Depuis 2011, il ne se passe pas une année en Tunisie sans que le pays ne connaisse une crise politique majeure. Du blocage politique de 2013 qui a pris fin avec le changement du gouvernement de Ali Larayadh à la crise politique de 2018 qui a fini avec la faillite de l’accord de Carthage II, passant par les différents bouleversements politiques interminables qui ont sévi dans tout le paysage politique post-révolution, déstabilisant pratiquement tous les gouvernements qui se sont succédé ces dernières années, le triste constat est toujours de mise. Neuf ans après la révolution, le pays est toujours en proie à une situation politique déstabilisée. Pire encore, une crise inédite s’est emparée de la scène politique après la chute du gouvernement Habib Jemli au Parlement, une première historique en Tunisie.
Sept chefs de gouvernement se sont succédé depuis les événements de 2011, 10 gouvernements ont été mis en place et un grand nombre de ministres, de secrétaires d’Etat et de députés ont assumé des responsabilités au sein du paysage politique post-révolution, mais les Tunisiens ne se sont jamais montrés, en aucun moment, optimistes et satisfaits du rendement de toute la classe politique. Et pour cause, des crises politiques récurrentes, et des différends et des conflits politiques interminables qui ont mis à mal non seulement la situation politique, mais aussi socioéconomique du pays.
A vrai dire, la transition politique en Tunisie s’avère le talon d’Achille de la transition économique et démocratique. Si les analystes et les observateurs justifient et expliquent le constat souvent par le manque d’une culture de la diversité politique en Tunisie ou par le faible rendement de toute la classe politique née après la révolution, certains vont jusqu’à dire que la crise existe bien au cœur des partis politiques eux-mêmes. C’est en tout cas ce qui explique la disparition d’un grand nombre de partis politiques, notamment sous l’effet de conflits internes.
A quoi est due cette situation de déstabilisation politique interminable ? Comment expliquer le fait que la Tunisie, neuf ans après la révolution, soit toujours confrontée à des crises qui divisent la classe politique? Quel reproche peut-on faire à l’actuel paysage politique qui, neuf après, devait retrouver ses repères et son équilibre ?
«C’est un signe de santé», disent les politiciens. Le fait de voir des conflits et des crises politiques s’emparer du paysage politique post-évolution est un bon indicateur pour la mise en place d’un véritable régime démocratique immunisé contre toute menace. Mais ce qui est inadmissible, répondent les observateurs, c’est que la scène politique tunisienne semble tourner en rond, d’autant plus que les mêmes problèmes et dilemmes politiques frappent toujours le contexte politique dans lequel évolue cette démocratie naissante.
Crise de confiance et conflit de légitimité
Car en effet, avec du recul, on s’aperçoit qu’en Tunisie, pratiquement toutes les crises politiques résultent d’une situation de manque ou même de l’absence de confiance entre les différentes composantes de la vie politique. A quelques exceptions près, les acteurs politiques, à défaut d’entente et de consensus, finissent toujours par diverger considérablement même au sein des mêmes structures politiques. Inutile de citer des exemples connus de tous, ce qui a provoqué une profonde crise de confiance généralisée dans le paysage politique. Force est de constater que seul l’esprit de consensus a contribué à mettre fin à ces divergences ayant parfois mis en péril toute la situation sociale, économique et même sécuritaire dans le pays.
Alors que la situation de déstabilisation politique se poursuit neuf ans après la révolution, certains observateurs reviennent aux sources et aux origines de ce soulèvement populaire pour expliquer ce constat. Cette absence de leadership du mouvement révolutionnaire contribue, expliquent-ils, à alimenter tout au long du processus de transition politique et démocratique une sorte de concurrence de légitimités entre différents acteurs politiques, chacun se prochamant dépositaire de la volonté populaire et l’incarnation de l’esprit révolutionnaire. C’est pour cela que l’actuel processus de formation du gouvernement est marqué par un discours qui contribue à créer une tension entre courants révolutionnaires et forces antirévolutionnaires.
Il s’agit dans ce cas d’une crise identitaire qui ne cesse de s’emparer de ce paysage politique. Ainsi, les acteurs politiques impliqués dans le processus de transition n’auront de cesse de s’accuser mutuellement de vouloir trahir la volonté populaire et les valeurs, principes et références révolutionnaires et de ne pas être représentatif du peuple et de sa volonté. Mais l’actuelle situation économique et régionale n’implique-t-elle pas une prise de conscience collective de la part de toute la classe politique pour réorganiser les priorités de ce pays ? Faut-il encore sombrer dans des conflits politiques identitaires alors que nous avons cru que le temps de la bipolarisation idéologique était révolu ?
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
L’injustice de la situation de Mohamed Bouazizi qui avait réveillé, en 2011, un mouvement révolutionnaire au sein de la population tunisienne qui mena à la chute du tout-puissant régime de Ben Ali, a entraîné tout un long processus de transition politique et démocratique. Neuf ans plus tard, alors que la Tunisie donne l’impression de vivre sereinement sa transition démocratique, après avoir vécu quelques années de turbulences, une analyse plus poussée de la situation révèle assez rapidement les failles politiques de la jeune démocratie et les risques auxquels elle doit aujourd’hui faire face. Après presque une décennie de ce soulèvement populaire, où en sommes nous aujourd’hui ?
En effet, même si la Tunisie est, visiblement, épargnée par grands bouleversements politiques, la réalité des choses prouve le contraire, dans la mesure où neuf ans après cet évènement majeur dans l’histoire du pays, la Tunisie se trouve dans une situation politique inédite et extrêmement fragile. C’est une première historique dans cette jeune démocratie quand un gouvernement échoue à obtenir la confiance du Parlement. En effet, récemment, le chef du gouvernement désigné Habib Jemli n’a pas pu convaincre les députés, qui ont massivement voté contre son gouvernement, de l’indépendance de la formation gouvernementale qu’il a proposée.
Déjà contesté par tous, Jemli s’est aventuré à défier un Parlement tendu, fractionné et hétérogène, ce qui lui a coûté un échec cuisant et inédit. Neuf ans après la révolution, le pays se trouve coincé dans un labyrinthe politique alors qu’il fait déjà face à une conjoncture sécuritaire régionale compliquée. A qui peut-on reprocher cette situation de déstabilisation politique chronique ? N’est-il pas temps aujourd’hui de reconnaitre et admettre l’échec de toute la classe politique qui s’est emparée du paysage politique après la révolution ? Ou s’agit-il d’une défaillance au niveau du code électoral et de tous les dispositifs et mécanismes réglementant la vie politique ?
En tout cas, si les maux politiques de la Tunisie sont persistants, c’est que toute la classe politique a échoué à trouver les équilibres et l’entente politiques nécessaires pour sauver le pays et l’immuniser contre toute menace sécuritaire, et a failli à incarner la volonté du peuple et à répondre à ses attentes et aspirations.