L’entreprise autrement | Processus grippé, rêve brisé(VII)

Dix ans après son déclenchement, la «Révolution tunisienne» est dans l’impasse. Une situation critique qui expose le pays au risque de succomber à une faillite totale, car tout reste précaire, inachevé, provisoire ou presque, des acquis encore fragiles, voire partis en fumée, et l’anarchie qui commence à pointer du nez.     

Le pays a été, en effet, victime, à partir de 2011, à la fois de graves et complexes problèmes et contradictions, hérités  et de conflits violents portant les germes d’une guerre civile. Il a été  aussi victime de conflits d’ordre géostratégique et géopolitique  dont le monde arabe est le théâtre depuis des décennies et aussi de la domination à peine voilée de la France.      

Infantilisé pendant plus d’un demi-siècle, après avoir acquis une certaine maturité doublée d’une vivacité qui forçait l’admiration tout au long de sa lutte pour son indépendance,  le peuple tunisien a été, en effet, victime d’une véritable régression criminelle.

Gouverné depuis des décennies  par un groupe dominant n’ayant pu se défaire de sa dépendance vis-à-vis de l’étranger, devant accepter tout, y compris le fait que le président devienne une simple marionnette pour les siens, écrasé par un régime policier doté d’une administration kafkaïenne, le peuple tunisien s’est retrouvé, tout d’un coup, un certain 14 janvier 2011 livré à lui-même.

A part quelques sursauts qui se comptent sur les doigts d’une seule main tout au long de plus d’un demi-siècle, les Tunisiens se sont contenté, depuis 1955, de subir les choix et les caprices des pouvoirs en place. Même un simple agent de la police ou de l’administration peut imposer parfois sa loi. Ne parlons pas des délinquants déclarés et masqués qui pullulent, et dont une partie est intégrée, d’une façon continue,  dans des réseaux obscurs au service de la dictature.

Politiquement sous-développé, pire, rongé par de graves vices politiques, devant  subir aussi les tâtonnements qui n’en finissent pas pour tout ce qui est développement (instauration du mal-développement), pressé comme un citron par moult tracas quotidiens (devoirs familiaux, transports et autres services sociaux dégradants,  milieux de travail infects sur le plan relationnel…), le Tunisien s’est toujours senti étranger dans son propre pays et, petit à petit, est devenu, ce que nous avons appelé, un «anti-citoyen».

Au lieu d’évoluer d’une façon sûre, fût-elle lente, sur tous les plans, le pays a été, hélas victime, quelques années après son indépendance politique de façade,  d’une grave régression que l’on pourrait qualifier de criminelle.

En instaurant la dictature, l’ancien régime, piloté par un groupe  autoritariste, castrateur et policier, de plus en plus coupé de la réalité depuis le début des années 1970, a favorisé la désertification culturelle et intellectuelle, et l’augmentation des déséquilibres.

Un régime qui a écrasé le peuple, qui a marginalisé les élites et écarté les compétences pour faire triompher le règne de la pensée unique  et de la médiocrité,  et qui a gouverné grâce à des institutions qui lui étaient totalement inféodées, y compris celles représentant le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Le tout en marginalisant l’Armée nationale et, avec elle, le service national.

Devenu mafieux, à partir du début des années 1990, ledit régime a, sous Ben Ali, érigé  la corruption en système (selon la Commission de feu Abdelfattah Amor). En plus de sa rigidité et de son inertie, l’administration a été placée sous les ordres de la mafia et est devenue encore plus  corrompue. Formée d’une armée d’incompétents, elle est devenue un véritable frein pour l’initiative, économique sociale et culturelle.

En phagocytant l’Etat et l’économie du pays, le clan Ben Ali a rendu impossible le redémarrage d’un vrai processus de développement du pays, l’égalité des chances  et la distribution équitable des richesses générées par les acteurs économiques. Il a, par contre, favorisé l’épanouissement d’une catégorie de Tunisiens aux dépens du reste du peuple et la massification de la médiocrité.

Tout est devenu une vulgaire marchandise dans un pays transformé en véritable foire où tout s’achète et tout se vend. Pour survivre, le Tunisien s’est retrouvé acculé à se procurer de l’argent par n’importe quel moyen, puisqu’il est devenu obligé de payer chaque jour encore plus pour se nourrir, s’abriter, se soigner (dans le privé), se déplacer, éduquer ses enfants (cours particuliers) et même pour étancher sa soif (eau minérale).

Résultat, l’appareil productif a été, petit à petit, détruit afin de favoriser l’importation et la contrebande au détriment de notre industrie, de notre artisanat et du commerce régulier. Il fallait aussi réduire au minimum la force contestataire des travailleurs et des étudiants, en émiettant, entre autres, les grandes entreprises et les grandes universités et ériger la précarité comme système, pire comme mode de vie. Le plus grand idéal de la plupart des Tunisiens se résume, depuis, à un désir ardent de partir vivre à l’étranger.

Mais lui avoir fait perdre de sa souveraineté culturelle reste l’un des pires crimes du régime déchu 1956-2010, contre le peuple. Régression du niveau des compétences générales et des qualités morales de tout un peuple devenu inculte, n’arrivant plus à s’exprimer dans sa langue maternelle, ni produire un raisonnement logique, ni planifier, etc. Un peuple fondu dans des moules stériles et perméable aux rumeurs, prenant de graves décisions sur la base de pseudo-informations et de simples impressions.

Aujourd’hui, le peuple est totalement désabusé, désorienté, complètement abattu. A cause de tous ces résidus toxiques  et de ces contradictions non résolues, le peuple a encore raté un grand rendez-vous avec l’histoire et son sursaut héroïque a été poignardé dans le dos.

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