«Si tu veux que l’on t’entende, tu cries ! Si tu veux que l’on t’écoute, tu chuchotes». Ce dicton, haut en sagesse, décrit parfaitement l’état d’esprit de l’artiste plasticien Sylvain Montéléone pour qui le silence crie les souffrances et les émotions les plus enfouies, celles que les mots ne sauraient exprimer mais qui pourraient exploser au grand jour via la toile. «Les cris du silence» est en effet l’intitulé d’une exposition d’un soir, tenue lundi 20 mai à la Galerie d’art et d’essai «Le Damier», à Tunis.
Près d’une vingtaine d’œuvres plastiques ont été les vedettes de l’exposition. Traitées selon des techniques différentes, empruntant des couleurs imposantes, les peintures ont mis à nu tous les tourments d’un artiste tiraillé entre le passé et le présent, entre la nostalgie et le vécu, entre les cris — le vacarme, le brouhaha et le tumulte — infligés par la vie et le silence, dont les cris ne sont autres que les plaintes de l’âme.
En entendant les airs orientalistes que produisaient les doigts d’un joueur de luth, tel un écho chatouillant, les visiteurs ont admiré, une à une, les différentes peintures, les différents états d’âme, sources d’art. «Je suis parti du fait que les cris sont intérieurs. Ils sont inhérents à l’âme, à l’esprit et au corps…Le silence est riche en cris», explique le peintre. Aussi a-t-il mis en exergue la première peinture pour mettre le visiteur dans le contexte. «Les silences du passé» se présente comme une peinture de genre à la tunisienne. Trois femmes, dont la beauté est plus qu’anodine, sont vêtues de «h’rem» traditionnels ( des écharpes ) et de la «foulara» ( foulard ). Elles jouent, chacune, de la musique en laissant leurs traits exprimer leurs «cris du silence», leurs blessures passées et encore sanglantes. Mais qui pourrait donc écouter leur musique ? A l’arrière-plan de la toile, le souk de la Médina baigne dans une effervescence incessante ! Ce duel entre la vie quotidienne et son vacarme et entre le «moi» et son silence aboutirait-il au dénouement ? Certainement pas ! Car, tout comme le présent, le passé est vivant… «Nous avons tendance à passer le passé sous silence ce qui est aberrant ! Le passé, même camouflé par le silence, demeure vivant !», indique l’artiste, confiant.
La sublimation
Usant de la technique de l’acrylique mixte sur toile, Montéléone nous a présenté trois personnages dont «Jazz toujours…je t’écoute…en silence». Cette peinture plonge l’admirateur dans un contexte spatio-temporel autre que celui de l’ère du digital, soit celui du music-hall, du bon vieux temps. Trois messieurs jouent au saxophone, à la trompette et à la guitare. Forcément, voire naturellement, l’un des trois personnages est de couleur foncée. Le jazz est né des cris que s’efforçait d’étouffer la communauté noire américaine, donnant ainsi lieu à un rythme touchant, sensuel et fervent. La toile est certes, silencieuse, mais le son du jazz dispute la place au monsieur jouant au luth, assis, curieusement, juste au-dessous !
Entre grogne et sérénité
Loin d’être monotone, le silence s’avère être une richesse, un mouvement inlassablement renouvelé selon l’état d’âme et selon le vécu. «Le monde du silence» présente, en effet, le parfait mariage entre l’atmosphère, la mer, et la flore. Un tourbillon vivant et vivifiant invite à l’évasion dans un univers placé sous le signe d’une dualité salutaire, représentée par le bleu (le ciel, l’eau, la mer, le blues…) et le vert ( la vie, l’énergie positive et la sérénité ). Mais «L’écho du silence», lui, semble beaucoup moins apaisant. Cette toile présente, en effet, un ciel ombré où le bleu fait un ciel annonçant les prémices d’un orage. La barque — symbole de l’unique échappatoire — semble être lugubre. Des «points de suture» relient le ciel et la terre, empêchant ainsi le débarquement vers d’autres mers. Cette toile poignante reprend, en quelque sorte, les pratiques dont usent les protestataires qui, pour témoigner de leur grogne, se font suturer leurs bouches. Le silence devient, dans ce cas, plus fort, plus puissant et plus cruel que les cris.
Hymne à la femme
Evidemment, le silence se manifeste dans les œuvres de Montéléone sous plusieurs formes, sous plusieurs aspects. Dans «Le silence et le mépris», une silhouette imprécise où les traits — ou l’expression — font défaut face à un jaune éclatant. Le mépris peut aussi être trahi par le silence, l’indifférence. Mais «Le silence du temps», tel que l’humain le vit, semble plus pesant pour la femme que pour l’homme. Cette toile en encre met en exergue deux personnes : un homme d’un certain âge, et dont la silhouette est tracée en blanc sur un fond noir, tourne le dos au visiteur. La posture inversée, la tête en bas, il s’appuie sur une canne. Cette même canne sert d’un appui à la femme. Vêtue majestueusement mais humblement d’un sefsari, la femme garde la tête sur les épaules, les pieds sur terre. Abattue par le temps, elle continue tout de même à lutter pour la vie, son couffin de ménagère à la main. Elle, tout comme son alter ego ne voient pas le temps passer. La vie les a condamnés, tous les deux, à la mener sans se rendre compte du passé. Pourtant, chaque minute de plus est, en vrai, en minute de moins…
Art versus horreur !
Nostalgique, romantique, moderne, intemporel, voire universel, l’esprit du plasticien ne reste aucunement indifférent à la cruauté de la vie. Tout humain peut lire l’horreur tout en restant silencieux. Mais au fin fond de lui-même, des cris de souffrance scandent en permanence. Dans «l’écrit du silence», le peintre nous présente une toile abstraite dans laquelle il a pris soin d’introduire des faits divers, des collages de journaux, de publications digitales qui nous plongent tout droit dans l’horreur de la vie moderne, dans le crime et ses victimes. L’art et l’évasion se trouvent ainsi flagellés par le mal, lequel devient une composante du quotidien.
En quittant la galerie d’art et d’essai, la question que l’on peut se poser n’est autre que : sommes-nous capables d’écouter les cris du silence qui gémissent en nous-mêmes ? Tendre l’oreille au silence constitue déjà le début d’un travail sur soi qui déclencherait, sans doute, plus d’interrogations que de réponses…
Photos : Koutheïr KHANCHOUCH