Il s’agit dans ce livre, passionnément écrit par l’universitaire Rafika Bhouri, et intitulé «Fi al miyeh al maliha» (Dans les eaux salées) d’une autobiographie. Une attachante autobiographie qu’on pourrait qualifier de «littéraire», puisqu’elle développe un style, c’est-à-dire une écriture singulière avec des phrases ciselées, une certaine musicalité, des images et bien sûr des émotions à communiquer au lecteur ou à faire jaillir en lui-même.
C’est aussi une autobiographie franche et claire, sans détours et sans masque, énoncée à la première personne du singulier. Le «je» qui y est mis en action, est tout à la fois un «je» de l’énonciation foncièrement subjectif, un «je» narratif «autodiégétique» et un «je» personnel qui se raconte et raconte le monde autour de lui selon un point de vue omniscient et féministe où l’auteure sait absolument tout sur son personnage qui n’est personne d’autre qu’elle-même. Elle sait tout et ne nous dit de sa personne et de sa vie que ce qu’elle juge bon de nous dire. Y aurait-il de l’autofiction dans cette narration de soi-même ? Y aurait-il peu ou prou de ce «mentir vrai» qui correspondrait à quelques embellissements, à quelques édulcorations ou dramatisations, à des ajouts ou des fabulations ? On ne pourrait le savoir vraiment ! Car tout porte à croire que Rafika Bhouri, qui a le porte-plume attaché à son cœur, est ici indéfectiblement elle-même : naturelle, simple, humble, sincère, entière et pleine de cette candeur poétique toute exquise. Tout prête à penser aussi qu’elle n’est pas tellement motivée par le projet d’un vrai roman autobiographique qui transformerait une biographie personnelle en une œuvre d’art où le narrateur-scripteur se fictionnaliserait en prenant de la distance par rapport à lui-même qui deviendrait un personnage (et non plus une personne) et ne se raconterait pas seulement, mais s’écrirait, c’est-à-dire se métamorphoserait en un produit artistique, se referait dans les mots créateurs de son propre texte. Non ! c’est clair ! Rafika Bhouri, qui en a gros sur le cœur et qui est puissamment mue par le désir de regarder en elle-même, de «s’autopsier» («Qui serai-je ?») dans l’espoir d’exorciser ses «démons» intérieurs, avance vers le lecteur à visage découvert et lui signifie à chaque instant qu’elle lui raconte bien sa propre histoire à elle, son chemin à elle, ses faiblesses à elle, ses plaies et déchirures à elle, ses réminiscences et inhibitions à elle, ses petites gloires de syndicaliste insurgée contre l’injustice, les profondes eaux troubles ou salées de la vie qu’elle a traversées à la nage, péniblement, en risquant de s’y noyer, les illusions dont elle se berçait en rêveuse humaniste, les êtres intéressants ou futiles qu’elle a rencontrés au hasard de sa route, les personnes chères aux yeux de qui elle a trouvé grâce, notamment le grand-père tant aimé, et les jours de sel et de fiel qu’elle a vécus, étudiante courageuse à Tunis, en dépit du conservatisme de la famille, puis professeur universitaire constamment présente et combative dans l’arène syndicale. Ce sont aussi des jours lumineux marqués de rêve et d’espérance, la vivace nostalgie d’une enfance, somme toute heureuse, baignée de parfum, de voix rassurantes et de lumière, la mer de Monastir (son «premier amant», p. 185) où elle se baignait amoureusement, qu’elle raconte, presque spontanément, sans fard ni rimmel, et avec une jouissance qu’expriment aussi de nombreux morceaux poétiques dont elle a émaillé son texte et où pleinement s’épanouit le «moi» réprimé, quelque peu aliéné, souvent indigné et qui trouve dans ces vers, en arabe littéraire ou en dialecte tunisien, comme dans toute cette autobiographie, une éclatante revanche sur la réalité toujours décevante, en dépit de «la révolution» «bénie» ( !) et tant fantasmée, idéalisée et glorifiée comme si elle était l’arche de Noé venant sauver l’humanité toute entière du déluge !
Partout dans ce texte saisissant de Rafika Bhouri, nous parvient, des interstices de l’écriture, la voix sincère et amicale de l’auteure qui nous dit continûment que ce texte est un véritable miroir de son âme fondamentalement inquiète qui quête, à travers les brumes et les nuages, les signes radieux de la vie. Ici, plus qu’ailleurs, «Le style est le visage de l’âme» (Morier), et plus qu’ailleurs, «le style est l’homme–même» (Buffon) ou plutôt la femme-même qui s’écrit dans la transparence la plus totale, en exprimant sa personne dans une langue essentiellement dénotative, directe et claire . La trace scripturaire monte du plus profond d’elle-même, sans filtre ni prisme.
Dans cette autobiographie qui a aussi valeur de témoignage sur une période importante de l’histoire de la Tunisie, Rafika Bhouri fait un sort spécial à ce qui a été baptisé, à tort ou à raison, par les uns comme par les autres, «révolution de la dignité» ou «révolution du peuple» ou encore «révolution de jasmin» et qui correspondait aux événements politiques et sociaux ayant secoué la Tunisie, entre décembre 2010 et janvier 2011. Tout au long de nombreuses pages, elle a parlé de cette «thawra» (révolution) qui l’a soudain catapultée sur les terres vierges des rêves et des chimères et dans laquelle elle a plongé avec une puissance généreuse qu’elle a puisée en elle-même, dans ses vieilles convictions qu’elle défendait à cor et à cri et que rien ne pouvait ébranler ou remettre en question, dans l’écume de la rage que faisait naître en elle le despotisme policier de l’ancien régime, mais aussi au fond de ce beau mirage tenace dans lequel elle s’enferrait et qui était la «révolution» elle-même, celle qui donnerait aux Tunisiennes et Tunisiens tous les droits bafoués lors des années de braise, celle, «miraculeuse» ( !), après laquelle la fervente syndicaliste qu’est Rafika Bhouri, était apparue tout auréolée de prestige et de bonheur et dans laquelle elle s’était lancée à corps perdu comme si elle la conduisait tout droit à «la cité idéale» de Platon. Victime de son propre enchantement, l’auteure de ce texte, très favorable à l’idée d’une «révolution» réelle, ne pouvait au début deviner ce qui se tramait dans l’ombre. Elle ne pouvait ou ne voulait se demander si cette «révolution» subite que nul parti politique et nul vrai leader reconnu n’ont encadrée ou eu la possibilité de préparer, n’était pas en fait un complot ou un coup d’Etat comme certaines puissances politiques et financières savent l’ourdir, dans les pays du tiers-monde, en chevauchant la colère populaire et en déblayant le terrain à l’infiltration dans la contrée agitée et sidérée par les «lumières» de la «révolution» d’autres tyrans bien plus dangereux. Enivrée comme beaucoup de la «révolution», elle ne pouvait voir venir la déroute amère de la gauche à laquelle elle appartenait, la montée spectaculaire de l’obscurantisme violent, puis le désenchantement général qui a laissé dans la bouche de tous et de toutes un goût de cendre. Savait-elle au commencement qu’elle pleurerait un jour toutes les larmes de son corps, non pas du tout pour regretter la chute programmée d’un despote qui se voulait tout de même éclairé, mais parce qu’elle aurait enfin découvert que tout un pays s’était laissé abuser ?
Rafika Bhouri, qui nous apprend dans cette autobiographie qu’elle s’est vaillamment battue, durant plusieurs mois, aux côtés des femmes et des hommes pour essayer de faire triompher les idéaux de la «révolution» formulés en jolis slogans et criés dans de grandes manifestations, et qui nous apprend aussi avoir appartenu à une certaine coalition politique provisoire de gauche où elle avait assisté à la vanité des ego malades et aux escarmouches des leaderships ayant commencé à rompre son enchantement, ne nous parle en fait que fort peu de sa déception, et jusqu’au terme de son livre qui s’étale sur une trentaine de chapitres, évite de se poser cette question principale, radicale, historique, à laquelle il faudrait enfin savoir répondre objectivement,courageusement et indépendamment de tout fanatisme, propagande ou calculs politiques : «Ce qui s’est produit le 14 janvier 2011, en Tunisie, était-il une révolution, une vraie» ? Rien n’est moins sûr, à notre humble avis !
Rafika Bhouri, dans ses mémoires, ne cherche pas à répondre clairement à cette question, mais, à l’entrée de son livre (p. 9) comme à sa clôture (p. 221), elle se demande «pourquoi elle a choisi pour elle-même la route de la perte», à l’instar de Ali Ben Essoltan dans le conte populaire que lui racontait, la nuit, son grand-père aimé plus que tous et dont elle se souvient encore en rédigeant le paragraphe ultime de ses mémoires.
Pour terminer, cette autobiographie de Rafika Bhouri, écrite dans une langue arabe pleine de vertus et où vibre l’âme d’une femme pleine de qualités humaines et littéraires, donne à réfléchir et mérite largement d’être lue. Félicitations !
Rafika Bhouri, «Fi al miyeh al maliha», Sfax, éditions Mohamed-Ali Hami, 2019, 224 pages.
Rafika Bhouri est enseignante universitaire de littérature arabe moderne à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse. Elle est aussi poète, critique littéraire et auteure de livres pour enfants.