Expert en énergie, mais aussi grand observateur de la vie politique et auteur de considérables essais portant sur les réformes de plusieurs secteurs, Imed Dérouiche ne cesse également de développer des idées et des suggestions relatives à la réforme de tout le système politique et de gouvernance en Tunisie. Titulaire de plusieurs diplômes en géophysique, en management et en sciences de la terre au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et même au Japon, notre interlocuteur est aujourd’hui connu comme étant un expert-consultant en énergie, notamment en ce qui concerne les énergies fossiles. Dirigeant actuellement une société de consulting en énergie fossile, il a accumulé de grandes et importantes expériences professionnelles en Tunisie comme à l’étranger, a occupé le poste de directeur général de Petrofac, compagnie pétrolière basée en Tunisie. Imed Derouiche a également assumé des responsabilités au sein de plusieurs autres multinationales pétrolières dont l’activité est basée en Tunisie. Il y a deux ans, il a lancé la plateforme électronique Senior Intérim, la première du genre en Tunisie, pour exploiter et faire valoriser les compétences des retraités tunisiens, dans l’objectif de leur faciliter l’accès à des opportunités professionnelles après leur départ à la retraite. Cet expert en énergie, mais aussi grand observateur de la vie politique, revient sur tous ces sujets et d’autres. Des réformes économiques qu’il faut opérer, à l’actuelle conjoncture politique, en passant bien évidemment par le secteur énergétique et les énergies renouvelables, il s’est exprimé en toute franchise. Interview.
Vous êtes expert en énergie, mais aussi particulièrement intéressé par la vie politique. Fait qui explique que vous ne ratez aucune occasion pour présenter votre propre vision compte tenu des réformes économiques et sociales que les décideurs et responsables gouvernementaux doivent aujourd’hui opérer. Comment suivez-vous l’actuelle conjoncture politique en Tunisie ?
Commençant par l’actualité, je pense que le processus de formation du gouvernement a été piégé par l’actuel système politique, c’est-à-dire le régime semi-parlementaire en lui-même. Le parti vainqueur des élections, ne bénéficiant pas d’une majorité parlementaire, est obligé de faire coalition avec d’autres partis politiques. C’est aussi pour ce fait qu’on trouve un parti, qui a consacré sa campagne électorale à attaquer son adversaire, obligé, après, de lui tendre la main pour faire coalition. Donc c’est une imposture qui rend la formation du gouvernement difficile et parfois conflictuelle. Je pense qu’il s’agira d’une difficile période de transition en dépit du fait que le gouvernement proposé contient de bons CV. Force de constater aussi qu’il y aura de problèmes de liens et d’entente entre les membres du gouvernement, car je pense qu’ils ne se connaissent même pas».
Tout d’abord, pensez-vous que ce gouvernement obtiendra la confiance du Parlement?
A mon avis oui. Je pense qu’il y aura un accord, un compromis politique, pour voter le gouvernement dans un seul objectif : assurer une stabilité politique pour passer à un autre gouvernement et lui donner l’opportunité de commencer à travailler et gérer les problèmes économiques.
Mais le gouvernement va travailler face à une opposition féroce, n’est-ce pas ?
En fait, c’est bien d’avoir au Parlement une opposition puissante, car elle remet sur les rails le train du travail gouvernemental. Mais en contrepartie, oui, l’exercice du nouveau gouvernement face à une telle opposition sera périlleux. D’ailleurs, le plus grand challenge auquel sera confronté le nouveau gouvernement est de pouvoir faire passer les lois.
Comment évaluez-vous toute l’actuelle transition politique à l’issue des récentes élections ?
Face à des indicateurs économiques délicats et à la lumière d’une production qui est à l’arrêt, 2020 sera l’année de tous les défis. Je pense que nous avons engagé une période de transition politique, largement liée à la situation économique, qui s’annonce difficile. Si on parvient à sauvegarder les mêmes indicateurs vers la fin de l’année, je pense que le prochain gouvernement aurait réussi sa mission.
Nous savons que vous avez toujours présenté votre vision pour réformer le secteur économique en Tunisie. Face à cette situation que vous jugez difficile, quelles solutions proposez-vous ?
Je pense que nous avons besoin d’une nouvelle vision, voire une nouvelle philosophie de l’Etat qui commence par la loi de finances. Malheureusement, on continue à faire exactement la même chose et nous nous attendons à des résultats différents, c’est insensé. La loi de finances est devenue un simple document à deux colonnes qui ne prend pas en considération ni la nouvelle conjoncture économique du pays, ni le nouvel esprit économique à l’échelle mondiale, sans aucune philosophie. Le monde avance, la technologique avance, mais la loi de finances est stéréotypée. La première chose qui m’interpelle c’est la pression fiscale que les Tunisiens subissent, et ce, dans un seul objectif, améliorer la récupération fiscale au détriment de la dynamique économique. C’est une vision unidimensionnelle, matraquer les gens pour récupérer plus d’argent. Continuer avec cette pression fiscale estimée à 32% est une imposture qui inhibe la relance de l’économie. Dans ce sens, je suggère de réduire l’impôt à 15% pour tout le monde mais augmenter l’assiette de l’impôt. Au lieu d’avoir un million de Tunisiens qui payent, on aura deux millions. Il faut augmenter l’impôt par le nombre de contribuables mais en réduisant le taux d’imposition. Et c’est à cause de cette pression fiscale qu’on enregistre des irrégularités au niveau du règlement des charges et cotisations sociales dans le secteur privé. C’est en tout cas ce qui explique que 60% des retraités du secteur privé touchent en dessous du Smig, c’est honteux ! Moi je propose, à cet effet, la normalisation de la pension de retraite minimale avec le Smig. Cela va coûter environ 270 millions de dinars, ce n’est pas un problème car cet argent servira à faire augmenter la consommation et à dynamiser l’économie.
Il faut attaquer également le secteur parallèle. Vous savez que 80% du parallèle est légal, le médecin, le coiffeur, l’épicier, les kiosques, ils ne payent rien, c’est un régime forfaitaire qui est injuste. Pour contrôler la fiscalité de ces métiers qui sont parfois mal structurés, j’ai appelé à mettre en place un système de portage salarial. C’est-à-dire une nouvelle forme d’emploi à mi-chemin entre entrepreneur et salarié, qui permet de développer une activité professionnelle indépendante, tout en conservant la couverture sociale d’un salarié classique. Ainsi, la société de portage salarial prend en charge 100% de vos démarches administratives, y compris la déclaration d’impôt. Ça pourrait être une solution pour résoudre le dilemme du secteur parallèle et de l’évasion fiscale en Tunisie. Je pense qu’en Tunisie, après neuf ans de la révolution, il y a un manque de courage politique et une absence de la prise de décision qui porte notamment sur les réformes nécessaires pour dynamiser l’économie nationale.
Mais le taux de pression fiscale assez élevé sert également à faire face au taux d’endettement dont souffre le pays.
Le volume de la dette d’élève aujourd’hui à 86 milliards de dinars dont presque 59 milliards de dinars de dette extérieure, ce qui correspond à environ 20 milliards de dollars. Chaque année, à partir de 2020, la Tunisie est appelée à rembourser 10 milliards de dinars. Déjà nous démarrons l’année courante avec 10 milliards de dinars à rembourser. Malheureusement en Tunisie, on s’endette pour payer nos dettes, c’est une cavalerie. Le constat s’explique par la simple réalité que l’économie tunisienne ne produit pas, ne génère pas des revenus. Je pense que tout passe par la loi de finances, il faut raisonner autrement, fixer un taux de croissance à atteindre et déployer tous les efforts et prendre toutes les mesures nécessaires à travers cette loi pour y parvenir. Qu’est-ce qui nous prive de faire 5% ou 6% de taux de croissance. Il y a des barrières légales et juridiques et procédurales qu’il faut supprimer. Nous avons besoin seulement de quatre ou cinq mesures révolutionnaires et on pourra atteindre les cinq points de croissance.
Continuer à payer la dette ne sert à rien, il faut voir d’autres modalités pour le faire. Je propose dans ce sens de se diriger vers les créanciers de l’Etat tunisien, les bailleurs de fonds, et leur proposer de nouveaux fonds financiers pour lancer de mégaprojets d’Etat et les bénéfices que généreront ces projets serviront à payer ces créanciers, c’est le rôle de la diplomatie économique qu’il faut promouvoir. De la sorte on fera face également au taux de chômage élevé.
La Tunisie fait également face au fléau de la corruption qui touche pratiquement à tous les secteurs. Par où doit-on commencer ?
La corruption n’est pas un problème propre à la Tunisie. Je pense que la lutte contre la corruption passera forcément par l’éducation. Tout d’abord, nous devons faire apprendre aux jeunes générations qu’est-ce que la corruption, car il s’agit de toute une culture. Nous devons aussi lutter contre la corruption en réformant la grille des salaires en Tunisie qui est, à mon sens, la première source de corruption. Je ne dis pas qu’il faut augmenter les salaires, mais plutôt revoir toute la grille. Il y a certains secteurs où en augmentant les salaires l’Etat gagnera autrement.
Pour ce qui est des mesures urgentes, il faut supprimer définitivement toute sorte d’autorisation en Tunisie, car ces autorisations sont une des plus grandes sources de corruption. Il faut remplacer ces autorisations par des cahiers des charges. Il est également plus qu’urgent de digitaliser l’administration tunisienne, il n’est pas question qu’en 2020 nous réclamons toujours des légalisations des documents personnels. Il faut revoir également le code de change, nous continuons à appliquer des dispositions légales développées depuis les années 1970.
Nous arrivons maintenant à votre spécialité, vous êtes expert en énergie et diplômé en ingénierie géophysique au Japon. Actuellement, le déficit énergétique a atteint les 52%. Quelles sont les solutions à proposer ?
En toute simplicité, augmenter la production en différentes énergies et en diminuer la consommation. Il faut des décisions urgentes pour augmenter la production. Nous avons des gisements en mer que nous devons exploiter et prendre le courage de les développer, mais ce sont des projets extrêmement coûteux. Il faut aussi se pencher également sur le secteur des énergies renouvelables. C’est un secteur à développer et, à mon avis, il faut ouvrir le dossier des contrats qui ont été élaborés dans le carde des appels d’offres portant sur ce secteur, car il y a un manque de transparence à ce niveau. Mais en dépit de ce constat je reste optimiste, car les solutions existent et il ne manque que la volonté politique, en donnant la chance aux jeunes des régions intérieures du pays de se lancer dans des projets de ce genre ! Moi, j’ai proposé un projet que j’ai nommé 1 mégawatt d’électricité pour les jeunes. C’est assez simple : développer des structures à l’intérieur du pays dédiées uniquement aux jeunes qui vont produire une électricité à énergies renouvelables et qui vont pouvoir la vendre ensuite à la Steg. Ceci leur permettra d’acquérir une certaine autonomie financière et servira à l’Etat comme un moyen de combattre le chômage, notamment dans ces régions. D’ailleurs, l’Etat a projeté de produire 5 mille mégawatts d’électricité à énergies renouvelables d’ici 2030, si on donne seulement un millier de mégawatts aux jeunes on aura créé jusqu’à 100 mille nouveaux postes d’emploi. J’ai toujours défendu l’idée et l’approche selon lesquelles l’Etat est appelé à dissoudre sa dette dans des projets principalement énergétiques.
Justement, quels sont les dossiers prioritaires sur lesquels doit se pencher le prochain ministre de l’Energie?
Il doit impérativement relancer l’exploration. Il faut encourager les investissements portant sur les forages. Il faut aussi auditer comme je l’ai dit, tous les appels d’offres portant sur les projets des énergies renouvelables en Tunisie. Il doit également lancer la production du champ Nawara, qui, contrairement à ce qu’on a annoncé, n’est pas entré en exploitation, car il y a de grands problèmes techniques. Pourtant, le rendement de ce champ de gaz est comptabilisé dans la loi de finances 2018 et 2019, or il n’est même pas entré en production.
Le gaz de schiste représente-il une opportunité pour la Tunisie. Présente-il des risques pour la santé humaine ?
Aux Etats-Unis, il y a environ 40 mille puits de gaz de schiste, même dans des lieux d’habitations, il n y a aucun risque pour la santé, ni sur les ressources en eau. En Tunisie, il s’agit de réserves qui existent dans l’extrême sud tunisien dans des zones désertes non habitées. Il faut aller jusqu’au bout des tests et de l’exploration, c’est une opportunité, pour sauver la Tunisie. En tout cas, notre voisin algérien a commencé à le faire.
L’introduction des voitures électriques est-elle une solution pour faire face au déficit énergétique ?
Ça été introduit par l’ancien ministre de l’Energie Khaled Kaddour dans le cadre d’un projet pilote. Pour être honnête, je dirais que ce genre de véhicules fonctionne avec l’électricité qui est, en Tunisie, produite par l’énergie pétrolière. Je pense qu’aujourd’hui il faut se pencher plutôt sur l’introduction des véhicules qui fonctionnent avec des moteurs à hydrogène. On peut commencer avec le parc du transport public pour l’essayer. C’est cher oui mais c’est extrêmement utile et bénéfique pour l’économie nationale et pour faire face au gaspillage de l’énergie. On peut se donner une période de dix ans pour introduire cette énergie, notamment pour le transport public et en commun, mais il faut agir aujourd’hui pour être précurseur dans ce domaine.
Est-il vrai que le secteur pétrolier manque de transparence en Tunisie ?
Je pense que c’est insensé, je réfute toutes ces accusations, même si il faut dire que certains contrats peuvent être revus. On ne peut pas réévaluer des décisions et des contrats qui datent de plusieurs dizaines d’années. Il faut voir le contexte dans lequel ces contrats ont été signés. Cela n’empêche que certains contrats pétroliers en Tunisie soulèvent des interrogations. Mais je dirais que 9 sur 10 contrats sont réguliers et transparents.