Pour raconter Naâma, y a-t-il mieux que Naâma elle-même ?
Voici, repêché des archives, un document du Magazine, en date du 28 février 1988, où la diva nous invitait (Mona Belhadj et moi)à suivre le récit de ses débuts, de ses moments forts et de ses succès. De sa vie de star, aussi. Pas toujours évidente. De ses rencontres chanceuses. Et de ses trompeuses amitiés.
Fin 80, Bourguiba était reclus à Monastir. Plus de Zaïm. Plus de bâtisseurs, plus de protecteurs de la Culture. Plus de maîtres du chant. Plus d’icônes de la chanson. On le percevait bien. Face à de tels bouleversements et encore à la cinquantaine, l’enfant prodige d’Azmour, la chanteuse étoile, lorgnait déjà vers la retraite. Voulait, par-dessus tout, réussir sa sortie.
Cette rencontre de février 88 en fut comme le déclencheur. Naâma en a, surtout, pris l’initiative. Pas de questions-réponses. Des confidences pures. Sans similis. Sans cachotteries.
Ce fut un régal à l’époque. C’est une belle et précieuse commémoration aujourd’hui.
Khaled Tebourbi
Azmour, un petit village de rêve près de Kélibia. Halima y est née, une enfance durant laquelle s’invente un public à partir de la T.S.F. qui alimentait ses illusions.
Plus tard, Halima est une jeune femme qui sillonne le territoire, en donnant des spectacles.
Elle crée, dans les bus, dans les louages qui la ramènent avec sa troupe, une atmosphère de fête : elle se penche sur ses souvenirs, souvenirs en sépia qu’on n’ose bouger. Presque un passage des Mille et Une Nuits. Elle se raconte, habitée par la nostalgie — Ali Riahi et tant d’autres —, une étincelle aux yeux, lorsqu’elle évoque les gens qu’elle aime. A propos d’une de ses chansons qu’elle fredonne entre rêve et éveil, son regard devient absent… rarement, Halima a raconté avec autant d’amour et de précision ce rêve fabuleux qui l’a transformée en Naâma.
«Naâma, c’est avant tout Halima… Née à Azmour ; un village qui a la chance d’avoir un bel environnement. Agriculteurs pour la plupart, les gens d’Azmour sont connus pour leur bonté et leur sérieux au travail. Et lorsqu’ils se réunissent dans des veillées, on retrouve en eux des artistes.
Mon père chassait le faucon. C’était sa passion. Il était aussi musicien. Il avait une voix superbe ! Ma mère, aussi, chantait bien. Mais, bien sûr, il était mal vu, à leur époque, de se lancer dans le domaine de l’art.
Née dans un milieu artistique, mais conservateur, je n’ai trouvé aucun encouragement pour me lancer dans la chanson.
La radio comme unique rêve
Mais Halima a quand même été servie par les conditions qu’elle vivait… Bien dures, puisque ses parents, ayant divorcé, et sa mère s’étant installée à Tunis, elle était en perpétuel va-et-vient entre Azmour et la capitale.
«Ma mère me racontait qu’au cours de certaines veillées, on me demandait d’interpréter des chansons. Ma voix était bien appréciée : j’avais alors 6 ans. Et même si mon enfance n’était pas des plus heureuses, musique et chanson m’ont franchement aidée à ne voir que le bon côté. Et puis, j’ai grandi. J’ai prêté plus d’attention aux chansons. J’admirais Farid Latrache, Oum Kalthoum, Abdelwahab, Leila Mourad, etc. Halima ne pouvait se passer du poste de radio. Et elle apprenait très vite les chansons… Elle était, donc, obligée de compter sur sa mémoire, vu que la radio ne programmait pas tous les jours les mêmes choses ! Jeune fille, il m’arrivait, en écoutant Saliha, Choubeïla, Sid Ali Riahi de tout laisser tomber ! Je mimais alors les chansons, et je les interprétais devant un public imaginaire… c’était cela… ma vie, je n’allais ni au cinéma ni au théâtre… C’était la radio qui maintenait mes rêves, qui les alimentait, et qui me permettait, d’après les commentaires, d’imaginer la salle et le public. J’avais quand même eu l’occasion de voir des chanteuses, lors de soirées de mariage… Et, avant de m’y rendre, imaginez ma joie ! J’en oubliais même de manger, une semaine à l’avance !
Il fallait choisir : ce fut la chanson
«Et puis j’ai eu 16 ans. Je me suis mariée. Et mes rêves ont disparu. Je me suis affaiblie… surtout après ma première grossesse. Paraître au-devant d’un public m’a paru difficile, irréalisable ! Mon fils a eu un an… Et ma passion est revenue. C’est ainsi qu’à chaque fête de mariage où l’on m’invitait, je montais immanquablement sur l’estrade ! Et même si l’on ne connaissait pas mes dons, j’en avertissais mes voisins de table ! Et ces occasions-là m’avaient encouragée, puisque les gens avaient apprécié ma voix.
Ni la sévérité de mes parents, ni ma vie conjugale ne m’avaient freinée. Ma décision avait été fermement prise, après avoir mis au monde mon deuxième fils. Mon mari m’avait laissé agir à ma guise, dans l’espoir que j’allais vite déchanter !
«J’avais été reçue à la Rachidia, après avoir interprété devant Baba Khemaïes et Salah El Mehdi, une chanson de Leïla Mourad : «Malek kida hayran», j’ai participé aux galas que donnait la Rachidia à la RTT, une fois par semaine.
Baba Khemaïes m’avait donné «Ghanni ya asfour» et plusieurs chansons de Saliha. C’est que toute nouvelle voix recrutée à la Rachidia interprétait d’abord les chansons de Saliha, Chefia, etc.
« Les compositeurs se sont intéressés à ma voix…
Ridha El Kalaï entre autres, Chedly Anouar, aussi, avait composé pour moi des chansons qui ont remporté un franc succès auprès du public.
Et puis, ce fut la période des galas et des fêtes où, petit à petit, on a commencé à réclamer Naâma ! Les pays voisins, aussi, avaient entendu parler de moi… Ma voix était connue à Paris ! On me payait même le billet d’avion ! Ce succès avait fait mon bonheur. Ah… oui ! J’était heureuse !»
Des moments difficiles
«Hélas ! Grande catastrophe, en 1970. Du jour au lendemain, j’ai perdu la voix ! Pour médicament, en plus d’une pilule à prendre, on m’avait imposé le silence ! Moi, qui ne vivais que par et pour ma voix !
A peine la guérison avait-elle commencé à se faire sentir, que j’ai repris le rythme fou des galas !
Et j’ai eu une rechute. Là, j’ai dû me faire opérer ! Une longue période muette a suivi… C’est alors que j’ai décidé d’arrêter les galas ! A cette époque, mon cachet était de 60 dinars. Quand je quittais la capitale, je demandais 100 D.
Mais en entamant ma carrière, je prenais 5 dinars. C’est que je
devais m’occuper de mes enfants, veiller à ce qu’ils ne manquent de rien… Payer le loyer, l’électricité, l’eau, etc. Et me procurer des vêtements ! Car il faut être présentable, par respect pour le public. C’était une période bien difficile !
«Un journaliste a écrit un jour que Oulaya et moi devions notre succès à une période de facilité… Quelle aberration ! Et tout ce que j’ai pu obtenir, je l’ai eu aux dépens de bien des choses ! Ma santé, ma voix… et le risque que je courais, en rentrant en pleine nuit en taxi ou en louage! Imaginez-moi, en robe de soirée, hélant un taxi, parfois trempée par la pluie ? Revenant de Gafsa, de Djerba, ou de je-ne-sais-où ! Je m’asseyais à côté du conducteur et je lui faisais la conversation : j’avais tellement peur qu’il s’endorme !
En bus, aussi, lorsque plus tard j’ai eu ma troupe, je m’arrangeais pour surveiller le chauffeur… et éviter, donc, un accident. Avec la troupe, on mettait de l’ambiance… le trajet du retour se faisait en chansons, quel autre moyen, agréable, peut tenir en éveil tout le monde ?
Oui… après la fatigue du travail, il y avait la peur de la nuit et des accidents !
Sid Ali voulait rejoindre
la troupe
«Et j’ai fait ainsi, le tour de la Tunisie, en dehors d’El Borma. Là, on fonctionnait par tournées. C’est moi qui avais mis sur pied ce système. J’avais, donc, travaillé avec la Troupe d’El Asr, puis celle des «Etoiles d’El Manar», ensuite celle de Belalgia, et celle encore créée par Youssef Témimi.
C’est par la suite que j’ai créé ma propre troupe, les répétitions se déroulaient chez moi, avec, en tête, Ferid El Hakkati. Cette troupe avait connu un très grand succès, pour son sérieux. Elle avait une si bonne réputation, la Troupe de Naâma, qu’un jour Sid Ali Riahi est venu me voir… Je m’en souviens comme si c’était hier… c’était à sa sortie d’hôpital…. J’habitais, à cette époque, à côté de la RTT, juste derrière le Monoprix. Sid Ali avait l’habitude de venir me rendre visite. Il s’installait toujours dans le même fauteuil, et réclamait un café turc… Ce jour-là, tout en sirotant son café, il m’avait annoncé qu’il comptait travailler avec moi… dans la troupe de Naâma!!
Mais la mort, en l’entendant parler ainsi de ses projets, devait bien rire!.. Youssef Témimi, Soulef, Zouheïra… tous ont travaillé avec moi, lorsqu’ils avaient de nouvelles chansons, ils venaient répéter avec nous ! Ma troupe se distinguait par le fait qu’à chaque saison, on sortait des nouveautés. Elle était très suivie du public, et de par son sérieux, sollicitée par les vedettes. Et c’est dans la salle El Fath qu’avait lieu la première. Voilà, la vie de Naâma…
Années 60 : la chanson
racontait le pays
«Car ensuite, il y a eu l’étape de la RTT. Vous savez, du temps des tournées et des galas, la RTT me reprochait de n’être pas disponible. Mais lorsque j’ai décidé de me consacrer à la TV et à la radio, je n’ai pas trouvé la sollicitude méritée! Aujourd’hui encore, c’est la même chose ! Face à cela, j’ai pensé revenir aux galas… Là encore, les choses avaient changé ! Et actuellement, je me demande si je ne vais pas couper court à tout cela ! Il m’est arrivé après 2 ou 3 répétitions, d’être obligée de couper court, avant même d’enregistrer, à cause d’un studio indisponible ! Cela m’est arrivé à plusieurs reprises ; et des contrariétés de ce genre m’ont perturbée; et me poussent aujourd’hui à me demander si je ne vais pas arrêter complètement !
«Comment je vois aujourd’hui la chanson des années soixante?
Maintenant, je connais toute sa valeur ! Car avant, on vivait, on chantait la période… On ne prenait pas de pause, pour réfléchir, ni assez de recul pour être conscient de son importance ! Et puis, aujourd’hui, ces chansons réveillent, dans notre mémoire, les images de Tunis !!
On a toujours critiqué les chansons de son temps pour revenir à celles d’avant. Ce retour traduit-il une nostalgie, ou est-ce la valeur qui est reconnue ?
Vous savez, en écoutant Fethia Khairi chanter «Ehl el cammoun», je vois mon pays défiler en images! «Cheri habbitek». Tout ça, c’était Tunis !!! Et les chansons de Sid Ali Riahi, Hédi Jouini… et puis Jamoussi… Ah, quel art! Non, ni nostalgie, ni sentimentalisme n’entrent en jeu ! Les textes et la musique étaient très suggestifs ! Et évocateurs… A tel point que Tunis revivait sous des airs… Par mélodies… Ces gens-là étaient imbibés de leur civilisation ! Tunis vivait en eux ! Et les réunions de ces artistes, qui se passaient chaque fois chez l’un ou chez l’autre, se faisaient spontanément!
La rivalité Naâma-Oulaya : une invention
des journalistes
«On n’évoque pas les années 60 sans parler de la prétendue rivalité entre Naâma et Oulaya… Elle n’existait pas cette rivalité. Elle a été créée de toutes pièces par les journalistes ! Le public ne m’a jamais laissé l’occasion de jalouser Oulaya, parce qu’il m’a aimée !!
En fait, nous avons toujours eu de bons rapports… Et nous échangions nos avis, à propos de certaines de nos interprétations… Et lorsque sur le plan artistique, je relevais un point négatif, je n’hésitais pas à le dire ! Elle-même, je crois, m’appréciait beaucoup, elle me le faisait souvent sentir.
Aujourd’hui encore nous gardons cette qualité de rapport. Nous nous voyons autant que cela est possible, nous nous téléphonons surtout pour parler de nos vies et de notre travail. Alors, lorsqu’on parle de rivalité…
La chanson de nos jours :
le tamis fera ce qu’il faut
Que dire maintenant des années 80 ? C’est encore difficile, il y a de bonnes chansons… et de moins bonnes. Il y a beaucoup de chansons aussi. Mais il y a un tamis qui ne laissera dans le domaine que les vrais artistes ! Oui… j’ai confiance en ce tamis! Il y a de belles voix… Mais rien de «jamais entendu !» Et puis, certains animateurs mettent en jeu la crédibilité des jeunes, en leur posant des questions que l’on devrait adresser aux anciens! Je leur souhaite bien du courage, à ces jeunes, car aujourd’hui, on n’accorde plus à l’art l’importance qu’il devrait pourtant avoir! Toujours à propos des animateurs… quand l’un d’eux passe par hasard une chanson ancienne, on se sent revivre ! Il faudrait qu’ils soient conscients de leur responsabilité face à la chanson tunisienne… Ils peuvent la faire renaître… Mais il semble qu’ils sont plutôt en train de l’enterrer ! Trop de chansons se perdent, ainsi ! Je crois en l’art comme «exportateur» de civilisation… Ah, l’art ! C’est quelque chose de grandiose !
Propos recueillis
par Mona BELHAJ et Khaled TEBOURBI