Mes odyssées en Méditerranée | Piccola Chichilia: Souvenirs d’un Sicilien de la Petite Sicile de La Goulette

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« … Du côté de la ‘Piccola Sicilia’, les Italiens et les Maltais, adorateurs de la bière et du vin, de la bonne chair fraîche du poisson en tout genre, sentaient la bonne marée de notre pays de cocagne. Ils avaient le monopole du poisson sur les quais de La Goulette. Les cafés, mais plus les brasseries, n’étaient fréquentés que par les hommes. Rares étaient les épouses autour de leur table à kif. Les adorateurs du poulpe, des ‘trillias’*, des coquillages, etc. Sans oublier le bon vin de la bonne treille qui a marqué de ses indélébiles affections, respect et gentillesse ce petit coin de paradis terrestre que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. À la veille du 15 août, jour de l’Ascension et de la sortie de la Madone de Trapani, je leur présente mon profond respect. Sans eux, La Goulette se serait trouvée handicapée d’un énorme apport culturel. Beaucoup d’entre eux étaient mes compagnons de classe et de jeux :  Norrito, Buffa Rita, aux deux sœurs Marie Croce,  Baldaquino, Camilléri…

Il y a des vents qui passent et ne laissent pas d’empreintes, mais celui dont je vous parle s’inscrit sur tous les murs de nos souvenirs. Et il risque encore de trouver de nouvelles pierres pour mieux soutenir sa fondation… »

Il y avait deux façons pour rejoindre le quartier dit de la ‘Piccola Chichilia’ de La Goulette, soit en descendant à la station ferroviaire nommée le BAC, ou alors par La Goulette Neuve. Le regard du visiteur qui, pour la première fois, pose le pied sur l’un des deux quais de ces stations, était déjà attiré par le clocher de l’Église qui surplombait ce quartier sud de La Goulette. Ce quartier réservé aux seuls Goulettois, Italiens et Maltais de notre banlieue, avec ses petites ruelles dallées, enchevêtrées et ses grandes fenêtres aux persiennes à demi-closes, était la réplique même de ces villages siciliens de la Sicile profonde, qui surplombaient les collines et les champs.

Chez eux, à La Goulette par contre, tout était plat et point de pentes raides ni de descentes abruptes. Les murs aux couleurs blanc pâle, rongés par l’humidité, laissaient apparaître bien des croûtes. Il y avait beaucoup plus d’ombres que d’espaces ensoleillés, au vu de l’étroitesse des rues aux noms grecs ou romains. Seule la grande place de l’Église était ensoleillée et les Goulettois siciliens, tels des lézards, venaient se dorer sur ce parvis qui leur était réservé. Pour rencontrer ces vieux et jeunes natifs du quartier, il y avait deux moyens : soit les rencontrer tous endimanchés à la sortie de l’église un dimanche matin, soit en allant à leur rencontre sur les quais du vieux canal, en toute saison, car les quais étaient leur raison de vivre et leurs balancelles leur subsistance.

J’ai eu la chance de côtoyer des jeunes filles « communiées » et de sentir à travers ces rues l’odeur spécifique des mets italiens à base de poisson. La plupart des maisons avaient des escaliers en pierre bien usées, bien sombres, coincées entre deux murs délabrés, point de rampe ni d’appui et ces portails n’avaient pas de verrous ou de codes digitaux. Certaines portes des appartements, souvent en bois massif, donnaient sur la rue et je pouvais voir les maîtresses de ces maisons balayer devant leur seuil. Les balcons donnant sur la rue étaient rares, sauf du côté du canal, et la plupart d’entre eux servaient à l’étendage du linge ou alors de vue panoramique le jour de la sortie de la Sainte Vierge… On pouvait voir aussi, sur cette fameuse place de l’église, ces saillies de béton dans un piteux état, à tel point que les entrailles, poutres, squelettes de fer de retenues bien rouillées, tenaient par la grâce de la Sainte patronne du quartier. Certains rares balcons se sont effondrés sous le poids de la famille.

Ce décor typique s’apparentait aux maisons colorées de la grande Sicile, de la Sardaigne et à toutes ces maisons du bassin méditerranéen tant par l’architecture que par ce mode de vie bien propre aux natifs de ces régions. Toutes les fois que je visitais tel ou tel quartier durant mes pérégrinations dans ces pays étrangers, je disais : «… Zut on dirait notre petite Sicile !». J’avais l’impression de retrouver des visages connus, surtout ceux de ces vieilles femmes aux visages burinés par le soleil et les intempéries. Même fichu, foulard et même mode de vie. Comme si le temps s’était figé au-delà des siècles et au-delà des frontières…

Piccola Chichilia: En siculo-tunisien, langue utilisée par la vieille communauté sicilienne de Tunisie pour indiquer le quartier de la Petite Sicile

Trillias: En siculo-tunisien, pour indiquer les rougets

Souvenirs d’un Sicilien de la Petite Sicile de La Goulette:  Extrait de A. Simeoni, «Mémoires et contes de la Méditerranée : l’émigration sicilienne en Tunisie entre les XIXe et XXe siècles» de Alfonso Campisi et Flaviano Pisanelli, MC Editions

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