« Baghdad wa kad intasafa el leylou fiha », autobiographie littéraire de Hayet Erraïs : L’art de s’écrire soi-même

 

L’autrice de cette autobiographie romanesque qui est l’écrivaine tunisienne à la production littéraire tout aussi constante que pluridimensionnelle et qui est loin d’être une inconnue en Tunisie comme ailleurs, Hayet Erraies, se met à informer sur son rapport personnel à la création dès les « seuils » (G. Genette) de ce livre (épigraphes et toute une page dédicatoire) : « Je ne peux écrire une phrase dans n’importe quel texte que lorsque je sens que mon âme s’y est établie et en a fait sa demeure… » (p. 3).

D’entrée de jeu, on réalise que la productrice de ce captivant « Baghdad wa kad intasafa el leylou fiha » (« Baghdad à Minuit » ou, plus exactement, « Baghdad quand la nuit y est à sa moitié » ) entretient avec l’écriture une relation fusionnelle semblable à celle des passions d’amour ; son âme y palpite et y habite. Car, c’est vrai, « le texte ne peut se débarrasser de l’âme de son auteur » (Ibid). La subjectivité enclose dans ce livre, celle naturellement de cette autrice et que porte ici essentiellement la première personne du singulier, franchement autobiographique, est ici donc totale, sans retenue ni détours. Souvent délicieuse, elle laisse transparaître à travers les mailles des souvenirs baignant complètement ce livre à la manière d’une crue puissante, affluant tous d’une ville grandiose solidement, affectueusement, arrimée à la mémoire « écrivante », l’être même de Hayet Erraïs. Un être très vraisemblablement sensible, quelque peu romantique, flottant dans une sorte d’état de grâce et incessamment nostalgique à la lumière du passé, une lumière chaude et rassurante que le temps n’a pu éteindre et que cette autobiographie où les réminiscences d’une ville (Baghdad) si attachante et si mystérieuse, si dangereuse aussi, s’accroissent continûment, à la manière d’un arbre durement enraciné, dans la mémoire affective de l’autrice remontant les jours et marchant à tâtons ou à grands pas, dans son passé. Il y a là une jouissance, une inestimable jouissance, tout à la fois mémorielle et scripturaire. Une jouissance narcissique et même inconsciemment libidinale, soutiendraient peut-être bien les psychocritiques freudiens. Fière de son passé courageux et heureux, à Tunis comme en Irak, forte de ses nombreuses publications et de sa bonne notoriété dans le domaine des lettres et des arts, Hayet Erraïes se met par elle-même, en toute souveraineté, sur un piédestal dans une écriture jouissive d’elle-même. Mêlant les pensées, les sensations et les images, elle évoque sa vie, sa vraie vie, avec une émotion vive, sans cesse recommencée, et en établissant une continuité entre son passé et son présent, une espèce de fil d’Ariane pour sa mémoire et son identité. Elle relate, tantôt avec joie, tantôt avec mélancolie, son expérience en Irak, lors de ses études de philosophie à l’Université de Baghdad, quelques années avant (1977-1980) et durant la première année (1980-1981) de la guerre ayant opposé « le pays des deux fleuves » à l’Iran et qui fut baptisée glorieusement «  Qādisiyyah de Saddam ». Le ressenti qu’elle exprime et écrit est plutôt agréable qui s’inscrit plutôt dans une écriture de bonheur, en dépit des quelques craintes (celles nées de la guerre) et des conditions quelque peu difficiles dont finalement elle s’est accommodée fort bien.

On est là en plein dans une autobiographie ou, peut-être, dans une autofiction où l’autrice aurait introduit des éléments fictifs ou aurait mis en œuvre, par endroits, une pensée onirique ou fantasmagorique. Peut-être aurait-elle seulement imaginé ou rêvé ou fantasmé certaines des choses qu’elle raconte et attribue à sa propre vie, uniquement pour vivre par les mots ce qui lui tient à cœur et qu’elle n’aurait pas vraiment vécu. Elle est la seule à le savoir et cela est, après tout, sans beaucoup d’intérêt pour le lecteur qui a, lui aussi, sa vie, son passé, ses rêves et ses fantasmes qui lui sont normalement plus proches et plus intéressants ! Tout l’intérêt ici, dans ces pages chaleureuses se laissant écrire aisément, et non sans beaucoup d’entrain par une mémoire motivée d’une insurmontable nostalgie, vivace et communicative, qui vibre d’amour, réside dans cette grande aptitude littéraire, artistique, à créer chez nous autres lecteurs l’envie de réception, c’est-à-dire ce vif désir de lire jusqu’au bout ce  narcissique  « raconter soi-même ». Hayet Erraies s’installe donc pleinement dans le littéraire qui est une recréation du monde et de soi en vertu des mots de la langue. Une Langue, sans doute, de qualité supérieure sous la plume féconde de cette autrice arabophone nourrie aux sources mêmes de la bonne littérature et qui se raconte tout en étant aux prises avec la matière verbale qu’elle façonne à sa guise, sculpte, crée quelquefois un nouvel ordre verbal afin de dynamiser sa syntaxe et son texte lui évitant la platitude et l’ennui. Le Processus narratif ou plutôt auto-narratif est continu, linéaire épousant l’axe horizontal du temps chronologique, avec une grande « référentialité » au monde des êtres et des choses et ne faisant rien pour brouiller les pistes. C’est une mise à nu volontaire et sans complexe de soi-même, mais non sans beaucoup de pudeur quand même et que la riche et remarquable forme verbale dans laquelle cette autobiographie est coulée, enveloppe dans une certaine magie dont est capable cette écrivaine talentueuse qui a déjà beaucoup écrit et publié : « Leyta Hind » (Ah Si Hind ! ) en 1991, « Saydet el asrarr Achtar » (La maîtresse des secrets, Achtar) en 2003, « Ontha elrih » (La femelle du vent), « Hikayet Fatima » (Les contes de Fatma),en 2003, « Ana et François… wa jassadi el moubaathar ala el attaba» (Moi et François… et mon corps dispersé sur le seuil), en 2009, « El Jassed el maskoun » (Le corps habité) en 2021, etc.Pour clore cette rapide présentation, disons tout simplement que cette autobiographie de Hayet Erraies entre toutes remarquable qui a déjà suscité plein d’éloges chez les critiques littéraires et dont on a fait deux éditions différentes (2018 et 2021), mérite d’être lue et aimé comme un beau roman.

Hayet Erraïs, « Baghdad wa kad intasafa el leylou fiha » Tunis,  Editions Dar El Kitab, 2021, 2e édition, 230 pages, format 13,5 X 21. ISBN- 978-9938-872-73-6.

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