pour bien maîtriser la localisation de l’hébergement et la dépendance technologique, d’étendre d’une manière sécurisée le périmètre du Cloud national et du Cloud gouvernemental et d’améliorer la capacité ainsi que la qualité d’hébergement des applications et des services à l’échelle nationale. C’est une avancée importante pour la Tunisie.
Des risques énormes
Khaled Amami, activiste et coordinateur de la campagne nationale de la souveraineté numérique, explique que le pays est confronté à d’énormes risques sur le plan cybernétique. Pour lui, le concept de souveraineté numérique est assez récent, notamment dans le monde arabe, et doit faire l’objet d’un débat national. « Il s’agit de la capacité d’un pays de protéger ses données et les données de ses citoyens et ses structures, sans montrer des signes de dépendance technologique. Internet demeure sous l’emprise des Etats-Unis, leurs géants du numérique, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), monopolisent la technologie mondiale et utilisent largement les données des utilisateurs », a-t-il expliqué à La Presse, affirmant que la souveraineté nationale passe également par la souveraineté numérique.
Et d’ajouter que cette dépendance technologique met en péril les données utilisées par les structures et les administrations publiques et par conséquent les données sensibles et souveraines. « Les projets et programmes d’ordre technologique réalisés par l’Etat tunisien durant cette dernière décennie renforcent l’hégémonie des géants du numérique et négligent notre souveraineté numérique », a-t-il encore mis en garde.
Selon notre interlocuteur, leur campagne nationale vise à sensibiliser sur l’importance de la culture de souveraineté numérique nationale par le biais de la communication et de la création de clubs pour étudiants et d’une instance nationale de protection de la souveraineté numérique. S’agissant des solutions, Khaled Amami propose de « nationaliser » la technologie utilisée en encourageant les compétences locales et les start-up, mais aussi en utilisant des programmes Open Source.
Sécurité des données
En effet, autant reconnaître que la dépendance aux technologies étrangères constitue une menace pour la souveraineté numérique. La Tunisie importe la majorité de ses logiciels et infrastructures technologiques. Cette dépendance expose le pays à des risques d’intrusion étrangère. Pour renforcer son indépendance, la Tunisie doit investir, donc, dans le développement de solutions locales et encourager l’innovation nationale.
Dans ce sens, la protection des données personnelles et institutionnelles est cruciale pour la souveraineté numérique. En Tunisie, malgré l’adoption de la loi sur la protection des données personnelles (loi n° 2004-63), les cyberattaques et les violations de données restent fréquentes. La cybersécurité est donc un enjeu de taille, nécessitant des investissements importants et réguliers en technologies de pointe et en formation des experts.
Consulté à cet effet, Chawki Gaddes, ancien président de l’Instance nationale de la protection des données personnelles, estime que le cadre juridique de la protection des données personnelles est évolutif, tout en mettant l’accent sur l’installation de la protection des données personnelles qui n’est entre autres qu’une question de culture. « Il faut commencer par expliquer aux gens, a-t-il préconisé, l’importance de ces concepts, notamment la protection des données personnelles. Nous devons veiller à mettre en œuvre les projets numériques qui permettent d’apporter plus d’efficacité à l’action des structures publiques en lien avec la protection des données personnelles en vue de protéger davantage notre souveraineté », a-t-il conclu.