Universitaire, islamologue et auteur de nombreux ouvrages et études sur le monde arabo-musulman. Il préside l’Observatoire tunisien de la transition démocratique. Intellectuel engagé, fervent défenseur des valeurs progressistes et des libertés individuelles, Hamadi Rédissi est de tous les combats.
Les Tunisiens se posent nombreuses questions, celle-ci renvient souvent, question récurrente et angoissante : où va la Tunisie ?
Il est difficile d’anticiper sur les événements sans avoir établi au préalable le diagnostic de la situation. Aujourd’hui, globalement, deux discours, à l’opposé, se déploient à grande échelle ; un discours « effondriste » selon lequel la situation va de mal en pis. L’effondrement des institutions et de l’Etat est imminent. Curieusement, il est reporté pour les six mois prochains, ensuite dans les années à venir. En face, les hyper-optimistes qui, depuis le 14 janvier, annoncent que tout va bien dans le meilleur des mondes. Il se fait que la Tunisie est à un tournant. Nous assistons à un délitement de l’Etat qui prend diverses formes et se déroule à travers plusieurs séquences, à l’instar de celle d’El-Kamour.
Justement parlons-en. Les protestataires du Kamour ont enfreint la loi et obligé l’Etat à envoyer ses émissaires pour se mettre autour d’une table et négocier. L’enchaînement des événements ne montre-t-il pas un affaiblissement de l’Etat.
Dans le cas d’El-Kamour, comme dans le cas de la grève du bassin minier de Gafsa, l’Etat est face à un dilemme cornélien : employer la force, dont il n’a pas les moyens, il faut le reconnaître, ou bien négocier en position de faiblesse. Mais j’entends et lis des textes appelant à l’utilisation de la force brutale, pour remettre la machine économique en marche, quelles qu’en soient les conditions. Je pense que cette option n’est pas la bonne, d’une part, et, d’autre part, même ceux qui ont l’autorité de la décider n’en ont pas les moyens. Il n’y a pas de raisons pour que les forces de l’ordre et l’armée travaillent pour le compte d’autrui en dehors des règles légales qui sont normées par la Constitution.
Qui désignez-vous par autrui, l’Etat ?
L’Etat mais davantage les décideurs qui n’ont pas les moyens de faire autrement que négocier. Ne soyons pas hypocrites. Même si aujourd’hui l’ordre est donné à l’armée d’intervenir, elle refusera. Depuis le 14 janvier à ce jour, l’autorité publique, l’armée comme la police ont fait l’objet de poursuites pénales. Qui va assumer la responsabilité du déploiement de l’armée ? L’une des raisons pour lesquelles la révolution a eu lieu, l’usage démesuré de la force publique. Cette séquence peut être généralisée. Nous sommes à chaque fois devant une impasse, sommés de choisir entre le mal et le pire. Entre utiliser la force publique avec les conséquences que cela peut entraîner, et négocier, sans maîtriser l’art de la négociation. Depuis le 14 janvier, je vois des gouvernements défiler, envoyer des ministres, des technocrates, des politiques velléitaires, hésitants, pour négocier avec les manifestants, ceux d’El-Kamour, aujourd’hui. Mais il y a eu beaucoup d’autres épisodes. Je pense que les revendications des contestataires, pour une grande partie, sont inappropriées et excessives. Maintenant, si j’étais à la place du Chef du gouvernement, je choisirais de bons négociateurs et je m’adresserais à l’opinion publique en toute transparence pour la mettre à témoin et donner la possibilité aux Tunisiens d’arbitrer. Sinon, qu’est-ce que c’est que ces négociations entre des jeunes gens à l’allure désinvolte qui négocient avec des technocrates, en costards trois pièces, n’ayant aucun pouvoir de décision. Ce n’est pas sérieux !
Une minorité des forces de l’ordre, des agents dépositaires de l’autorité publique ont fait le siège d’un tribunal pour peser sur une décision de justice. Ceux-là mêmes qui sont appelés à faire respecter la loi, faire régner l’ordre ont défié le troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire. Qu’en pensez-vous ?
Ce fait-là est encore plus grave que celui d’El Kamour. Les appareils répressifs d’Etat, comme les appelle Gramsci, sont au nombre de trois : l’armée, la police, la justice. Deux de ces appareils, la police et la justice, sont en conflit. Le risque de la perte du monopole de la violence publique menace. J’en arrive à l’idée que nous assistions aujourd’hui à la déliquescence d’un Etat. L’Etat tunisien est défaillant. Autrement dit, il dispose encore de ressources pour pouvoir se reprendre, mais il n’est pas encore tout à fait « failli ». Un Etat failli, au contraire, perd le monopole de la violence, dans lequel des déplacements de la population et des réfugiés s’opèrent, où il y a une régression et une répression systématique des droits de l’homme sur le modèle soudanais ou autres. Ce n’est pas encore le cas. Mais nous sommes exposés à ce danger. Un Etat défaillant se caractérise, à mon sens, par cinq traits majeurs : la généralisation de la corruption qui gangrène toute la société, la cartellisation des élites, des contestations généralisées de toutes les décisions gouvernementales, à tous les niveaux, municipal, administratif ; quatrième caractéristique, l’incapacité de l’Etat à prendre des décisions, et, enfin, la stagnation économique. Les cinq ingrédients sont réunis et augurent le pire. Je suis un rabat-joie, je sais. J’ai toujours été critique depuis le 14 janvier. Seuls les optimistes béats continuent à nous prier de ne pas nous inquiéter, que le peuple tunisien est génial, qu’il a fait une révolution et réussira quoiqu’il arrive…
Lorsque l’Etat s’affaiblit et perd de son pouvoir, de son autorité, ne perd-il pas en même temps sa légitimité, sa légalité ?
La question de la légitimité, je l’aborde de la manière suivante : nous avions, avant le 14 janvier, un Etat légitime au sens wébérien, qui a le monopole de la violence, mais qui était délégitimé démocratiquement, puisqu’il n’était pas élu. Nous sommes passés depuis le 14 janvier à une autre étape où l’Etat est légitime démocratiquement mais sans pouvoir contraignant. On vient d’en parler. Le discours sur l’opposition entre « char’iyya » et « machrou’yya » manque de consistance. On traduit « char’iyya » par légalité et « machrou’yya » par légitimité. Moi je dis que c’est un débat oiseux, vu par le regard étriqué du juriste. Etre légitime, c’est être « autorisé à ». Vous êtes légitime, parce que vous êtes autorisée à parler au nom de La Presse. Je suis légitime, par ce que j’ai les compétences qui me permettent de parler de… Agir, parler, rejeter, c’est être autorisé à. L’autorité vient d’en haut mais la légitimité vient d’en bas. La légitimité est variable. Elle peut être économique, politique, démocratique, charismatique, idéologique. Donc, le débat entre légitimité et légalité doit être abordé de ce point de vue. La légalité n’est qu’une espèce de légitimité. Donc, cette opposition entre légitimité et légalité n’a pas lieu d’être. Si vous voulez contester la légitimité dans le sens « machrouya », il faut contester toutes les légitimités issues d’élections, y compris la vôtre.
Pourquoi le lien est-il rompu à l’issue de chaque élection ?
Parce que nous avons pensé que la démocratie consiste à faire des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient. En commençant par les islamistes, en 2011 qui ont promis monts et merveilles, même un Etat islamique ! Ils n’y sont pas parvenus. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Faisons un saut dans le temps, regardons les élections de 2019, elles se sont déroulées sur fond de promesses révolutionnaires. Comme si certains candidats allaient faire une nouvelle révolution. Comme si celle que nous avions faite avait avorté. Toute de suite après, les promesses sont oubliées et les alliances dénigrées la veille sont nouées le lendemain dans le dos des électeurs. Voilà pourquoi le lien est immédiatement rompu. Les électeurs sont à chaque fois pris au piège, trahis. Tous les candidats, sans exception, font des promesses qu’ils se savent incapables de tenir.
Avec un champ politique émietté, des promesses électorales non tenues, l’instabilité qui en découle, faut-il changer le code électoral et le système politique ?
On en vient à un des éléments clés du débat et du dispositif politiques. A mon avis, les deux mais avec beaucoup de réserves. Il ne faut pas s’imaginer que c’est la solution miracle. Là encore, c’est le politiste qui parle contre le juriste. Les gens pensent qu’il suffit de changer le mode de scrutin de la représentation proportionnelle et adopter le scrutin à une majorité à deux tours, pour que tous les maux politiques de la Tunisie disparaissent. Il suffit de donner plus de pouvoir au chef de l’Etat pour que la situation politique se stabilise. C’est faux ! D’abord, quel qu’il soit, un mode électoral n’arrive jamais à contenir la lame de fond qui se traduit immanquablement au niveau électoral, quel que soit le mode de scrutin. C’est une loi de la sociologie électorale. Par contre, le mode de scrutin à la représentation proportionnelle aggrave les défauts d’une scène politique déjà éclatée. Remarquez qu’en Tunisie, il n’existe aucun parti en mesure d’obtenir la majorité absolue des suffrages (je ne parle pas de sièges). Si on change le mode de scrutin, nous accorderons des avantages à des partis qui ne représentent en fin de compte que 30 à 35 % des suffrages, au plus — c’est la moyenne —, ils peuvent récolter jusqu’à 50% des sièges, et, par conséquent le pouvoir de gouverner. Il faut que les gens le sachent. Le deuxième élément porte sur le système politique. Je pensais que la meilleure des solutions consistait à choisir le système présidentiel. J’ai tendance à penser que nous avons tort. Compte tenu des dérives autoritaires des présidents en général, du nôtre en particulier. Ceci me laisse craindre l’élection d’un « chef du peuple ». Nous allons tomber dans une démocratie plébiscitaire qui accorde tous les pouvoirs à une seule personne.
Là encore vous estimez que c’est dangereux, que faire donc ?
Il faut aller vers un régime politique parlementaire sur le modèle allemand avec un mode de scrutin panaché de la représentation proportionnelle avec un correctif majoritaire à deux tours. Ce mode de scrutin sera en mesure de corriger le premier travers dont je viens de parler. Aucun parti ne dispose de la majorité. Donc la dictature d’un parti en Tunisie sera impossible. Deuxième écueil, la dérive présidentialiste des régimes contre lesquels il faudra se prémunir. Même l’Amérique n’est pas parvenue aisément à contenir le présidentialisme de Trump. Dans des pays où l’allégeance au Chef, l’allégeance au Premier des Premiers est une tradition culturelle, je crains fort qu’un régime présidentiel ne devienne en Tunisie un régime autoritaire. Si, au contraire, les futurs Chefs de la Tunisie, présidentialisables ou en exercice, observaient l’éthique du respect de leurs propres compétences, je changerais d’avis immédiatement. Or, pour le moment, aucun d’eux n’est dans cette éthique qui consiste à respecter le périmètre de ses prérogatives.
Dix ans après la révolution, une année après les élections de 2019, l’heure des bilans a sonné, quel serait le vôtre ?
Dix ans après, c’est court dans l’histoire longue des peuples. Mais c’est suffisant pour un politiste de faire l’analyse d’une situation. Dans le cadre de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique, nous avons formé un groupe de recherche composé d’une trentaine de personnes, dirigé par Mahmoud Ben Romdhane, Asma Nouira, Hafedh Chekir, Mustapha Haddad et moi-même. Le bilan est globalement négatif. Sauf que nous ne sommes pas parvenus à nous mettre d’accord sur la qualification de la situation tunisienne. Dans quel régime sommes-nous dix ans après ? La logique de la transition est une logique inappropriée. Elle est séquentielle. Il faudra passer de la transition à la consolidation démocratique. Or, sommes-nous en train de consolider notre démocratie ? La réponse est non. Puisque la démocratie n’est pas la seule règle de la cité intériorisée par tous les acteurs. Donc, nous ne sommes pas dans une consolidation démocratique. Nous ne sommes pas non plus dans un néo-autoritarisme, un régime répressif. Encore moins dans une théocratie.
Est-ce un régime hybride ?
Nous sommes dans un régime sui generis, hybride, inédit. Il n’y a que des métaphores pour le qualifier; une pseudo-démocratie ou une démocratie cartellisée ou une démocratie électoraliste ou encore une démocratie « illibérale », non libérale, non respectueuse des libertés fondamentales de l’individu. La démocratie ne se limite pas à un scrutin loyal et transparent. La démocratie est un Etat de droit où les libertés individuelles, distinctes des libertés politiques, sont respectées. Les libertés individuelles de la personne se manifestent dans les choix de vie, religieux, sexuels, etc. Ces libertés ne sont pas encore garanties.
La société n’y-est-elle pas pour quelque chose ?
Absolument. Je ne suis pas de ceux qui imputent tout à l’Etat, qui est responsable de tous les maux. Je dirais même que sur certaines questions, l’Etat est victime. Mais quand on parle de la société et de la culture, le bilan varie selon qu’on fait partie du camp des gagnants ou des perdants. Qui sont les gagnants dont je fais partie ? Ce sont les intellectuels, les journalistes, les partis politiques et les élus. La révolution oppose les amis aux ennemis. La démocratie réconcilie les amis et les ennemis. La démocratie n’est pas un espace clos de l’entre-soi. Elle élargit le champ des gains possibles. Alors qu’en Tunisie le nombre des gagnants est en train de se rétrécir. Moins de gens sont satisfaits de la situation. Nous sommes en train de passer d’une démocratie qui a donné la possibilité à toutes les composantes de participer à la prise de décisions à un Etat quasi-anarchique où plus personne ne dispose de pouvoir. Et, quand bien même il en disposerait, il n’a pas les moyens de l’exercer.
Vous avez parlé des gagnants, qui sont les perdants ?
Les perdants sont d’abord ceux qui ont fait la révolution. Les jeunes chômeurs, entre 18 et 30 ans, voire plus, les chômeurs de longue durée, les régions et les classes populaires. La prospérité relative qu’avait créée Ben Ali, il faut le reconnaître, n’était pas répartie équitablement. Dans un autre registre, les libéraux dont nous faisons partie réclamaient la démocratie. La rencontre des revendications libérales, provenant des classes socialement privilégiées avec les revendications économiques des classes socialement défavorisées a provoqué la révolution. Aujourd’hui, les seconds sont dans la même situation. Et le nombre des premiers se réduit comme peau de chagrin. Les élections de 2019 sont venues montrer que ceux qui n’ont rien gagné de la révolution constituent encore un poids non négligeable dans le paysage politique. La preuve, ils ont, à travers diverses alliances, gagné les élections.
Les luttes entre les trois présidents contribuent-elles à envenimer davantage la situation ?
Absolument. Eu égard au système institutionnel. Mais le conflit entre le chef de l’Etat et le président de l’ARP est un conflit personnel. Il n’y a pas de grandes différences idéologiques entre eux. L’un est conservateur, l’autre est islamiste mais capable de faire des concessions que le conservateur n’est pas à même de faire. Le conflit est personnel se traduisant par la lutte larvée pour dominer la scène politique. J’aurais aimé que ce conflit soit idéologique ou portant sur les valeurs, auquel cas notre choix aura été simplifié. Mais ce n’est pas le cas. Le Chef du gouvernement, lui, se trouve entre le marteau et l’enclume. Entre un Président insatiable qui empiète sur ses compétences, au vu et au su de tous, et, entre un président de l’Assemblée pervers, qui, évidemment, en a fait son otage. Nul ne voudra être à sa place.
Le camp libéral est mis au ban du jeu politique. Voyez-vous une offre politique porteuse d’un vrai projet pour l’inclure ?
Il faut savoir d’abord que le camp libéral et moderniste est une famille qui politiquement se considère démocratique, libérale au niveau des valeurs individuelles, pas seulement des libertés politiques. Et, évidemment, qui croit aux valeurs universelles, aux principes de l’égalité entre hommes et femmes. Ce camp-là, quoi qu’on en dise, représente près de 30% de l’électorat. Lorsque vous alignez les partis qui se réclament de cette mouvance dont je parle, nous recueillons à chaque fois 30% des suffrages. Et ce, depuis 2011, entre 20 à 30% des voix. Electoralement, les démocrates ont un poids. Leur talon d’Achille est la désunion. Ceux qui dirigent n’ont pas compris qu’il y a une seule part du gâteau qui leur revient et qui doit être partagée. Dans ce cas, il n’y a que deux possibilités ; ou bien un chef qui écrase toutes les velléités adverses, ou bien, faute de chef, se mettre d’accord sur une candidature unique, pour l’élection présidentielle, et des candidatures unies pour les législatives. Seulement dans ce cas, on pourra gagner aux prochaines élections. Lors des élections de 2019, le camp libéral et moderniste avait déjà perdu la bataille des idées. Beji y est pour quelque chose. Il a signé l’armistice politique avec Ghannouchi, il a suspendu les hostilités intellectuelles avec les islamistes. Il faudra que le camp démocratique croise de nouveau le fer avec tous les conservatismes.
A cela, n’y a-t-il pas des raisons objectives, Béji Caïd Essebsi a choisi entre la filiation politique et la filiation biologique, son fils ?
Oui absolument. Mais ceux qui l’ont combattu, ceux qui sont sortis de ses rangs n’ont fait sur le plan des idées que des concessions. Ils étaient neutres et indifférents à toute prise de position concernant les valeurs progressistes. Il y a eu des cas où il fallait que les libéraux, les démocrates et les modernistes prennent position. Ils ne l’ont pas fait.
Mais encore, Béji Caïd Essebsi, personnage politique qui a marqué l’histoire de ce pays, avant de fermer la porte, n’a-t-il pas brûlé la maison ?
Oui. J’en conviens. D’un autre côté, toutes les forces qui vont de l’extrême gauche, Watad et Poct, jusqu’à Afek, pour moi, ce large spectre appartient à notre camp. Mais, il est vrai, que c’est une armée mexicaine. Tous des généraux. Mais si ces généraux comprennent qu’ils ont besoin de troupes et reconnaissent qu’ils n’ont qu’une seule part du camembert électoral, il y aura une chance à prendre. Tant qu’ils pensent que seules leurs petites personnes comptent, les démocrates resteront prisonniers des divisions intestines. Pour le moment, c’est le vide. C’est très inquiétant pour les prochaines élections.
Une personne a profité de ce vide pour le combler, Abir Moussi. Favorite des sondages, talonnée par le parti Ennahdha. Mais l’écart est en train de se creuser. Que représente pour vous la présidente du parti PDL et la députée ?
Elle vient d’une tradition politique des autres perdants de la révolution. Ceux contre qui la révolution a été faite. Elle a joué une carte gagnante. Elle a été la seule à avoir convaincu son électorat qu’elle ne fera aucune concession aux islamistes. Elle porte cette passion anti-islamiste. Son électorat est davantage composé des classes moyennes à aisées. Elle a très peu glané auprès des classes populaires et des zones rurales. Son public est laïque et libéral. Voilà le profil. Eût-elle été adroite qu’elle aurait tout fait pour se réconcilier avec le 14 janvier. Il n’est pas possible qu’un pays vive entre ceux qui prétendent que Bourguiba est un suppôt de l’Occident et l’Indépendance n’a pas eu lieu et ceux qui affirment que le 14 janvier n’est qu’une farce, une conspiration menée par Mme Clinton. Ce n’est pas possible ! Ni les uns ne sont légitimes ni le autres en termes de récits politiques. L’on ne peut s’inscrire dans cette imposture historique qui déclare sans vergogne que le « printemps arabe est celui de la dévastation ou celui de Mme Clinton ». Vous humiliez un peuple qui s’est révolté. Politiquement, ça mène tout droit à une impasse.
Et pourtant, la députée est sur une courbe ascendante au regard des sondages…
Ennahdha, qui est un élément cristallisateur, est devenu aujourd’hui un parti menacé de divisions. Ce n’est plus le parti d’antan. Mais un cartel d’oligarques, de corrompus. Sa banalisation ne s’est pas faite dans l’intégration dans le système politique. On a toujours dit que l’islamisme est soluble dans l’urne. Là ce n’est plus l’islamisme qui a été dissous dans l’urne, plutôt l’éthique politique. Ennahdha est une caste d’oligarques qui se sont approprié les prébendes et les avantages qu’octroie l’Etat. Ils refusent de quitter le pouvoir, par peur de la justice. Si on les rassurait, ils, ou certains d’entre eux, quitteraient probablement le pouvoir, voire le pays. Mais la Tunisie a besoin de quelque chose d’autre que la lutte contre l’islamisme à laquelle j’adhère d’ailleurs.
Ennahdha gagne systématiquement les élections depuis 2011. Ses hommes et ses femmes sont implantés dans les arcanes du pouvoir. Un électorat, noyau dur inconditionnel, votera Ennahdha dans tous les cas. Adhérez- vous à ce constat ?
Et pourtant ces mêmes composantes sont en train de jouer en faveur de Abir Moussi. Mais elle est ostracisée, subissant un rejet systématique et hostile, personne ne veut travailler avec elle. Au lieu de résoudre cette question qui est la principale. Que fait Mme Moussi ? Elle s’attaque aux libéraux, aux démocrates, à tout le monde. Elle est victime d’une erreur d’aiguillage. Même si elle gagne les élections, elle n’obtiendra pas 50% des sièges et ne pourra pas former son gouvernement. On pourrait bien passer outre le fait révolutionnaire, comme elle le prône, à la condition de garantir que la Tunisie devienne plus prospère et libérale. Or rien n’est moins sûr. La démocratie, avec tous les défauts que nous lui connaissons, peut donner une chance à la Tunisie. Les démocraties sont prospères. Chez nous la démocratie ne nous a pas rendus prospères, ni mis en place un Etat de droit ni garanti l’égalité à tous. Certains disent que c’était mieux avant. En vérité, ce n’est ni aussi simple ni aussi manichéen.
L’Etat est sélectif dans l’application de la loi. Il ne l’applique qu’aux plus faibles. Est-ce votre perception ?
Oui. La question de l’application de la loi est très importante. En Tunisie, vous avez d’un côté des personnes qui défient la loi, la violent en toute impunité. Et d’autres qui l’appliquent d’une manière sélective. La démocratie tunisienne est populaire mais non libérale. L’Etat de droit n’y est pas respecté. Au temps de Ben Ali, la justice était aux ordres. La justice ne l’est plus, mais les Tunisiens mettent en cause son indépendance, à juste titre, d’ailleurs.
Que peut-on autoriser au nom d’impératifs sociaux, la construction de kiosques anarchiques, l’occupation d’usines, les grèves sauvages, le blocage des trains transportant le phosphate, la fermeture de la vanne d’un champ pétrolifère ?
En principe, l’application de la loi n’autorise aucune entorse. La loi est au-dessus même du « peuple » et des élus. Que peut-on permettre au nom des impératifs économiques ? Rien. Quand je vois que le débat culturel est centré sur l’égalité entre l’homme et la femme, l’égalité successorale. L’effort mental et intellectuel est investi dans ces débats à forte charge symbolique, certes, dans le dispositif affectif, mais ne permettant pas à un pays de se remettre sur pied. Vous jugez un pays du ramassage des ordures aux décisions du tribunal, en passant par les discours politiques des gouvernants. En Tunisie, les citoyens les plus concernés, les plus lettrés réagissent de la même façon que ceux qui n’ont pas reçu le même niveau d’instruction. Les gens ne sont pas animés par l’éthique du devoir. Il faut avoir le courage de le dire. En cela, M. Méchichi n’y peut rien. C’est culturel. Le vivre-ensemble ne fonctionne pas non plus. Résultat, personne ne fait d’efforts ou très peu. En revanche, les revendications socioéconomiques paralysent le pays depuis des années. Or, nul n’est en mesure de les satisfaire.
Un groupe de travail de l’Observatoire tunisien pour la transition démocratique est à pied d’œuvre pour célébrer dix ans après le 14 janvier ?
C’est Mahmoud Ben Romhdhane qui a eu l’idée de célébrer dix ans après le 14 janvier par la publication d’un ouvrage collectif écrit d’une seule plume. Nous avons réuni une trentaine de chercheurs. On s’est mis d’accord de ne pas qualifier la révolution, si c’est un complot ourdi par l’impérialisme et notamment par Mme Clinton ou bien une révolution du peuple tunisien. Nous ne sommes cependant pas parvenus à nous mettre d’accord sur la qualification précise de l’époque dans laquelle nous vivons : est-ce un régime néo-autoritaire, une démocratie de façade ? En revanche, nous sommes d’accord sur la désignation des acteurs responsables de l’enlisement du pays. Nous sommes tombés d’accord également sur les causes qui ont donné lieu à cette situation chaotique. Je ne parle pas du régime politique seulement, mais du système qui s’est installé tout au long de cette décennie. On espère voir ce travail aboutir au mois de janvier.
David Kacem
26 octobre 2020 à 16:04
Super! ? ? Bien exprimé: « L’un est conservateur, l’autre est islamiste mais capable de faire des concessions que le conservateur n’est pas à même de faire. Le conflit est personnel se traduisant par la lutte larvée pour dominer la scène politique ». On ne peut l’expliquer d’une Meilleure façon.
Welles
11 janvier 2021 à 15:31
Bonne analyse sur ce cas, je suis d’accord avec vous
Par contre , l’analyse du camp libéral est insuffisante, il oublie tout ce pan de nationaliste arabe qui est pire que les islamistes, avec ceux-là impossible de construire un front libéral.