Comme nous l’avons montré les deux semaines précédentes, l’herméneutique philosophique de Paul Ricœur est une herméneutique critique. Critique, elle l’est d’abord parce qu’elle intègre dans son approche des textes une «critique des idéologies», laquelle critique puise ses outils dans la philosophie du soupçon, avec son triptyque Nietzsche-Marx-Freud. Et elle l’est ensuite parce qu’elle revient à une forme de méthode, qui conjure le risque du subjectivisme grâce à une «distanciation» qui fait place à une analyse structurale du texte à interpréter, aussi bien au niveau du discours qu’au niveau de l’œuvre.
Cette vocation critique n’empêche cependant pas Ricœur d’accorder une importance centrale à l’imagination. Voilà en effet ce qu’il écrit à la fin d’une étude intitulée Herméneutique philosophique et herméneutique biblique : «Variations imaginatives, jeu, métamorphose — toutes ces expressions cherchent à cerner un phénomène fondamental, à savoir que c’est dans l’imagination que d’abord se forme en moi l’être nouveau […]. L’imagination est cette dimension de la subjectivité qui répond au texte comme Poème». Notons ici la majuscule mise au mot poème, qui est aussi souligné !
Toute la démarche critique vise, en quelque sorte, à libérer l’imagination face au texte. C’est par l’imagination, et en elle, que le texte devient cette «proposition de monde» que nous avons évoquée la dernière fois et dont nous disions qu’elle est ce par quoi l’interprète se comprend lui-même face à l’œuvre.
Ce point appelle une première remarque à l’adresse de beaucoup d’entre nous qui persistent à voir en Spinoza l’unique référence possible quand il s’agit de lecture critique de textes sacrés. Il faut donc rappeler ici qu’il existe une herméneutique critique moderne qui, contre Spinoza, accorde à l’imagination un rôle essentiel.
Bien entendu, cette remarque voudrait pointer une certaine tendance chez nous à se tourner vers la tradition herméneutique occidentale pour agir sur nos propres coutumes en matière de lecture des textes religieux : s’il faut puiser dans cette tradition, qu’on le fasse en prenant en compte la «diversité de l’offre» !
D’autre part, et puisqu’on en est au rapprochement avec l’islam, il peut être utile de faire observer que l’insistance de Ricœur sur la fécondité de la réponse au texte «comme Poème», dans une réflexion où il est question d’herméneutique biblique, laisse suggérer une position qui heurte une orthodoxie musulmane concernant le statut du Coran comme non-poème. Cette orthodoxie s’appuie sur des versets où il est explicitement déclaré que la révélation coranique n’est pas de la poésie. La question est de savoir si cela constitue un obstacle insurmontable à une lecture où l’imagination de l’interprète pourrait être libérée face, non pas peut-être au «texte comme Poème», mais au texte «comme s’il s’agissait d’un poème». Nous reviendrons ultérieurement sur cette seconde remarque.
Une incertitude irréductible
Une troisième remarque nous est suggérée par Ricœur lui-même dans le texte que nous avons cité, où il rapproche la notion de jeu de celle d’imagination : face à la «chose du texte», le jeu, dit-il, ouvre à l’ego des possibilités de métamorphose. Or cette notion de jeu est présente chez Gadamer, et Ricœur le rappelle : «on peut recourir à une autre analogie que Gadamer lui-même aime développer, l’analogie du «jeu»…»! Ce qui signifie que, par-delà la différence entre «voie longue» et «voie courte», par laquelle Ricœur entend se démarquer aussi bien de Gadamer que de Heidegger, son herméneutique critique ne manque pas de comporter des similitudes sur des points essentiels… Ce à quoi on pourrait d’ailleurs ajouter que le thème du poème est également omniprésent chez les tenants de la «voie courte». Nous l’avons fortement souligné à propos de Heidegger quand nous avons évoqué sa relation privilégiée à Friedrich Hölderlin, en tant que poète par qui se dit «le poème de l’Être», et quand nous avons attiré l’attention sur le fait que, de tournant en tournant, Heidegger concevait finalement son travail herméneutique comme déchiffrement, ou plutôt comme écoute de la parole du poème. Nous pouvons maintenant ajouter qu’il existe aussi chez Gadamer une relation privilégiée avec un poète, à savoir Paul Celan, et que cette relation privilégiée a donné lieu à la fois à des publications et à un dialogue dont on peut affirmer qu’il a valeur de référence du point de vue de la démarche gadamérienne.
La voie courte renvoie à l’herméneutique qui ne fait pas le détour par le texte écrit pour trouver du sens. Elle réduit le mode d’interprétation de tout texte à une loi plus générale valant pour une recherche de sens qui déborde largement la relation de l’homme au texte. Ce qui, nous l’avons vu, ne manque pas de poser un problème de validité de l’interprétation dès lors que l’on se trouve face à un texte particulier, surtout si ce texte est considéré comme une «œuvre éminente» et qu’il fait l’objet d’un conflit d’interprétations.
Mais on aura peut-être noté que, malgré sa «voie longue», Ricœur ne résout pas complètement le problème de la validité de l’interprétation : la lecture à la faveur de laquelle se manifeste quelque chose comme un «monde du texte» et par laquelle l’interprète se «comprend lui-même» livre sans doute une indication sur son caractère vivant ou vivifiant, sur sa vocation aussi à susciter un libre engagement dans l’action, mais elle ne permet pas de trancher la question de sa vérité ou de sa validité face à des lectures concurrentes. Elle ne résorbe pas cette part d’incertitude qui fait que, finalement, l’interprète se retrouve devant le texte comme devant un «poème», se pénétrant de son sens, se laissant sans doute transformer par lui, en donnant libre cours à son imagination, mais ne pouvant pas imposer sa lecture comme étant la bonne, et encore moins la seule bonne. Ce qui fait donc qu’entre voie longue et voie courte, il n’y a peut-être pas lieu de dresser des murailles.
En revanche, l’incursion de Paul Ricœur sur le terrain de la théologie, et plus particulièrement sur celui de l’herméneutique biblique, va provoquer des réactions, en particulier de la part d’une pensée catholique qui opposera à l’herméneutique «protestante» de Ricœur —herméneutique du «sens du texte»— une herméneutique du «texte du corps»… C’est en tout cas ce que livre le texte d’une conférence —disponible sur le net— présentée par le doyen de la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, Emmanuel Falque, avec pour titre : «L’herméneutique est-elle fondamentale ?» et pour sous-titre : «En hommage à Paul Ricœur». Signalons par ailleurs qu’Emmanuel Falque est l’auteur d’écrits sur les derniers trois papes, et donc bon connaisseur de leurs positions respectives sur le thème du Verbum Domini, du verbe divin.
Critiques catholiques
Prendre connaissance des désaccords qui existent à l’intérieur de la communauté chrétienne au sujet de la façon dont doit se concevoir le message divin et la place qu’il convient d’accorder aux «Ecritures saintes» pourrait passer pour une curiosité de mauvais aloi, voire un voyeurisme malsain. Si l’on s’y risque, c’est avec une certaine retenue et convaincu que la manière dont s’exprime ce désaccord offre des pistes intéressantes pour penser des difficultés qui portent sur l’herméneutique théologique en général, et sur l’herméneutique en contexte musulman de façon plus particulière.
Le texte de Falque étant malgré tout un «hommage à Paul Ricœur», on y trouve tout d’abord l’aveu que l’herméneutique ricoeurienne a constitué une «avancée immense» dans les milieux théologiques, et curieusement plus encore parmi les théologiens catholiques que parmi les théologiens protestants. Au nombre de ses mérites, le fait que l’autonomie du texte permet de «se libérer de l’exégèse historico-critique». Il est vrai que toutes les questions relatives aux «référents historiques» se trouvent suspendues, car rendues nulles et non avenues. La vérité et l’autorité du texte ne se mesurent plus à l’aune de ses référents, mais à celui de son «monde» : le «monde du texte» ! Toutefois, il y aurait avec l’herméneutique du texte —et de son monde— un «excès d’attention au support» qui peut tuer ce qu’il «supporte ou véhicule», à savoir «le sens souvent indicible de l’expérience qu’il cherche pourtant à décrire». Autrement dit, il y a quelque chose d’essentiel dans le message que le texte, s’il se replie sur le territoire de sa propre autonomie, ne permet plus de laisser transparaître…
On doit à Henri de Lubac (1896-1991), autre théologien catholique, une reprise ou une réactualisation de l’exégèse médiévale des quatre sens : littéral, allégorique, tropologique (ou moral) et anagogique (ou mystique). Le texte de Falque le cite pour rappeler une position de l’Eglise catholique selon laquelle «l’Ecriture est une première incorporation du Logos». Non pas le verbe divin lui-même, donc, mais sa première incorporation. A quoi fait écho une autre citation, celle-là du pape Jean-Paul II : «Pour l’Eglise, la Sainte Ecriture n’est pas la seule référence» ! On pourrait ajouter qu’elle est d’autant moins la seule, du point de vue catholique, qu’elle n’est pas la plus originaire. Car la référence la plus originaire, c’est le verbe incarné qui, par l’eucharistie, se mue en Eglise vivante comme corps du Christ.
Autre critique : la démarche herméneutique de Ricœur demeure tributaire de «l’égoïté». Certes, dit-il, il s’agit de se trouver en se perdant. Cette perte de soi est même une des dimensions essentielles de la distanciation dans l’approche de tout texte. Il est répondu cependant à Ricœur que «l’égoïté n’est pas véritablement destituée, mais seulement modifiée». En effet, remarque-t-on, «la perte avait d’abord et principalement pour but de se trouver ou d’être trouvé par le texte». Autrement dit, la perspective de se retrouver précédait l’acte de se perdre, et le dépouille donc de sa vérité… En outre, cette façon de se retrouver est une «transformation de soi» qui, en tant que telle, correspond à une décision morale. Ce qui signifie que cette herméneutique qui demeure centrée sur l’ego est aussi une herméneutique qui concentre la lecture de l’Ecriture sainte sur l’un seulement de ses quatre sens, à savoir son sens tropologique, ou moral.
En guerre contre le préjugé
Enfin, sur un plan plus philosophique, il est reproché à Ricœur de sacrifier à un idéalisme linguistique selon lequel «ce n’est plus parce que nous sommes au monde que nous avons le langage, mais parce que nous avons le langage que nous sommes au monde». Cette formulation, empruntée au phénoménologue Claude Romano, fait référence au fait que Ricœur accorde au «modèle textuel» le privilège exclusif de médiatiser toute compréhension de soi et du monde. Il s’agirait, contre cette dérive présumée, de faire retraite vers l’expérience «prélangagière», vers l’arche de la parole, voire l’arche de la chair, pour saisir «ce dont le langage reçoit les signes plus qu’il ne les détermine». Notons ici que Gadamer n’est pas épargné par cette remarque, même si Ricœur semble en être davantage la cible…
On ne saurait s’étaler davantage sur ce débat dans cet article. Notons seulement, pour en prendre congé, cette expression heureuse de Jean-Louis Chrétien, que cite Emmanuel Falque et selon qui «Il faut que l’intelligence se fasse orante pour pouvoir devenir exégèse, c’est-à-dire lire en se laissant lire» (Sous le regard de la Bible, p22-23). Car telle est en effet une des idées fortes de la position catholique, que l’homme est lu par la Bible autant qu’il la lit…
Il n’est donc pas question pour nous de prendre part au débat. Mais il nous est permis de risquer une hypothèse, ou en tout cas de rappeler un aspect de l’herméneutique de Ricœur qui marque d’ailleurs tout un itinéraire. Cette hypothèse est la suivante, à savoir que ce qui détermine la pensée de notre penseur et l’importance qu’il accorde au texte écrit et à son autonomie, c’est l’exigence de libération par rapport aux préjugés. On ne comprend pas Ricœur si on dissocie sa conception relative à la voie longue en herméneutique —débouchant sur un «se comprendre face au texte»— de tout ce qu’il enseigne en lien avec la «critique des idéologies», et dont le but est précisément de ménager à la lecture un espace libéré de l’emprise —tenace et insidieuse— des préjugés… Cette lecture s’affirmera assurément au détriment d’un magistère unifiant, et donc dans une certaine solitude —on doit le concéder—, mais c’est une lecture qui ne se laissera pas dicter ce qu’elle doit comprendre, ni de façon consciente, ni surtout de façon inconsciente. Or, en cela, Ricœur nous demeure précieux !