Pour Samia Abbou, face à l’opacité des données, ce que fait le bureau du président du Parlement est une manipulation et des tentatives de nier l’existence de demandes de levée d’immunité documentées par le ministère de la Justice. «Le bureau de Rached Ghannouchi nie la réception de ces demandes et ne les présente pas en séance plénière afin de protéger les criminels qui se cachent derrière la loi», révèle-t-elle à La Presse.
Le dossier de l’immunité parlementaire pose problème en Tunisie. Utilisée fréquemment pour échapper à la justice, ses différentes procédures sont toujours opaques, alors que des voix commencent à s’élever exigeant plus de transparence.
Le dossier a été rouvert par le Président de la République, Kaïs Saïed, lorsqu’il a révélé que pas moins de 25 demandes de levées de l’immunité parlementaire sont bel et bien parvenues à la présidence du Parlement, mais n’ont jamais été examinées en séance plénière comme l’exige le règlement intérieur.
Pour Kaïs Saïed, ce privilège est devenu une sorte d’échappatoire à la justice, ajoutant qu’actuellement «des députés ont été pris en flagrant délit et d’autres sont en fuite et pourtant aucune demande de levée de l’immunité parlementaire n’a été examinée en plénière par le Parlement». Le Chef de l’Etat a sous-entendu que la présidence du Parlement bloque ces demandes en vue de protéger certains élus. Evoquant implicitement le cas du député Rached Khiari, il a expliqué que le parquet militaire a émis un mandat d’amener, mais il était retourné sans être exécuté, alors que cela était «possible en un temps record», appelant à ce que «la loi soit appliquée à tous sans distinction».
Alors que la tension entre Carthage et Le Bardo est à son comble, face à ces accusations, la réponse de l’Assemblée des représentants du peuple n’a pas tardé. L’assesseur du président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), chargé de la communication et de l’information, Maher Medhioub, a assuré que le Parlement n’a reçu aucune demande officielle de levée de l’immunité de députés.
Medhioub a fait savoir qu’après vérification auprès des structures administratives compétentes du Parlement, il s’est avéré qu’aucune demande officielle n’a été reçue à ce sujet.
Pour lui, le parquet a simplement adressé une demande pour auditionner un député au début de cette session parlementaire et «qu’il ne s’agissait en aucun dans d’une demande de levée d’immunité». Il a rappelé, dans ce sens, que 17 demandes de levée d’immunité avaient été reçues par le Parlement au cours de la précédente législature et «qu’elles ont suivi le processus normal en étant débattues à la Commission du règlement intérieur». « Kaïs Saïed avait été induit en erreur lorsqu’il a parlé de 25 députés concernés par des demandes de levée d’immunité émanant de la justice», a-t-il conclu.
Au cœur de ces tiraillements politiques, qui croire ? Qui a tort qui a raison ? D’où le Président de la République a-t-il eu ces informations ? La présidence du Parlement est-elle en train de protéger certains élus ? L’affaire est toujours entourée de flou persistant, alors que l’institution législative devait donner l’exemple en matière de transparence.
Politisation du bureau de l’ARP
En tout cas, au vu de la relation détériorée entre Carthage et Le Bardo, fallait-il dès lors s’attendre à « une guerre de déclarations » et à un échange d’accusations concernant cette question. Si le Chef de l’Etat est censé être l’un des responsables les mieux informés du pays, la présidence du Parlement a toujours adopté une position et une stratégie d’information opaque à cette question.
D’ailleurs plusieurs députés accusent la présidence du Parlement, durant cette législature de politisation et de vouloir instrumentaliser ce dossier à des fins politiques.
C’est, d’ailleurs, le cas du député du bloc démocratique Nabil Hajji qui avance que 29 demandes de levée de l’immunité sont parvenues à la précédente et actuelle législature, dont 19 concernant des députés actuellement en fonction. Et d’affirmer que ces données ont été obtenues à l’issue d’une requête d’accès à l’information. «Après avoir déposé une demande d’accès à l’information auprès du président du Parlement, Rached Ghannouchi qui, après de longues manœuvres dilatoires et un dépassement des délais, a répondu par écrit que le Parlement a reçu 17 demandes de levée de l’immunité au cours du mandat législatif 2014-2019, et une seule demande durant l’actuel mandat ».
Et d’ajouter : « Une demande d’accès à l’information sur la même question a été adressée au ministère de la Justice et sa réponse a été différente. Le ministère a indiqué que 29 demandes de levée de l’immunité ont été déposées entre le début du mandat législatif précédent (2014) et la date de la réponse (15 avril 2021) ».
Pour Samia Abbou, face à l’opacité de ces données, ce que fait le bureau du président du Parlement est une manipulation et des tentatives de nier l’existence de demandes de levée d’immunité documentées par le ministère de la Justice. « Le bureau de Rached Ghannouchi nie la réception de ces demandes et ne les présente pas en séance plénière afin de protéger les criminels qui se cachent derrière la loi », a-t-elle expliqué dans une déclaration à La Presse.
Dans ce contexte, le député et membre du bureau de l’Assemblée des représentants du peuple, chargé des relations avec la justice et les instances, Mabrouk Korchid, a annoncé avoir adressé deux correspondances sur cette affaire, l’une à la ministre de la Justice l’appelant à fournir la liste nominative et complète des élus demandés par la justice et la deuxième au secrétaire général du Parlement avec la même demande.
Où est le ministère de la Justice ?
En tout cas, dans cette image brouillée, c’est notamment la position du ministère de la Justice qui se fait attendre. D’ailleurs, la Commission parlementaire du règlement intérieur, de l’immunité, des lois parlementaires et des lois électorales a décidé d’examiner le dossier polémique des demandes de levée d’immunité de quelques députés. La ministre de la Justice et le président du Conseil supérieur de la magistrature seront, donc, convoqués à ce sujet et auditionnés sur la méthodologie de traitement des demandes de levée d’immunité adressées par l’autorité judiciaire à l’Assemblée des représentants du peuple. Les représentants du peuple tunisien bénéficient, de par la Constitution de 2014, tout comme la plupart de leurs collègues du monde entier, de l’immunité parlementaire. En effet, l’article 68 de la Constitution protège les députés contre toute poursuite judiciaire dans le cadre de leur travail parlementaire. «Aucune poursuite judiciaire civile ou pénale ne peut être engagée contre un membre de l’Assemblée des représentants du peuple, ni celui-ci être arrêté ou jugé, en raison d’opinions ou de propositions émises ou d’actes accomplis en rapport avec ses fonctions parlementaires».
Cependant, l’article 69 de la Constitution stipule que tout député pourrait être arrêté en cas de flagrant délit. «Si un député se prévaut par écrit de son immunité pénale, il ne peut être ni poursuivi, ni arrêté durant son mandat, dans le cadre d’une accusation pénale, tant que son immunité n’a pas été levée. Toutefois, en cas de flagrant délit, il peut être procédé à son arrestation, le président de l’Assemblée est informé sans délai et il est mis fin à la détention si le bureau de l’Assemblée le requiert».
Sauf que la justice tunisienne est également autorisée à solliciter la levée d’immunité parlementaire de tout député impliqué dans des affaires de justice.
En effet, l’examen d’une demande de levée d’immunité aura lieu suite à une demande présentée par l’autorité judiciaire au président de l’Assemblée des représentants du peuple, ainsi que le dossier de l’affaire.
Ce dernier est appelé donc, conformément au règlement intérieur du Parlement, à informer le membre concerné, et à transmettre cette demande à la commission du règlement intérieur, de l’immunité, des lois parlementaires et des lois électorales qui procède à l’examen du dossier et à l’audition du membre concerné. Ladite commission doit, enfin, remettre son rapport final au bureau de l’Assemblée qui le présente lors d’une séance plénière en secret. L’Assemblée statue par la suite sur les demandes de levée d’immunité ou de cessation d’une arrestation à la majorité des membres présents. Le président de l’Assemblée notifie la décision prise aux parties concernées. Il convient de rappeler également que tout député se réserve également le droit de refuser d’invoquer l’immunité et d’affronter librement la justice tunisienne.