crédit photo : Ahmed Zarrouki
Samedi dernier à l’avenue Habib-Bourguiba à Tunis, des dizaines de jeunes ont protesté contre la condamnation de trois personnes à trente ans de prison suite à la consommation de cannabis. En effet, la tension est montée d’un cran au centre-ville où des jeunes sont descendus dans la rue pour exprimer leur ras-le-bol face aux dispositions qu’ils jugent liberticides de la loi 52 sur la consommation de stupéfiants.
Alignés comme à la parade, des policiers, protégés par leurs boucliers, ont opté pour la retenue en dépit des multiples provocations des jeunes manifestants. Jet de projectiles et de peinture sur les policiers, insultes, violence, gestes ignobles et autres, ces manifestants sont en effet entrés en provocation des forces de l’ordre, mais la situation n’a pas, heureusement, dégénéré, et ces jeunes se sont progressivement retirés pendant l’après-midi.
Alors que de nombreuses manifestations ont déjà été organisées ces dernières semaines, les jeunes en colère battaient de nouveau le pavé samedi dernier. Si la violence policière a été lourdement soulignée lors des dernières manifestations, cette fois-ci la police a été prise à partie à Tunis.
Effectivement, ce qui a marqué le plus cette mobilisation sociale, c’est notamment le nouveau mode de protestation adopté par ces jeunes manifestants qui ont aspergé les policiers de peinture de différentes couleurs, on se croyait même dans un festival de couleurs. Sauf que ces gestes auraient pu causer des dégâts physiques à ces policiers qui ne faisaient que faire leur travail, en faisant preuve de retenue.
Au fait, ces jeunes manifestants réclament notamment l’amendement de la loi 52 qui, selon eux, «détruit toute une génération». Des jeunes ont également appelé à la légalisation de la production, de la vente et de la consommation de cannabis à l’instar de plusieurs autres pays qui ont franchi le pas. Ces manifestations ont été également l’occasion pour appeler à la libération des jeunes arrêtés lors des derniers événements sécuritaires et protestations en Tunisie, et pour nous rappeler également la précarité de la situation sociale en Tunisie. Le pays vit, depuis plusieurs semaines, sous tension sociale.
L’opinion publique sous le choc
Le débat autour des peines contre les consommateurs de cannabis resurgit au moindre incident. Tantôt oublié et éclipsé par les événements nationaux, tantôt posé sur les réseaux sociaux et à travers les campagnes et initiatives citoyennes, ce débat dissimule un malaise social et une polémique législative autour du sort d’une jeunesse livrée malheureusement à la dépendance et auxquels l’Etat peine à trouver des solutions.
Le débat a été rouvert récemment suite à une condamnation jugée extrêmement lourde à l’encontre de trois jeunes accusés d’avoir consommé du cannabis. En effet, le Tribunal de première instance du Kef a condamné récemment trois jeunes à trente ans de prison — la peine maximale — pour détention et consommation de quantités de stupéfiants, de cannabis, dans un endroit public, à savoir un stade.
Cette condamnation a provoqué une large polémique et s’est rapidement transformée en un débat public ouvrant la voie à une campagne sur les réseaux sociaux appelant à l’amendement de la loi 52 sur la consommation de stupéfiants et sur fond de laquelle, ces trois jeunes ont été condamnés, mais ils se réservent tous les droits de faire appel de cette condamnation.
Détaillant et justifiant cette décision de justice qui a choqué l’opinion publique, Faouzi Dhaouadi, porte-parole au Tribunal de première instance du Kef, a laissé entendre que «l’un des prévenus, le gardien du stade en question, a caché une quantité de cannabis dans les vestiaires et les trois prévenus ont consommé ces matières stupéfiantes dans cet établissement sportif », soulignant que l’article 11 de la loi 52 impose, dans ce cas, l’application de la peine maximale, puisqu’il s’agit d’une consommation dans un lieu public. D’après l’article 11 de cette loi, «le maximum de la peine prévue sera prononcé à l’encontre de quiconque aura commis l’une des infractions énoncées précédemment dans l’un des endroits publics suivants : mosquées, hôtels, cafés, restaurants, jardins publics, établissements administratifs, ports aériens ou maritimes, stades, établissements sanitaires ou prisons».
Vers un front de «libération du cannabis»
Sauf que ces explications n’ont pas convaincu l’opinion publique, une large campagne appelant à amender cette loi controversée s’est installée sur les réseaux sociaux, où d’innombrables internautes ont appelé même à la légalisation du cannabis en Tunisie. D’ailleurs, des manifestations sont prévues contre cette condamnation.
Au fait, nous apprenons qu’un comité de soutien à ces jeunes a été rapidement mis en place par des activistes, des avocats et des personnalités publiques. Contacté par La Presse, Aymen Rezgui, membre dudit comité, explique qu’il aura pour principal objectif de soutenir et d’assister légalement ces jeunes et leurs familles, mais aussi de préparer une conception pour geler la loi 52. «Il s’agit d’une initiative qui vise à geler la loi 52 ou du moins quelques articles, en attendant la conception d’un projet de loi qui sera présenté au gouvernement comme une solution à cette loi liberticide», a-t-il expliqué. Et d’annoncer que ce comité de soutien à ces jeunes contribuera également à la formation d’un front de libération du cannabis (FLC) qui sera annoncé le 26 février prochain. «Nous travaillons en coordination avec un groupe d’avocats, mais aussi avec des personnalités publiques pour mettre fin à ces condamnations et pour libérer la consommation du cannabis en Tunisie, en présentant les différentes approches économiques, légales et sociales», a-t-il également noté.
D’ores et déjà, cette loi est continuellement critiquée par les composantes de la société civile et notamment par les défenseurs des droits humains et des libertés individuelles. En 2017, les efforts et la pression de la société civile ont conduit à une avancée législative en matière d’assouplissement de cette loi jugée liberticide. Le 25 avril 2017, le Parlement avait en effet assoupli la sévère et controversée loi sur les stupéfiants en votant un amendement permettant aux magistrats de prendre en compte les circonstances atténuantes, et donc d’éviter dans certains cas la prison à des personnes accusées de contrevenir à la loi en question. Sauf que jusqu’à nos jours, cet amendement n’a pas amélioré la situation, l’application des dispositions de ce texte légal reste toujours tributaire du pouvoir d’appréciation des juges tunisiens.
Promulguée en 1992, la loi 52 prévoit une peine minimale d’un an de prison pour «consommation de stupéfiants» et interdisait, sous l’ère Ben Ali, aux magistrats de prendre en compte toute circonstance atténuante. A l’époque, elle renvoyait plutôt à une arme politique pour réprimer les voix critiques à l’égard du régime.
Depuis la révolution, un long parcours a été entamé par les organisations de la société civile pour amender cette loi et même la supprimer en présentant d’autres solutions de rechange. D’ailleurs, sa modification a fait l’objet d’une promesse électorale par l’ancien Président de la République feu Béji Caïd Essebsi mais un projet de loi en ce sens est resté bloqué au Parlement.
Un débat autour de la légalisation du cannabis en Tunisie a également accompagné ces initiatives visant à supprimer cette loi controversée. D’ailleurs un parti politique, le parti El Warka (Hizb El Warka) a été lancé en 2019 avec un seul projet politique, légaliser la production, la consommation et la vente du cannabis en Tunisie. Pour son fondateur, l’avocat Kais Ben Halima, «la libéralisation des drogue désigne le processus visant à réduire, voire à éliminer la prohibition des drogues. On préconise dans ce cadre une décriminalisation de la consommation de drogues ainsi qu’une légalisation du cannabis».
Egalement en 2019, un collectif citoyen avait été créé pour légaliser le cannabis en Tunisie. Pour ses fondateurs, «cette guerre contre la drogue n’a engendré qu’une augmentation du crime organisé, du nombre de consommateurs ainsi que de la population carcérale».
Absence d’une stratégie de désintoxication
Face à la recrudescence de la consommation de drogue, un phénomène accentué par un inquiétant taux de décrochage scolaire, la Tunisie peine toujours à adopter une stratégie misant sur la désintoxication comme solution à toute forme d’indépendance largement observée, notamment dans les rangs des jeunes. La Tunisie ne compte qu’un seul centre de désintoxication à Sfax, et dont l’activité n’est pas promue par l’Etat. On accuse, en effet, l’absence d’une stratégie nationale en matière de lutte contre la dépendance aux drogues. L’ancien ministre de la Santé, Said Aidi, explique à cet effet que son département avait «préparé tout un programme national pour lancer plusieurs centres de désintoxication et est parvenu à assurer les fonds nécessaires, mais depuis son départ, le projet a été enterré». D’après les autorités sanitaires, la Tunisie compte près de 300 mille toxicomanes, un chiffre bien en deçà de la réalité selon les spécialistes.