Ya-t-il, en matière de poésie, de la fausse monnaie ? Du verbe sans souffle et sans grâce dont l’auteur voudrait pourtant qu’il lui rapporte des couronnes de lauriers ? Oui, bien sûr : qui en doute ? L’art de la contrefaçon, qui sévit dans bien des domaines, et dans celui de la pratique artistique en particulier, n’épargne pas la poésie. Mais, pour mieux se doter des moyens de faire la différence entre le vrai et le faux, peut-être vaut-il mieux cerner ce qui fait qu’une poésie mérite pleinement son titre de poésie. A quoi cela tient-il précisément qu’une poésie soit authentiquement poétique ? Seulement, dès qu’on pose la question, se bouscule à l’entrée une foule de théories qui émanent souvent des poètes eux-mêmes et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne disent pas la même chose. De Nicolas Boileau à Yves Bonnefoy, en passant par Paul Verlaine et Roger Caillois – pour s’en tenir à la poésie de langue française-, nous disposons de textes portant le titre d’«Art poétique» et qui contiennent des développements sur ce qui constitue les critères de la vraie et bonne poésie : en quoi la querelle des « arts poétiques » pourrait-elle nous sortir d’affaire ? A la fin du 19e siècle, comme nous avons eu l’occasion de le signaler plus d’une fois, nous avons assisté à une insurrection contre le formalisme en poésie. C’est ce qui a amené le triomphe du vers libre au 20e siècle. Cette insurrection avait déjà pour but de faire le tri entre vrais et faux poètes. Autour du groupe des Parnassiens – Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, Villiers de l’Isle-Adam… – s’était formé tout un courant de faiseurs de vers dont l’ambition principale était de briller en société. Contre le romantisme et sa célébration des sentiments personnels, on prétendait s’en tenir à quelque chose de plus austère où, laissant de côté les éruptions de l’inspiration, on reviendrait à la compétence technique en matière de versification. Un mot d’ordre avait été trouvé : l’art pour l’art ! L’art pour aucune autre cause que l’art ! Sauf que l’art en question penchait davantage, désormais, du côté de l’art de l’artisan que du côté de celui de l’artiste et de son grain de folie. Et que, dans ces conditions, la poésie dans la cité tournait au concours de versification, à la façon dont les ébénistes et les forgerons pouvaient aussi avoir leur concours… C’est cette situation qui a fini par susciter chez certains la pensée que la poésie faisait l’objet d’une dérive au goût de trahison. Et, dans un mouvement de rebuffade – dont des poètes comme Verlaine et Mallarmé furent les instigateurs -, on se mit à creuser hardiment la tombe de l’ancien vers classique. De sorte qu’il ne puisse plus servir de matière aux artisans rimailleurs…
Le critère de la vocation
Mais cette rupture avec la tradition allait-elle apporter une solution au problème du faux en poésie ? Dans un sens, elle allait au contraire l’aggraver. Car les prétendus poètes avaient jusque-là un obstacle technique à passer : beaucoup s’y heurtaient sans pouvoir se relever. De sorte qu’existait malgré tout une certaine sélection. Après cette « crise du vers », selon l’expression de Mallarmé, tout un chacun pouvait, sans s’embarrasser ni de métrique ni de rime, produire quelques phrases au style emphatique et, en en disposant les parties sous forme de « vers libres », se féliciter d’avoir offert au monde un poème. Pourtant, à la faveur de cette suppression de l’obstacle technique, le lecteur se surprenait de plus en plus à affuter son oreille, pour ainsi dire. D’un poème à un autre, il voyait bien que, ici, il y avait ce je ne sais quoi qui entraîne et élève, tandis que là régnait un désordre morne et comiquement insipide. Certes, il pouvait penser que son absence de réaction dans certaines circonstances tenait à un hermétisme du texte que sa formation trop modeste, ou sa pratique trop courte, ne lui permettaient pas de surmonter. Comment, dans ces cas là, s’assurer qu’on n’était pas en présence d’un faux poème : d’un poème qui n’accumulait les signes extérieurs du texte difficile que pour mieux cacher son inanité ? Ces situations d’incertitude ne peuvent être complètement évitées : leur épreuve gagne d’ailleurs à être soutenue. C’est grâce à elles aussi que, dans l’humilité, grandit la capacité de sonder un texte, comme le sourcier, par ses sens aguerris, détecte la présence de l’eau sous l’écorce de la terre.
Un des moyens par lesquels on peut tester la vérité d’un poème, quand par son contenu il oppose une résistance, c’est de se tourner vers son auteur et de se demander s’il est véritablement du métier. Dans sa Lettre à un jeune poète, Rilke en donne un critère qui paraît assez convaincant : n’est vraiment poète que celui qui ne peut envisager d’autre métier dans sa vie, même si cela doit lui coûter toutes sortes de désagréments. Il faut que la création poétique relève d’une tragique fatalité, pour ainsi dire. Tout dilettantisme, à l’inverse, dénonce son auteur et suggère que sa poésie pourrait fort bien relever de l’imitation. Or il y a des dilettantes à plein temps : on les reconnaît à leur air un peu désinvolte. La création n’est pas chez eux le résultat d’un processus d’enfantement qui produit des séquelles. Ils ont trop belle prestance, et se soucient d’ailleurs tellement de leur allure, qu’il est clair que s’ils ont travaillé leur poème, ils n’ont pas été travaillés par lui, labourés, meurtris… Une question se pose cependant : suffit-il qu’un poète se soit trompé de vocation pour que son poème soit considéré comme faux ? N’y a-t-il pas des poèmes qui sont d’heureux accidents, commis par des poètes d’un jour ? Rimbaud n’a-t-il pas livré une œuvre dont personne ne doutera de l’authenticité poétique, avant d’aller faire le marchand d’armes quelque part du côté de l’Ethiopie ? Et, d’un autre côté, on connaît des poètes qui n’ont rien fait d’autre dans leur vie que filer des vers et dont l’œuvre n’a guère laissé de traces. Il est vrai, dira-t-on, qu’ils ont beau avoir fait de la poésie le métier de leur vie, cela ne signifie pas qu’ils ne pouvaient pas en faire un autre, ni que cela n’aurait pas été de loin préférable. Les poètes de cour, poursuivrait-on, sont souvent recrutés pour leur habileté à tisser le verbe et sans se soucier de leur vraie vocation. Le confort d’une situation sociale enviable fait qu’ils persévèrent dans un métier qui n’est pas le leur… Certes. Mais il arrive aussi que la passion, plus que l’intérêt, soit en cause sans que le talent ne soit de la partie. Et, dans ce cas, on aurait un vrai poète sans avoir tout à fait de vrais poèmes… Bref, la connaissance du poète quant à la profondeur de sa vocation est assurément une piste : elle ne donne pas, toutefois, une clé absolue concernant l’authenticité poétique du poème et ne dispense pas d’une certaine prudence dans l’approche.
Un retour à la clarté
En outre, si l’on considère à présent, en changeant d’angle d’attaque, que la poésie est ce qui révèle le potentiel caché de la langue, sa capacité insoupçonnée à exprimer des sentiments et des réalités, peut-être hésiterons-nous à prendre si vite congé du critère du travail : quand il est acharné et assidu, le travail accomplit des miracles. C’est grâce à lui que le sculpteur sort patiemment la statue du bloc de marbre : pourquoi le poète n’en ferait-il pas autant avec son poème en magnifiant la matière de la langue ? Nicolas Boileau avait quelques précieuses mises en garde à donner à ce sujet dans son Art poétique : « Surtout qu’en vos écrits la langue révérée / Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée / […] Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin / Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain. » On se demande quel écho ce genre de recommandations pourrait avoir auprès de beaucoup de nos poètes modernes. Dans son poème intitulé, lui aussi, Art poétique, Verlaine disait, nous le savons, tout autre chose : « Prends l’éloquence et tords lui son cou ! » et, avant cela, « De la musique avant toute chose ». Mais, pour avoir parlé en dernier, on n’a pas toujours raison. D’ailleurs, plus proche de nous, Roger Caillois, adversaire fougueux des surréalistes, reprendra le combat en faveur de la conception classique du vers. Et de la remise du poème au service de l’idée claire, si chère à Boileau. Et de l’exigence de la discipline, de la rigueur et du labeur dans la production du poème. L’agitation débridée du vers libre sera dénoncée par lui de façon méthodique dans un ouvrage publié en 1944 sous le titre suivant : Les impostures de la poésie.
Révéler la puissance cachée de la langue, c’est en quelque sorte ce que propose aussi Caillois quand il appelle, non pas tant à éviter les contrées brumeuses de la subjectivité et de ses sentiments — comme faisaient les Parnassiens pour se démarquer des romantiques -, mais à amener à la lumière du sens ce qui demeure confus dans les replis de l’âme : « Les songes de l’homme, ses délires, ont trouvé place dans mes poèmes, mais pour y recevoir un nom, une forme, un sens. J’ai ordonné leur confusion. J’ai arrêté leur fuite. Ils sont fixés dans mes mots », écrit-il dans un autre ouvrage, intitulé à nouveau « Art poétique » (1958). En d’autres termes, l’expérience intérieure de l’homme offre au poème une matière par laquelle c’est finalement la langue qui manifeste son pouvoir d’élucidation. Cette célébration de la langue du point de vue de ses capacités à dissiper ce qui est confus pousse quand même le poème à se rapprocher de la prose. En matière de clarification du vécu intime, on peut d’ailleurs se demander si la forme versifiée n’est pas plutôt un obstacle. Si la prosodie ne risque pas de faire diversion par rapport à la tâche assignée… Quel est, finalement, le rôle de l’élément rythmique et musical dans le poème : celui d’un simple accompagnement ? Si tel est le cas, en quoi cet accompagnement est-il vraiment utile, et en quoi n’est-il pas plutôt nuisible ? Si, au contraire, il est plus qu’un accompagnement, cela signifie qu’il a peut-être un pouvoir positif de révélation. Mais s’il a un tel pouvoir, comme le suggère du reste la pratique de la poésie dans les sociétés les plus anciennes, quel sens y a-t-il à le maintenir sous la bonne garde de la raison ? En reconnaître l’autorité n’exige-t-il pas de le laisser renouer avec sa force native, y compris si elle est sauvage ? Au risque que la « langue révérée » dont nous parle Boileau y perde des plumes, voire bien plus. Il faut, comme nous y invite le Nietzsche de la Naissance de la tragédie, lâcher la bride à l’élément musical pour laisser le poème prendre sa pleine dimension. Sans forcément suivre le philosophe quand il affirme ensuite que « l’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité » : car il y a une vérité de l’œuvre d’art en général, et du poème en particulier, y compris quand la musique donne l’ivresse… Surtout quand elle donne l’ivresse !
La « cène herméneutique »
Dans sa critique du vers moderne, Roger Caillois s’en prend aux poètes qui, dit-il, n’assument pas la responsabilité du sens que leur texte est censé transmettre. Il leur reproche cet embarras dans lequel ils laissent le lecteur : embarras qu’il impute probablement à la fois à un travail bâclé et à un penchant pour l’obscurité. Il est cependant assez évident que, dès lors que l’élément musical et dionysiaque s’invite dans sa violence propre, la langue en subit l’effet plus ou moins dévastateur. Et que la signification du poème va cesser de se donner dans cette évidence dont rêvait Boileau quand il écrivait sa fameuse sentence : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » Il faut alors envisager l’hypothèse selon laquelle la puissance de la langue ne se révèle pas qu’en produisant du sens : elle se révèle aussi en produisant de l’énigme dans le moment même où elle subit une action de désarticulation. Ce qui veut donc dire que le poète est celui qui est capable de produire cette fracture féconde au sein de la langue et de la langue elle-même : cette fracture qui produit un sens dont il est cependant impossible de s’emparer comme d’une proie…
Oui, le lecteur ou l’auditeur est mis dans l’embarras, mais il est aussi mis en chemin. Le poète est celui qui, par son poème, crée une communauté de « cheminants » pour qui le sens du poème est comme cette étoile du matin que suivent dans le ciel les voyageurs… Leur compréhension peut varier d’un lecteur à un autre, mais ils partagent un même élan. Le poème est, en quelque sorte, leur aliment commun dont l’ingestion suscite en eux une fraternité spirituelle. Ce qui nous permet encore de dire que le poète est celui qui, à la faveur d’une violence exercée sur la langue, fait des mots un repas qui rassemble autour de lui… Le poème est en ce sens une « cène herméneutique », fondatrice d’une communauté : à ce repas, tout le monde n’est pas convié. Seuls le sont ceux qui, au contact des mots du poème, se réjouissent et s’animent du désir de découvrir le sens. Ils sont ainsi comme des initiés qui parlent la langue du poème, sans jamais pouvoir fixer ou figer le sens de ce dernier. Car le sens se construit sans cesse des interprétations elles-mêmes : ce qui fait de la communauté née du poème une communauté ouverte !
Ainsi donc, le poète lance dans l’être une parole et cette parole est comme un pacte secret qui réunit des hommes. Il ne saurait le faire sans porter en lui l’ambition de ce rassemblement. Il ne saurait le faire non plus sans porter un projet pour ce rassemblement. Dans le sens où, autour de la compréhension de la parole du poème, se dessinent les traits d’un monde nouveau : remède à notre monde ou prophétie d’un autre ! La forme de la communauté qui interprète est en elle-même une préfiguration…
Revenons à présent à notre question : qui est donc le faux poète ? Il est, disons-nous, comme celui qui mime par le verbe une action dont il méconnaît l’ampleur. Il déclame en alignant des vers, mais loin de lui l’idée de susciter la venue d’un monde, en attrapant ses signes comme on attrape aimablement des papillons un jour de printemps. Loin de lui l’audace généreuse d’attirer sur sa promesse des hommes qui, ayant goûté le suc, appartiennent désormais à l’unité d’une même vérité.