Connu comme étant le plus lourd dossier de corruption dans l’histoire du pays, l’affaire BFT, ou la Banque franco-tunisienne, connaît, jour après jour, de nouveaux rebondissements. Actuellement, ce sont des soupçons de falsification et d’incohérence relatifs au rapport définitif de l’Instance vérité et dignité (IVD) qui secouent cette affaire, opposant principalement l’Etat tunisien à l’homme d’affaires et ancien actionnaire dans cette banque, Abdelmajid Bouden.
Dernièrement, c’est la commission de la réforme administrative à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) qui annonce «l’examen de l’affaire de falsification du rapport définitif de l’Instance vérité et dignité (IVD), s’agissant du dossier de la Banque franco-tunisienne (BFT)», appelant le chargé du contentieux de l’Etat à porter plainte à ce sujet contre tous ceux qui seront révélés par l’enquête, pour éviter que l’Etat tunisien ne paie d’importantes sommes.
En effet, ladite commission soupçonne l’IVD et notamment son ancienne présidente, Sihem Ben Sedrine, d’avoir falsifié le dernier rapport de l’Instance dans sa partie portant sur l’affaire BFT, ce qui pourrait engendrer d’énormes dégâts à l’Etat tunisien.
Lors d’une conférence de presse tenue récemment, les membres de la Commission de la réforme administrative, de bonne gouvernance, de lutte contre la corruption et de contrôle de la gestion de l’argent public ont annoncé avoir adressé une correspondance au ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières afin de fournir à la commission «ce qui prouve les contradictions entre le rapport de l’IVD déposé auprès de la présidence de la République et la version parue au Journal officiel».
Au fait, cette commission a pu relever des irrégularités entre les deux versions, celle envoyée à la présidence de la République, et l’autre parue au Jort et rendue publique sur le site officiel de l’instance. Mais elle est toujours à l’attente, depuis décembre, du rapport d’expertise sollicité par le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières portant sur la comparaison entre les deux documents.
Le président de ladite commission parlementaire, Badreddine Gammoudi, souligne qu’il y a, en effet, des «irrégularités dans le rapport» publié au Jort, et ce, après une audience des représentants des ministères des Domaines de l’Etat et des Finances, et que «le gouvernement n’a pas interagi sérieusement, surtout après la publication du rapport».
Mabrouk Korchid confirme
Contacté par La Presse, l’ancien ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières et actuel député à l’ARP, Mabrouk Korchid, confirme également ces soupçons de falsification dudit rapport de l’IVD, de manière à classer l’avocat franco-tunisien et ancien actionnaire dans cette banque, Abdelmajid Bouden, ayant engagé un long bras de fer juridique contre l’Etat tunisien, comme victime de l’ancien régime. «Cette classification officielle dans ce rapport parue au Jort va servir d’une preuve pour consolider la position de Bouden dans son litige contre l’Etat tunisien», nous a-t-il expliqué, affirmant même qu’il s’agit «d’une trahison contre l’Etat tunisien». Lui qui rappelle que l’ancien ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, Slim Ben Hmidane, avait également octroyé à Bouden un document de ce genre, en 2012, pour appuyer sa position contre celle de l’Etat tunisien.
Mabrouk Korchid nous affirme détenir des informations laissant croire que Slim Ben Hmidane comparaîtra prochainement en tant qu’accusé dans cette affaire devant la justice tunisienne. «Après avoir perdu tous les procès et toutes les tentatives pour se défendre, il comparaîtra en tant qu’accusé, devant la justice tunisienne», a-t-il insisté, rappelant que quatre autres personnes sont également impliquées dans cette affaire.
Zouhayer Makhlouf témoigne
Le député et ancien vice-président de l’IVD, Zouhayer Makhlouf, affirme dans ce sens que cette affaire est actuellement entre les mains de la justice. Dans une déclaration à La Presse, il affirme que «le parquet a ordonné l’ouverture d’une enquête et que trois anciens membres de ladite instance ont été auditionnés en tant que témoins». Cette décision, affirme-t-il, intervient suite à une plainte déposée par le chargé de contentieux de l’Etat.
Au fait, Zouhayer Makhlouf va également dans le sens de la confirmation de ces accusations de falsification portées contre la présidente de l’IVD. Il affirme que le rapport remis au Président de la République, le 21 décembre 2018, ne serait pas identique à celui publié au Journal officiel, en soulignant que «toute modification apportée au rapport après la date susmentionnée est considérée comme étant une falsification et un détournement de fonds». Il explique dans ce sens que ce rapport définitif a été remis à la présidence du gouvernement et au Parlement après les délais fixés par la loi, et que des ajouts supplémentaires dans la version parue au Jort ont été apportés au rapport sans l’approbation du conseil de l’Instance. Il soupçonne également l’ancien ministre des Droits de l’homme et de la relation avec les instances constitutionnelles, Ayachi Hammami, d’avoir facilité la publication de ce document au Jort, pour devenir une preuve de plus pour Bouden dans son litige contre l’Etat tunisien.
Dans le cadre de notre travail pour revenir sur les circonstances de cette affaire, nous avons essayé de contacter Sihem Ben Sedrine, pour commenter ces accusations, mais elle était injoignable. En tout cas, Ben Sedrine avait, dans des déclarations médiatiques, qualifié l’accusation de falsification et d’incohérence du rapport de l’IVD sur l’affaire BFT de «tentative ridicule de la part de personnes accusées de corruption et traduites devant la justice».
Selon nos informations, c’est un responsable dans le cabinet du président Kaïs Saïed qui a relevé ces irrégularités et cette incohérence entre les deux versions du même rapport. Ce même responsable a alerté le chargé de contentieux de l’Etat puisqu’il représente l’Etat tunisien dans cette affaire.
Retour sur l’affaire BFT
L’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT) concerne un litige qui dure depuis 36 ans, opposant l’Etat tunisien au groupe d’investissement Arab Business Consortium International (Abci). Ses répercussions sur le contribuable tunisien sont estimées à plus d’un milliard de dinars en préjudice direct.
Au fait, pour comprendre cette affaire d’une complexité sans égale, il faut remonter à ses origines datant des années 80 du siècle dernier. L’affaire de la BFT est une succession d’actes de corruption, d’escroquerie et de mauvaise gestion qui remontent à l’année 1981, avec la privatisation de cette banque confisquée pendant les années soixante à son propriétaire français, évoluant depuis dans le sillage de la Société tunisienne de banque (STB). Et c’est Abci Investment Limited, détenue à moitié par l’homme d’affaires tunisien Abdelmajid Bouden, qui s’est présentée pour cette opportunité afin d’acquérir la banque. Mais cette opération a été bloquée par l’Etat et au lieu d’être domiciliés à la BFT, les fonds destinés à acquérir la majorité des parts de la BFT ont été placés sur le marché monétaire et les intérêts versés à la STB.
Parvenu à la présidence du conseil d’administration de la BFT, Bouden a entamé un processus d’accusation contre la STB, exigeant la restitution de ces fonds propres à la BFT. Il saisit, d’ailleurs, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (Ccip). Depuis, un interminable litige juridique oppose principalement cet homme d’affaires à l’Etat tunisien jusqu’à ce que ce notre pays soit condamné à une amende de plus d’un milliard de dollars au vu de la complexité de l’affaire et des frais de juridiction. Quelques années plus tard, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (Ccip) s’est dite incompétente, et entretemps, après l’ascension de l’ancien président Ben Ali, la BFT a été placée sous administration judiciaire et Bouden, condamné à la prison, a décidé de quitter la Tunisie, contrarié de laisser tomber son droit de propriété.
En effet, face à ce qu’il appelle «une injustice avec appui politique», Bouden n’est pas resté les bras croisés et a décidé de saisir le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. Après plusieurs années de juridiction, le Cirdi condamne, en 2017, l’Etat tunisien dans cette affaire, ajoutant qu’il devra payer des dommages et intérêts au groupe bancaire londonien Abci, le tout estimé à plus d’un milliard de dollars, une somme colossale pour un pays livré à une crise financière inédite. Cependant, l’affaire est toujours en cours, et l’Etat tunisien pourrait éviter le pire.