Bien avant l’«Inauguration Day» (journée d’investiture), prévue le 20 janvier 2025, la date qui marque le début officiel du mandat présidentiel de Donald Trump pour quatre ans, tout porte à croire que la diplomatie internationale est désormais rompue à la géopolitique des «deals» (arrangements entre deux parties) si chère au futur locataire de la Maison-Blanche. Et la précipitation de la chute de Damas entre les mains du groupe islamiste radical Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et de ses alliés est probablement la preuve de cette nouvelle donne de la géopolitique dans la région Mena (Afrique du Nord et Moyen-Orient).
Si plusieurs observateurs demeurent pantois devant la facilité avec laquelle les rebelles syriens ont investi les grandes villes de la Syrie (Hama, Alep, Homs et Damas), les unes après les autres, comme un canif dans du beurre (sans rencontrer de résistance de la part des forces armées régulières), d’autres privilégient l’hypothèse d’un «deal» conclu entre la Russie et la Turquie sous les auspices du Qatar en marge du Forum de Doha.
En effet, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a rencontré, samedi dernier (la veille de la chute du régime de Bachar al-Assad), ses homologues russe (Serguei Lavrov) et iranien (Abbas Araghchi), à Doha, pour tenter de trouver une issue aux combats renouvelés en Syrie et éviter le chaos, notamment sur les frontières syro-turques. Si la République islamique d’Iran semble avoir été mise devant le fait accompli et de facto mise à l’écart, les deux autres partenaires du processus d’Astana (depuis 2017) semblent avoir mené les manœuvres pour sceller le sort du régime syrien et offrir une porte de sortie au clan Assad, tout en évitant un bain de sang inutile.
D’un côté, le Kremlin, allié de longue date de la république arabe syrienne et protecteur de la dynastie des Assad, et de l’autre Ankara, qui soutient et arme les insurgés, dits «pro-turcs», dans le Nord de la Syrie — membres de la coalition rebelle dirigée par Abou Mohammed al-Joulani (chef du HTC) — semblent avoir conclu un accord pour mettre fin à plus d’un demi-siècle de règne sans partage de la famille Assad sur la Syrie.
Et il faut dire que les arguments des Turcs, pour ne pas dire les cartes de pression sur la Russie, sont multiples. Tout le monde sait que depuis le début de la guerre en Ukraine, Ankara a ménagé Moscou, en refusant d’appliquer les sanctions occidentales contre la Russie.
D’ailleurs, la Turquie est devenue un haut lieu du contournement des sanctions occidentales. Le gouvernement turc peut ainsi acheter le pétrole et le gaz russes à des prix très bas et avec une partie payée en roubles, sans oublier le charbon du Donbass.
De l’autre les ports turcs servent aussi à réexporter vers la Russie des biens essentiels pour son effort de guerre.
Il est à rappeler aussi que Ankara tient les rênes du trafic maritime de la mer Noire à travers les détroits du Bosphore et des Dardanelles, qui sont turcs depuis la Convention de Montreux signée en 1936. En vertu de ce traité international, la Turquie seule décide qui peut entrer en mer Noire, ou en sortir. Un pouvoir stratégique, en ces temps de guerre.
En novembre 2023, le chef des forces navales turques a déclaré que la Turquie ne veut «ni de l’Otan ni des États-Unis en mer Noire». Et le 2 janvier 2024, les autorités turques ont refusé le passage à deux dragueurs de mines que le Royaume-Uni avait offerts à l’Ukraine. Le pouvoir turc a justifié cette décision pour «éviter une escalade». Certes, la Turquie cherche à prendre ses distances avec l’Occident pour s’ériger en puissance régionale, et la guerre en Ukraine lui offre des opportunités supplémentaires pour cela.
Du côté russe, l’«opération spéciale» en Ukraine semble avoir monopolisé toutes les ressources militaires et financières du Kremlin et fait que le soutien de Poutine à son allié Assad devient moins efficace qu’en 2015, surtout avec l’affaiblissement de l’Iran et les coups durs essuyés par le Hezbollah dans sa guerre avec l’entité sioniste. Une réflexion soutenue par Donald Trump qui a déclaré récemment que «la Russie et l’Iran sont actuellement affaiblis, l’une à cause de l’Ukraine et d’une mauvaise économie, l’autre à cause d’Israël».
Et tout porte à croire que Moscou semble déjà être passé dans «l’après-Assad». La grande préoccupation actuellement de Vladimir Poutine n’est autre que l’avenir de ses bases militaires en Syrie, desquelles dépend toute son influence en Afrique, notamment la base aérienne de Hmeimin et la base navale de Tartous (deux implantations stratégiques pour Moscou). Si la Russie semble les avoir sécurisées pour l’instant, leur avenir est incertain et va faire l’objet de discussions, dit le pouvoir russe qui reste très discret sur leur devenir.
Juste pour information, les forces armées russes comptaient «21 bases militaires» et «93 postes d’observation» déployés en Syrie à l’été 2024, selon le cercle de réflexion «Jusoor», proche de l’opposition à Bachar Al-Assad et basé à Istanbul. Les «trois quarts de ces points de déploiement se situaient dans la zone sous contrôle gouvernemental» et «24 autres se trouvaient dans le Nord, en zone sous contrôle kurde». La chaîne CNN Türk affirmait, le 9 décembre, que «Moscou avait demandé l’aide d’Ankara pour évacuer ses troupes au sol» qui étaient dans de petites bases, souvent loin de Damas. Il semble qu’un «deal» ait pu être trouvé en collaboration avec Ankara pour les sortir de là.
D’ailleurs, Bachar al-Assad et sa famille à peine exfiltrés vers Moscou — la Turquie aurait sans aucun doute inclus l’autorisation du survol de son espace aérien par l’avion des Assad dans son «deal» conclu avec les Russes — et les rebelles étaient à peine entrés dans Damas, que le Kremlin a tout de suite annoncé des discussions avec les nouvelles autorités syriennes pour s’assurer de garanties de sécurité qui lui avaient été données concernant ses bases militaires.
Parallèlement, si Donald Trump refuse que les États-Unis se mêlent du «regime change» opéré en Syrie, le président américain élu n’a pas hésité à faire le lien entre la guerre en Ukraine et les évènements syriens.
«Assad n’est plus là. Son protecteur, la Russie, dirigée par Vladimir Poutine, ne souhaitait plus le protéger». Selon lui, la Russie «a perdu tout intérêt pour la Syrie à cause de l’Ukraine, dans une guerre qui n’aurait jamais dû commencer et qui pourrait durer éternellement».
Trump avait promis à ses électeurs qu’il arrêterait la guerre en Ukraine avant même de s’installer dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, le 20 janvier. Il avait fait savoir que 24 heures lui suffiraient pour convaincre Poutine de cesser le combat et pour contraindre Kiev à oublier ses ambitions de reconquête de ses territoires perdus.
Et il n’est pas à exclure qu’après quelques contacts indirects ou directs avec les Russes au plus haut niveau, y compris sans doute le président Vladimir Poutine, et des briefings circonstanciés des responsables américains de la sécurité (les anciens et ceux qu’il vient de nommer) que le futur 47e président des États-Unis puisse avoir conclu un «deal» avec le maître du Kremlin : abandonner la République arabe syrienne et sacrifier son alliance avec le régime de Bachar al-Assad pour entériner les gains territoriaux russes en Ukraine et mettre fin à la guerre.
Après tout, en tant que fidèle allié et grand soutien de l’entité sioniste, Trump ne peut que se réjouir de la chute du régime de Bachar al-Assad du moment que la Syrie sous la botte du régime baasiste a toujours été considérée par Tel-Aviv comme étant la courroie de transmission et le corridor logistique — en termes d’armement — entre l’Iran et le Hezbollah, comme en témoignent les centaines de frappes aériennes de l’aviation sionistes sur le territoire syrien, ces derniers mois — à l’image du bombardement du consulat iranien à Damas le 1er avril dernier ou l’assassinat de plusieurs haut gradés du corps des Gardiens de la révolution islamique (Cgri), notamment ceux de l’unité d’élite de la Force Al-Qods — et jusqu’à nos jours, contre des installations militaires de l’armée arabe syrienne et de milices pro-Téhéran.
Assurément, la chute de Damas entre les mains des islamistes et de leurs alliés pro-Turcs augure une nouvelle ère pour les rapports de force dans le Moyen-Orient avec une plus grande influence de la Turquie et du Qatar (vu la proximité des desseins avoués ou non d’Ankara et de Doha avec les nouveaux maîtres de Damas), réduisant davantage l’influence de l’Iran vu l’affaiblissement de ses principaux proxys (le Hamas et le Hezbollah) et les pressions qui seront exercées par l’administration Trump sur le régime des mollahs, et annonce un changement de paradigme dans les relations internationales basé sur la politique des arrangements. Bienvenue dans la géopolitique des «deals».