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La poésie en questions: De l’impiété au chant sacré

Une des raisons invoquées par Platon pour bannir les poètes de la cité dans sa République, c’est la façon jugée légère dont ils nous décrivent les divinités, quand ils rapportent des aventures amoureuses extravagantes et parfois très «illicites», quand ils nous racontent les mensonges qu’ils s’accordent le droit de proférer, les trahisons, etc. Homère est visé en particulier, malgré un génie qui ne lui est pas contesté. On peut donc considérer que, pour Platon comme pour d’autres, le problème de la poésie n’est pas seulement de vouloir rivaliser avec la philosophie s’agissant de dire le vrai : il est aussi celui d’introduire de l’impiété dans la pratique de la religion. Et l’on comprend mieux pourquoi, plus tard, cette mesure d’exclusion sera reconduite par les autorités religieuses dans les pays convertis au christianisme. Il y a quelque chose de «licencieux» chez le poète, qui est perçu comme une menace dirigée contre les bonnes mœurs de la société. L’islam ne démentira pas cette attitude de défiance, que des poètes comme Abou Nawas viendront justifier a posteriori.

La question se pose d’ailleurs de savoir si, quand le romantisme cherchera à tirer la poésie du côté d’une forme de religiosité, et qu’il tentera même de ressusciter les anciennes divinités européennes, ce ne sera pas un artifice pour mettre en difficulté l’Eglise — qu’elle soit catholique ou réformée : une manière, finalement, d’inventer une autre religion, plus proche sans doute de la nature et de sa puissance secrète, pour isoler la religion institutionnelle dont les dogmes étaient de plus en plus mal supportés dans les milieux lettrés. Ce qui voudrait donc dire que la piété demeure au fond étrangère à la poésie, mais qu’on l’aurait affublée de l’habit religieux pour les besoins de la cause.

On hésite cependant à abonder dans ce sens car, en terre chrétienne comme en terre d’islam du reste, il existe des poètes qui, non seulement ont eu les bonnes grâces des autorités religieuses, parce que leur comportement ne prêtait à aucune critique mais, de plus, montraient une aptitude à mettre leur art au service de la foi. Il est vrai que le phénomène n’a pas été dominant. En Orient comme en Occident, le souci du religieux était surtout de veiller à ce que le polythéisme ne profite pas du chant des poètes pour se refaire une place dans l’esprit des fidèles, sachant que ces derniers couvaient un fort désir de retrouver cette forme de religiosité qui fut pendant si longtemps celle de leurs ancêtres. La méfiance à l’égard de la poésie restait donc de mise et les vocations étaient plus entravées qu’encouragées. C’est pourquoi, comme nous avons eu l’occasion de le relever, les poètes du Moyen-âge en Europe côtoyaient les jongleurs sur les places publiques, quand ils n’en étaient pas eux-mêmes : leur fonction n’allait pas au-delà de celle de l’amusement.

Quand le divin a déserté la nature…

Il n’en reste pas moins qu’une poésie sacrée a existé. Le courant mystique en était le représentant. Et il s’agit de se demander si cette poésie n’était que la forme extérieure que se donnait le discours religieux ou si, au contraire, quelque chose de profondément poétique ne se jouait pas là, qui était aussi éminemment religieux. Et qui l’était, religieux, parce qu’il était poétique, et non bien qu’il le fût. Que la poésie puisse rapprocher du religieux et non en éloigner, voilà ce que nous voudrions examiner.

Cette hypothèse, nous le disions, a contre elle l’ancien préjugé d’une vocation de la poésie à l’impiété. Mais aussi une objection liée à ce qu’on a appelé le «désenchantement du monde», qui désigne l’assèchement de l’élément du divin et de ses manifestations dans la nature. Le désenchantement du monde est pensé précisément comme la conséquence du remplacement des religions païennes —riches en divinités— par le monothéisme. Or la question se pose de savoir si on peut concevoir une création poétique, et artistique en général, tout en maintenant que la nature —les astres, les montagnes, les fleurs dans les champs et même le visage d’une femme— tout cela est déserté du divin. Qu’il n’y a plus que de la physique, appliquée à des objets muets. La seule exception étant, pour les Chrétiens en tout cas, le Christ, en raison de son statut particulier. Et cela, bien sûr, en considération de l’idée que le divin est tout entier du côté du Créateur, et que l’apercevoir dans la créature, comme faisaient nos lointains ancêtres, est une façon de s’illusionner qui relève de l’idolâtrie.

Le romantisme, qui se dresse contre cette idée, ne lève pas l’objection puisqu’il ne rétablit la divinité de la nature qu’au prix d’une négation de la transcendance de Dieu. Qu’au prix d’une sorte de paganisation du monothéisme, pour ainsi dire. Ce qu’il nous dit revient à ceci : bien sûr qu’il n’existe pas et qu’il ne peut pas exister de poésie authentiquement sacrée, puisque la seule façon qui permet de sauver l’union entre poésie et sacré, c’est de revenir en arrière, en direction de cette conception naïve de la pratique religieuse qui a été celle des peuples anciens… Et de chanter avec Nerval : Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ; / Et comme un œil naissant couvert par ses paupières, / Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.

Mais le romantisme n’est peut-être pas le dernier mot sur la question. Et le fait qu’il nous ramène à une forme de paganisme, par «ré-enchantement» du monde, n’est pas encore la preuve qu’une poésie religieuse demeure finalement impossible en dehors du paganisme. Il faut donc maintenir dans tous ses droits l’hypothèse en question, qui pose de façon brûlante le problème d’une poésie chrétienne, mais aussi islamique. Le cas de l’islam mérite d’autant plus notre attention qu’il présente pour sa part l’exemple d’une religion monothéiste dont la transcendance est dénuée d’ambiguïté, si l’on ose dire : il s’agit d’une transcendance dure ! La seule présence du divin dans le domaine de la création est celle qui résonne dans la parole des prophètes lorsqu’ils recueillent la Révélation. Ce qui a d’ailleurs pour conséquence de rendre d’autant plus difficile la revendication d’une parole sacrée par le poète. Son rôle serait au mieux de la paraphrase, au pire une forme de brouillage, et dans tous les cas un certain parasitage.

Les différences entre les deux religions sont suffisamment importantes pour nous inciter à prendre garde d’user du mot «monothéisme» sans précaution. Rappelons une donnée fondamentale côté christianisme : Dieu s’est incarné dans un homme. Il a «habité parmi nous», selon une expression en usage. D’autre part, sa présence n’est pas un événement circonscrit dans l’histoire : elle s’augmente à mesure que la «nouvelle» —qui traduit le mot Evangile— se répercute de bouche en bouche. Ce qui donne justement à la bouche de l’homme une part dans l’événement de divinisation du monde, d’irradiation de la présence de Dieu à travers l’ensemble de la Création.

Une réponse chrétienne

Il y a donc bien Révélation émanant d’un Dieu transcendant, qui ne se confond absolument pas avec la nature, mais cette Révélation, par quoi le Verbe de Dieu touche l’homme au plus profond, au point de prendre forme humaine et de s’incarner, ne cesse de se transmettre par la chaîne des témoins et d’entraîner, au-delà des humains, la nature tout entière dans l’accueil de la nouvelle. Le poète a donc bien ici un rôle à jouer, en ce qu’il porte en lui la parole par laquelle le monde opère sa propre transfiguration en réponse à la Révélation. Est-ce nécessairement quelqu’un qui use de vers et qui manie la rime ? Certes non ! Mais la vibration qui l’habite, en laquelle s’entend la clameur du monde, est une donnée suffisamment lourde pour que soit rendue vaine toute tentative de lui contester le titre en arguant de ces considérations.

Avant d’en venir au problème de la poésie en islam, essayons d’explorer ce que la pensée chrétienne peut avoir à nous dire à propos de parole poétique dans son propre univers. Et pour cela, allons voir, au risque d’une part d’arbitraire, ce que Jean-Louis Chrétien —dont le nom a été cité la semaine dernière— nous dit dans le chapitre final de l’un de ses premiers ouvrages : L’effroi du beau.

Mais quelques précisions d’abord sur le philosophe, décédé il y a à peine plus d’un an. Il compte parmi les représentants de la phénoménologie. Dépositaire, par conséquent, de ce mot d’ordre husserlien de «retour aux choses mêmes». Bien qu’issu d’une famille de gauche peu portée sur la chose religieuse, il va se faire connaître comme l’une des figures éminentes de la phénoménologie chrétienne. Le texte que nous nous proposons de présenter, parce qu’il s’inscrit dans le vif de notre sujet, à savoir la naissance de la parole poétique au contact de la chose, est un texte en lequel on devine, en sa puissance, le souffle de la conversion. Même si, comme il le dit, «la vérité de l’ivresse est de rester sobre»… Il s’agit donc d’un texte qui, dans sa retenue, respire encore la fougue de la jeunesse —l’auteur le publie à l’âge de 35 ans— et l’ivresse de la foi.

Les pages que nous prélevons et qui vont nous permettre de redonner à notre hypothèse tout le poids de sa légitimité, sans toutefois trancher dans un sens ou dans l’autre, forment un court chapitre d’une douzaine de pages dont le titre est : «Les répons impossibles». Le mot «répons» renvoie à la liturgie. Il désigne le chant religieux exécuté par le soliste qui est repris par le chœur. «Répons impossibles» suggère que l’expérience du beau, dans les choses, donc dans le domaine du créé, donne lieu d’une part à une réponse qui relève du liturgique et, d’autre part, à l’épreuve d’une impossibilité du chant qui devient elle-même le cœur de la réponse.

L’espace du louable

Face à l’objection évoquée plus haut d’une éventuelle paganisation du monothéisme —à laquelle s’expose le romantisme—, nous répondons qu’il est ici question, tout au contraire, d’une transformation du paganisme : de sa conversion à l’unicité d’un appel qu’il porte déjà en lui !

Le texte commence par ces mots : «Quand brille la lune, le plus malheureux, dit un poème japonais, n’est pas l’aveugle, mais le muet.» Le décor est planté : nous sommes dans le rôle du spectateur face au monde, qu’il soit occidental ou oriental. Et dans ce spectacle qui nous est donné, nous faisons l’expérience du beau… Pourquoi le muet, plus que l’aveugle, est-il le plus malheureux ? Parce que face à la beauté, la joie est de répondre par le chant de louange. Et c’est à vrai dire la seule réponse possible : «La louange est face à la beauté notre seule possibilité d’être» ! Mais pour joyeux qu’il soit, le chant commence par être empêché dans le silence : «Toute vraie louange reste d’abord interdite», écrit J.L. Chrétien. Et la beauté, de son côté, ne serait pas la beauté qu’elle est si elle ne nous dépossédait pas de nos moyens, si elle laissait intacte notre maîtrise de la parole… Car ce qui surgit nous excède : «Son aurore absorbe la clarté de nos lampes».

Toutefois le «chant impossible» n’est pas absence de chant : il est «louange native» ! Passer de la louange native à la louange tout court, serait-ce cependant surmonter l’impossible ? Non, nul rapport de force ici. Il revient au chant, au contraire, «d’habiter» l’impossible. C’est dans cette habitation de l’impossible que la voix pourra se dénouer ! Et elle le pourra parce que la louange a changé de source : son écho vient désormais de ce qu’elle loue. La voix qui résonne en nous est désormais celle que nous prêtons au louable… Elle n’est plus tout à fait nôtre !

«Il appartient à l’essence même de la louange qu’elle ne puisse circonscrire ce qu’elle loue. Elle ne va vers lui qu’à en provenir», dit encore Chrétien d’une de ses formules qui frappent l’esprit, tout en dénonçant les louanges comparatives, qui «ne savent pas louer».

Le beau est donc le lieu d’un changement de provenance de la parole. Disons que c’est le premier acte de cette dramaturgie. La parole interdite est une parole dessaisie de son pouvoir habituel, qui est de disposer de mots pour les rapporter à ce qui est perçu en les proférant. Ici, face au «louable», le changement qui survient est que c’est le louable lui-même qui ouvre son propre espace, d’où résonne le chant. Ce n’est pas tout : «Non seulement le louable ouvre lui-même son propre espace, mais encore cet espace devient le monde entier. Il ne saurait être une belle forme apparaissant sur un fond indifférent, mais comme la proue de la beauté du monde».

Nous voilà dans le second acte : avec la beauté de la chose qui nous ravit, c’est la beauté du monde qui nous saisit. Ainsi, en prêtant ma voix au louable, c’est à un chant vaste que je me fais l’écho. C’est ce que le philosophe appelle le «caractère polyphonique» de la louange : «Toujours elle est chorale. Quand je loue, jamais je ne le fais d’une seule voix, mais laisse la mienne comme se fondre dans toutes les voix du monde…».

Ce qui transforme tout en louange

Face à la beauté, la voix du poète —mais aussi de tout homme touché— est celle qui porte tous les «chants ensorcelés dans leur perpétuelle imminence», qui se trouvent ainsi déliés. C’est la voix qui est «lourde du chant de toutes choses» et qui, par cet afflux qui la submerge, succombe sans s’effacer.

Nous arrivons sans doute ici au troisième acte. Bien qu’altérée, et transformée par la joie du chant qui sourd de toutes parts, la voix, non seulement ne se perd pas, mais se découvre un timbre «imprévisible et neuf» : le timbre de la plainte ! «La pure joie de la louange en son intimité palpite de douleur», écrit le penseur. La douleur n’est pas celle du sacrifice de soi, de cette immolation dans le chœur de toutes choses. Elle est de ne pouvoir louer assez ! Et, à vrai dire, c’est de cette douleur-là que les lèvres se desserrent et que s’élance enfin la parole de louange. Tant qu’elle était seulement inondée par la chorale du monde, la parole n’avait pas encore rompu le silence : elle le fera sous le poids de la douleur ! «Toute louange est plaintive, car nos lèvres ne s’ouvrent pour le chant que par la blessure du beau» ! Et c’est l’insuffisance à célébrer qui ouvre la faille d’où la plainte «éclate en parole». Le chant de louange est donc un chant plaintif, qui porte à la parole «notre souffrance de ne point louer assez». Jean-Louis Chrétien parle ici, à propos de cette souffrance, de «pierre philosophale qui transforme tout en louange».

Voilà donc ce qui se donne à considérer et à méditer d’une expérience religieuse de la poésie en contexte chrétien, dont nous devrons tenir compte, et pas seulement quand nous aurons à nous confronter aux poèmes de Charles Péguy et de Paul Claudel… «Rien ne manque à la beauté, sinon ce qui n’est pas même un manque, mais la seule chose qu’elle ne puisse se donner à elle-même, ce qui n’est pas là dans l’explosion des étoiles, dans le soulèvement des montagnes, ni dans l’ivresse de l’espace s’accroissant de son propre vertige — la blessure qu’elle fait à un cœur mortel».

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