La crise politique ne cesse de s’aggraver en Tunisie, en l’absence de toute initiative permettant de voir le bout du tunnel. Impasse entre les deux têtes de l’exécutif, un Parlement livré au chaos et une classe politique incapable de gérer le pays. Pour Mohsen Marzouk, il est temps d’unifier les partis de la famille dite centriste pour mener ce qu’il appelle un projet national. Mais cela passe, selon ses dires, par une rupture définitive avec le parti de Rached Ghannouchi. Entretien.
Commençons par l’actualité. Comment suivez-vous ce qui se passe actuellement au Parlement qui est devenu le théâtre d’une tension inédite, les Tunisiens doivent-ils regretter leurs choix électoraux ?
Je pense plutôt que les députés de l’Assemblée nationale constituante doivent regretter le choix de ce régime politique et le système électoral. Car ce qui se passe actuellement à l’ARP est une expression d’une crise et d’un blocage politiques. Au fait, il existe deux problèmes, un système politique défaillant et une élite politique dégradée. L’actuel système politique hybride pousse vers une situation où la médiocratie prime.
La première solution à faire pour atténuer la tension qui prévaut au Parlement n’est autre que le départ de Rached Ghannouchi. Sa présence à l’ARP est une source de tension et de crise.
Donc, Machrou Tounès appelle ouvertement au départ de Rached Ghannouchi ?
Rached Ghannouchi doit partir. Il a transformé le Parlement en sa propre propriété féodale, il cristallise la crise. Pour que le Parlement se remette un peu au travail, il faudrait que Ghannouchi parte. Mais cela ne résoudra pas toute la crise politique, car c’est une crise systémique et on ne sait pas qui gouverne aujourd’hui en Tunisie. Le Parlement est très divisé, les prérogatives des deux têtes de l’Exécutif ne sont pas claires, c’est pour ce fait que nous avons appelé à l’instauration de la 3e République avec la mise en place d’un nouveau système politique. Nous appelons à un système présidentiel démocratique, mais aussi à un régime électoral permettant de faire émerger une majorité parlementaire stable.
Justement, certains pensent que Rached Ghannouchi est en train de politiser l’administration du Parlement. Qu’en pensez-vous ?
Le projet des Frères musulmans est toujours le même, ils veulent transformer l’Etat en un outil partisan. D’ailleurs, nous avons appelé à un projet de loi fixant les postes administratifs concernés par les choix et des changements politiques. En Tunisie, dès qu’il y a un changement politique, on essaye de mettre nos pions partout, c’est pour cela que l’administration tunisienne a été politisée. Petit à petit, nous avons cassé la neutralité de l’administration.
Quels commentaires faites-vous sur les agissements de Abir Moussi et du Parti destourien libre qui sont accusés d’entraver le Parlement ?
Il faut avoir des règles de jeu claires. Les règlements internes doivent trancher même en faisant usage de sanctions.
Et c’était le cas de Abir Moussi qui a été privée de parole à l’ARP.
Pourquoi a-t-on commencé par Abir Moussi alors qu’il y avait des incidents antérieurs ? D’autres députés ont également été à l’origine d’incidents graves. Ces sanctions doivent aussi concerner les agissements en dehors du Parlement, nous avons bien vu Makhlouf faire un scandale à l’aéroport, si j’étais au pouvoir je l’aurais arrêté immédiatement. Si nous voulons résoudre cette situation, il ne faut pas commencer par Abir Moussi, mais plutôt par le départ de Rached Ghannouchi.
Pensez-vous que Abir Moussi est visée par ces sanctions ?
Si on fait de la politique, tout le monde est visé. Actuellement, ce n’est plus une lutte politique dans un jeu démocratique, c’est un brouhaha où tous sont contre tous.
Venons-en à la crise politique qui oppose Kaïs Saïed à Hichem Mechichi. Quelle solution proposez-vous pour mettre un terme à ce blocage ?
Est-ce la première crise qui oppose les deux têtes de l’Exécutif ? Cela a été le cas entre feu Béji Caïd Essebsi et Youssef Chahed, et avant entre Moncef Marzouki et Mehdi Jemâa. C’est une reproduction de la même crise, car nous avons deux têtes de l’Exécutif. Il faut unifier l’autorité exécutive chez une seule personne. Les islamistes disent qu’il faut un système purement parlementaire, mais nous pensons que ce système n’est pas fait pour la Tunisie, il nous faut un système présidentiel démocratique. Les systèmes politiques reflètent les cultures politiques dans le pays. Le seul moyen de résoudre cette crise est d’aller vers le peuple et de solliciter son avis par le biais d’un référendum. Pourquoi prive-t-on le peuple de son droit de trancher dans une crise pareille ? La question de ce référendum est très simple : êtes-vous pour un système parlementaire ou présidentiel ? Les élites actuelles ne peuvent pas résoudre cette crise, c’est le peuple qui doit trancher.
Il faut dire aussi que la solution à cette crise ne se trouve pas à la présidence de la République si elle continue d’agir de la sorte. Nous avons appelé au dialogue national, ils ne l’ont pas fait, l’Ugtt s’est souscrite à cet appel, mais la présidence refuse toujours de le faire, le président du Parlement pour des raisons partisanes ne veut pas que ce dialogue ait lieu et le Chef du gouvernement suit sa ceinture politique, devant cet état de lutte et d’absence de solutions, nous devons nous diriger vers le peuple. Dès le départ, nous avons appelé à la tenue de ce dialogue national autour de deux thèmes, la situation économique car le pays va droit vers la faillite, et un axe politique portant sur la réformes des systèmes politique et électoral. Nous aurons besoin d’un gouvernement neutre de transition qui se penchera seulement sur les questions socioéconomiques.
Quel bilan faites-vous des premiers mois du gouvernement Hichem Mechichi ?
Je pense que les chiffres et indicateurs économiques le disent. C’est un gouvernement de gestion quotidienne, il s’est enlisé dans une bataille avec le Chef de l’Etat et avec certains partis politiques. Aujourd’hui, il a aussi des problèmes avec sa ceinture politique, notamment avec la coalition Al-Karama. Je pense que le gouvernement Mechichi est totalement perdu. Même les partenaires internationaux se demandent si ce gouvernement est leur vis-à-vis, car il ne détient pas la décision.
Tous les acteurs économiques le pensent, la crise est politique, car le problème est au niveau de la prise de décision politique. Si au niveau de la gouvernance il y a des divisions, il n’y aura pas de prise de décision. De la sorte, on ne peut pas opérer les réformes nécessaires.
Nous commençons à avoir une idée sur le profil du Président de la République. Un président droit dans ses bottes et qui campe sur ses positions. Récemment, vous avez déclaré que nous n’avons pas de président en Tunisie. Pourquoi de telles critiques ?
Là, je dois faire une clarification. Nous avons des problèmes avec le rendement du président et non pas avec sa personne. Nous avions des critiques au niveau de son rendement diplomatique, mais maintenant il commence à bouger un peu, notamment à travers sa visite en Libye dont nous nous félicitons. Nous rappelons que nous critiquons le Président de la République pour son rendement sur certains aspects. Nous avons également suggéré d’installer un haut conseil de la diplomatie tunisienne, pour penser aux nouvelles politiques étrangères. Ce sont, donc, des critiques par rapport au rendement contrairement à Rached Ghannouchi à qui nous oppose son projet pour la Tunisie. C’est une contradiction entre un projet national et un autre non national. Les islamistes représentent un projet différent.
Mohsen Marzouk est toujours connu comme le bras droit de feu Béji Caïd Essebsi. Il a été d’ailleurs impliqué dans plusieurs projets politiques comme Nida Tounès puis Machrou Tounès. Quelles sont vos réelles ambitions politiques ?
Chaque jour en me rasant, je commence à réfléchir comment a-t-on pu laisser le pays entre les mains de personnes incompétentes et extrémistes. Ma principale ambition, c’est de contribuer à la mise en place d’une force politique stable qui renoue avec le slogan historique du mouvement national tunisien, celui du progrès. Le mouvement national tunisien a commencé avec cette question : pourquoi les Occidentaux ont-ils progressé et au contraire les Arabes ont régressé ? Il y avait deux réponses: une salafiste qui explique le constat par un éloignement des préceptes religieux et une autre réponse qui l’explique par un problème scientifique et technologique. C’est un problème de libération de l’Homme. Ce que je voudrais voir, c’est un grand mouvement qui renoue avec le progrès, les formes de division des Tunisiens doivent cesser. La Tunisie doit s’inscrire dans cette tendance internationale, mais elle doit faire les réformes nécessaires au niveau de l’enseignement. Nous avons des potentiels, allez voir le satellite que ces jeunes sont parvenus à lancer. Nous avons deux Tunisies à deux vitesses. Il y a une Tunisie nouvelle, technologique et une Tunisie archaïque qui représente la bureaucratie.
Machrou Tounès se dit au cœur de ce projet national et appartient à la famille dite centriste. Au vu de ce clivage entre les islamistes et les néo-RCDistes, peut-on dire que la famille centriste est enterrée ?
Au fait, il n’y a pas de polarisation entre islamistes et néo-RCDistes, il y a une polarisation entre islamistes et forces nationalistes. A chaque époque, une force politique représente ce projet nationaliste. A un moment, il y avait la gauche, puis le parti de Néjib Chebbi, après Nida Tounès et maintenant le PDL.
Nous avons toujours appelé à l’unification des partis de cette tendance nationaliste sur la base de trois grands principes. Premièrement, nous devons nous définir par rapport à un projet de progrès, pas pour contrer Ennahdha. Si nous sommes contre Ennahdha, c’est parce qu’il représente un projet international essayant d’arrêter ce progrès.
Deuxièmement, nous devons nous engager, d’une façon claire et solennelle, de ne plus gouverner avec Ennahdha. Nous avons eu des expériences avec Ennahdha, moi aussi j’étais dans ce cas avec Nida Tounès, quand nous ne sommes pas parvenus à mettre un gouvernement sans Ennahdha, car les partis centristes refusaient de faire partie du gouvernement Nida Tounès. Il y avait Afek et l’UPL de Slim Riahi qui ont refusé de faire partie d’un gouvernement sans Ennahdha. Nida Tounès était également divisé à ce sujet, certains voulaient qu’Ennahdha soit représenté dans le gouvernement. Ne plus gouverner avec Ennahdha, car ce sont deux projets politiques différents. C’est une rupture totale avec Ennahdha mais aussi avec les partis de la corruption politique. Tous ceux qui sont impliqués dans des affaires politiques de corruption ne doivent pas faire partie de ce projet. Il faut rompre définitivement avec l’extrémisme religieux.
Troisièmement, gérer les ego. L’ego positif est nécessaire pour une vie politique, mais pour le gérer nous avons des instruments politiques et démocratiques, ce sont les primaires. Ce sont les militants de ce projet qui doivent élire celui qui va représenter ce projet politique.
Nidaa Tounès s’était aussi engagé à ne pas gouverner avec Ennahdha, mais il a fait le contraire après avoir remporté les élections.
Oui c’est vrai, c’est aussi le cas de Qalb Tounès actuellement. Ce que je propose pour toute la famille nationaliste c’est de s’engager contre le projet d’Ennahdha et d’œuvrer ensemble pour le progrès.
Quels sont ces partis qui sont concernés par cet appel ?
Tous ceux qui considèrent qu’ils sont une continuité du projet national tunisien, avec un paradigme du progrès et qui rompent avec l’islam politique et Ennahdha. Et ceux qui peuvent gérer les ego.
On reproche aussi à Mohsen Marzouk cette question d’ego.
Oui certainement. Celui qui fait du terrain est exposé à toutes les erreurs. Nous étions dans l’équipe qui était, historiquement, la première à mettre fin au projet de l’islam politique par des voies démocratiques. Tous les partis changent. Dans un bouquin autobiographique, Hamed Karoui, fondateur du PDL, affirme qu’il avait fait pression sur Béji Caïd Essebsi pour impliquer Ennahdha dans le gouvernement Habib Essid, donc les partis évoluent.
Pensez-vous que feu Caïd Essebsi aurait regretté ce choix d’intégrer Ennahdha dans le pouvoir en 2014 ?
Il avait une approche différente. Béji Caïd Essebsi a regretté ce choix notamment lorsque Youssef Chahed s’était allié à Ennahdha. Il y avait deux tendances à Nidaa Tounès, Béji était au centre. La conclusion à tirer de ces expériences est de s’engager à ne plus gouverner avec Ennahdha, d’ailleurs cela doit être écrit et signé dans un pacte par tous les acteurs qui se considèrent concernés par le projet nationaliste.
Est-ce un appel lancé spécialement à Abir Moussi ?
Non, vous avez mal compris. C’est un appel lancé à tous les acteurs et représentants de cette famille dite centriste. Moi, je combattais Ennahdha depuis l’âge de 15 ans, et je ne veux pas recevoir de leçons de personnes qui commençaient à le faire depuis deux ou trois ans. Il vaut mieux se mettre autour de la même table.
Mohsen Marzouk a toujours été proche des Américains, à commencer par vos responsabilités au sein de Freedom House, arrivant à vos relations avec l’administration Obama. Quel commentaire faites-vous à l’égard de certaines accusations portant à cet effet ?
J’étais acteur au niveau international. Les Etats-Unis est un pays très important pour la Tunisie, les gens oublient toujours que je suis allé voir Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères de la Russie. Je devais aussi aller en Chine. Pour l’intérêt de mon pays, il faudrait avoir des relations équilibrées avec les forces internationales. Et puis, il existe toujours des accusations de personnes lâches qui se cachent derrière leurs écrans.
La Tunisie a besoin d’amis. Il faudrait avoir des amitiés avec les Européens et les Américains mais aussi avec les Chinois et les Russes.
Pensez-vous que l’actuelle administration américaine soutient les Islamistes ?
Non, les Américains soutiennent leurs propres intérêts.
Si vous reveniez sur les dessous du mémorandum d’entente signé avec les Américains en 2015?
Les gens ne prennent même pas le temps de lire ce document qui est public. Ce n’est pas une convention internationale. Il y a des aspects économiques et culturels, et pour les aspects sécuritaires, il y avait des engagements généraux. La question d’une base militaire est une farce, et j’appelle tous ceux qui le disent à aller la trouver, car si elle existe réellement une base ne peut pas être cachée. Les Américains n’ont pas besoin d’une base en Tunisie.
Nous avons su qu’il existe certaines tensions entre vous et Hasouna Nasfi, le confirmez-vous ?
Il n’y a pas de tension personnelle. Cependant, il existe certains désaccords entre le bureau politique et celui exécutif du parti, compte tenu des choix et des approches du bloc parlementaire de la réforme. Hasouna Nasfi était le président de ce groupe, qui représente quatre partis. Machrou Tounès est dans l’opposition alors que certains partis de ce bloc soutiennent le gouvernement. On a trouvé un accord, Hasouna Nasfi n’est plus le secrétaire-général de Machrou Tounès depuis des mois. Ses positions ne représentent pas Machrou Tounès.
Vous étiez proches des cercles diplomatiques tunisiens. Le pays a accédé depuis 2011 à d’énormes fonds étrangers. Où sont-ils allés, selon vous ?
Il faut poser la question aux autorités. La Tunisie était le chouchou du monde, maintenant elle est devenue un gouffre politique, il faut résoudre les problèmes politiques pour mettre en place les réformes nécessaires.
Quel est votre projet économique pour la Tunisie ?
Toute l’économie doit changer. Il faut commencer par redresser les secteurs dits classiques. Sur le moyen et long termes, il faut changer le modèle économique. Libérer l’action économique, plus d’économie de rente, plus de bureaucratie, il faut une approche de libération des verrous économiques. Il faut aussi moderniser l’agriculture et diversifier le tourisme. Il faut également miser sur les énergies renouvelables et l’écologie, la Tunisie doit aussi constituer une grande plateforme. Malheureusement, nous n’avons pas actuellement une vision économique.
Qalb Tounès présente Nabil Karoui comme un prisonnier politique. Qu’en pensez-vous ?
La justice doit trancher, sauf que la justice nécessite aussi des réformes.
Le mot de la fin ?
Moi, j’ai peur des fins. La Tunisie passe par un moment très difficile, même si nous menons un combat contre un ennemi coriace, il ne doit pas être aux dépens du pays. Les forces nationalistes doivent s’unir, je vise Fadhel Abdelkafi, Abir Moussi, Mongi Rahoui, Mehdi Jemâa, je vise ces gens. Ce n’est pas une bonne idée de faire une compétition et de savoir qui est plus anti-Ennahdha que l’autre, car le pays est menacé par un scénario catastrophique, celui de l’effondrement de l’Etat.