Laissé aux soins des historiens de l’art, l’expérience islamique du beau est généralement appréhendée selon les catégories de la production occidentale de l’œuvre artistique : on la décline d’après la même classification et on l’analyse en fonction des mêmes critères esthétiques. Nos trois protagonistes n’ont manifestement pas l’intention de suivre cette voie dans leur entreprise visant à remonter à la source de cette expérience. Leur démarche n’est pas savante : elle comporte d’autres enjeux…
Md : C’est d’esthétique que nous avons prévu de parler aujourd’hui, n’est-ce pas ? Ce mot m’a transporté dans des souvenirs de jeunesse, à l’époque où, parti en France pour terminer mes études de médecine, je découvrais les débats passionnés qui opposaient mes camarades français autour de tel ou tel musicien, telle ou telle chanson : était-ce de l’art ? N’était-ce pas plutôt un vulgaire produit de consommation ? Voire de la propagande masquée au service de telle idéologie ? La discussion pouvait facilement prendre une tournure politique, sans cesser d’être technique… Et il arrivait alors que l’un des participants au débat, fort de ses récentes lectures, assénait quelque vérité tout droit saisie de la plume de son théoricien fétiche. Il n’était pas rare, dans ces occasions, que le mot «esthétique» revienne de manière répétée… Vous voyez que ce que le mot m’évoque n’a pas grand-chose à voir avec Kant et sa Critique de la faculté de juger, dont il a été question la semaine dernière comme d’une référence théorique incontournable.
Ph : On a assisté, à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, à un développement formidable de la musique populaire dans ses genres divers. Et il me paraît assez évident que, tout comme le cinéma d’ailleurs, il y a eu en effet —et il y a encore— une utilisation politique de cette musique…
Po : Quelle utilisation, précisément ?
Ph : Moi aussi, j’ai des souvenirs qui me reviennent. J’étais un jeune adolescent, et les actualités nous parlaient sans cesse des Américains qui étaient enlisés dans la guerre au Vietnam. A l’intérieur des États-Unis, tout un tas de jeunes, dans les grandes villes de la côte Ouest en particulier, à San Francisco, Los Angeles et ailleurs, manifestaient leur opposition à la guerre en usant particulièrement du canal de la musique : c’était les «hippies». Avec leurs cheveux longs et leur habitude de fumer du cannabis. J’ai souvent repensé à cet épisode de l’histoire en me demandant si les autorités américaines n’avaient pas tiré profit de ce mouvement de contestation, qui les visait pourtant. Si elles ne l’avaient pas favorisé en faisant croire qu’elles le supportaient. Pourquoi ? Il y avait plusieurs raisons qui pouvaient expliquer ce choix. Une première était que l’administration américaine se donnait le moyen de se dégager du guêpier vietnamien en ayant l’air d’obéir à une pression intérieure, et non en considération des pertes subies face à l’ennemi sur le terrain. C’était un moindre mal sur le plan de l’honneur, sur le plan de l’image face au monde. Une seconde raison était de montrer que, contrairement à ce qui prévalait dans les pays sous influence soviétique, il y avait en Amérique une société libre de ses opinions et capable de dire non à la politique menée par le gouvernement. Ce qui confortait sa position de leader des pays qui représentent le «camp de la liberté» face au totalitarisme du bloc communiste. Une troisième raison, peut-être plus cachée celle-là, était que la musique populaire produite aux États-Unis et qui portait justement le cachet de la révolte, pouvait s’exporter en Europe… Il ne s’agissait pas essentiellement ici de faire des affaires autour d’un «produit culturel», comme on dit dans le langage des économistes. Bien que la musique ait été à sa façon une source d’enrichissement de l’Amérique. Non, ce dont il s’agissait, c’était couper l’herbe sous les pieds des idéologues communistes qui tentaient de convertir les jeunes européens à leur cause. Car les jeunes qui avaient goûté à la pop music et au rock’n’roll devenaient eux-mêmes contestataires, antisystèmes et révolutionnaires mais, précisément pour cette raison, ils échappaient à l’emprise des partis communistes et à la rigueur de leur endoctrinement. C’est en tout cas ma lecture des événements de l’époque : mai 68 a été une grande mobilisation populaire anticapitaliste qui a eu pour effet paradoxal d’affaiblir… les partis communistes européens au service de Moscou !
Md : C’est ce qui expliquerait finalement que cette musique ait bénéficié d’un secret mais très puissant soutien pour se répandre en Europe, dans les années 60, comme un feu de poudre : vente de disques, concerts géants, magazines de promotion… Une véritable machine de guerre pour contrer la propagande communiste auprès des jeunes… C’est ce que tu veux dire ?
Ph : Oui. La Guerre froide a été une course aux armements et une manière de se terroriser les uns les autres à travers la menace de l’arme nucléaire… comme on l’observe à nouveau ces derniers temps, depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Mais, en réalité, la guerre s’est surtout jouée sur le terrain culturel : la musique et le cinéma, essentiellement. Or c’est là que l’Occident a montré sa supériorité. Non que l’art produit en Occident fût supérieur en tant qu’art : il l’a été surtout en tant qu’industrie de divertissement et en tant… qu’arme de séduction massive. D’abord pour contrer l’avancée du marxisme militant auprès des jeunes dans les usines et les universités, ensuite pour s’insinuer au-delà du rideau de fer et fragiliser l’empire soviétique de l’intérieur.
Po : Cette utilisation de la musique, et de l’art en général, comme arme de séduction des masses dans le cadre d’une guerre entre blocs a ouvert en même temps une période de démocratisation de l’art. Mais une démocratisation de l’art synonyme d’introduction de genres nouveaux et, surtout, de destruction de la relation qui a existé pendant des siècles entre les différents peuples de la planète et leurs pratiques artistiques et musicales traditionnelles… J’utilise ici le mot «art», mais ce qu’il désigne dans le cas présent, ça n’est pas autre chose que de nouvelles formes de «paradis artificiels». Le fait que les hippies produisaient et écoutaient leur musique en consommant du cannabis et autres drogues est significatif. Ça renvoie dans mon esprit à ce qui s’est passé au 19e siècle, quand les Anglais avaient utilisé l’opium pour forcer la Chine à ouvrir ses frontières à son commerce tout en se donnant les moyens de la dominer… Les Anglais avaient utilisé la même technique avec l’alcool pour s’approprier les terres des Indiens d’Amérique. L’alcool et l’opium ont disparu, du moins en tant que monnaie d’échange, mais ils ont été remplacés par diverses techniques, plus variées et plus subtiles, de création des conditions de l’addiction et de la dépendance. Parmi lesquelles la musique a occupé et occupe encore une place prépondérante en ciblant les jeunes. Cette utilisation de l’art comme arme se donne donc deux objectifs : venir à bout d’une puissance menaçante comme l’était la puissance soviétique au lendemain de la Seconde guerre mondiale et, d’autre part, se frayer un chemin commercial à travers les différentes nations du monde en détruisant la barrière naturelle que constituent leurs cultures ancestrales. Dans les deux cas, on est en présence d’une instrumentalisation qui est déviation de la vocation originelle de l’art. Une déviation dont les populations occidentales souffrent elles-mêmes : c’est la rançon de la puissance ! La démocratisation de l’art est aussi son appauvrissement. Où est-il encore question de beau dans l’art d’aujourd’hui, du moins sous sa forme populaire et grand public, comme on dit ?
Md : De sorte que se protéger contre l’invasion culturelle de l’Occident, c’est aussi protéger l’homme occidental de l’appauvrissement de l’art dont il est la première victime. C’est en tout cas une possibilité, qui est peut-être salutaire. Les parades les plus hostiles à l’invasion ne sont pas nécessairement les plus efficaces. Et il en existe même qui sont très malheureuses. Dont celle du monde musulman qui, en s’appuyant sur le capital d’antagonisme à l’égard de l’Occident chrétien tel qu’il a été accumulé durant de longs siècles, a cru pouvoir échapper à la séduction culturelle euro-américaine en pratiquant une politique de repli sur les dogmes et les interdits, en puisant dans le registre de la colère divine pour dissuader la population de se laisser influencer. D’où une peur sourde de l’au-delà chez les gens ; d’où cette surenchère de la croyance religieuse au détriment de la raison, qui conduit à une forme d’atrophie de la vie intellectuelle et, finalement, à un affaiblissement général des ressources mentales de la société. Le monde musulman a produit l’une des parades les plus désastreuses que l’on connaisse face à l’hégémonie culturelle de l’Occident. Et je suppose qu’il nous revient en particulier de corriger le tir. De produire une parade plus intelligente.
Po : Il faut dire que le monde musulman s’est très tôt laissé façonner de l’intérieur par son opposition à l’Occident et que cela l’a conduit à perdre le fil de sa propre relation au beau. Produire une parade plus intelligente, ça revient à mon avis à retrouver la voie qui mène vers cette expérience en tant qu’elle est vivante et originale. C’est uniquement à partir de cette expérience retrouvée que nous pourrons aider l’Occident à reconquérir à son tour sa propre expérience, telle que nous l’avons explorée dans la tragédie et telle que nous en avons marqué les étapes à travers la statuaire grecque et l’art chrétien.
Ph : Comment est-ce que tu définirais cette relation au beau en terre d’islam ?
Po : Je la définirais en prenant congé sans état d’âme de toutes les définitions savantes transmises par les historiens de l’art qui, généralement, n’ont pas mené une réflexion sur ce qu’est l’art en son essence et qui, d’autre part, ont toujours envisagé la civilisation musulmane en tant que déjà prise dans sa relation d’antagonisme avec l’Occident et marquée du sceau de cet antagonisme. Car quand il s’agit de la relation de l’homme au beau, c’est un autre visage de l’islam que nous devons invoquer ou convoquer.
Ph : Est-ce que l’art de la calligraphie est, de ton point de vue, une manifestation originale de l’art islamique ou le considères-tu déjà comme un élément tardif qui, à ce titre, est déjà sous la coupe de la logique antagonique ?
Po : C’est un élément tardif. Il suppose que le texte coranique ait été constitué: le processus de collecte des versets et de tri, puis de mise en ordre et de mise en forme est un processus qui a duré beaucoup plus longtemps qu’on ne croit. Je parle de ça parce que la calligraphie a été centrée et, à vrai dire, réservée presqu’exclusivement au texte coranique en tant que texte divin. Or l’affirmation de l’origine divine du texte s’inscrit elle-même au cœur de la querelle avec le christianisme : si Dieu a parlé personnellement, pour ainsi dire, à travers le Coran, tout ce qui se dit par ailleurs à son sujet et au sujet de Sa volonté n’a plus aucune valeur. Il s’agit donc de mettre les artistes à contribution en renforçant cette thèse. La calligraphie des lettres du texte du Coran, au même titre que la psalmodie dans la lecture, va dans ce sens : celui d’une surenchère dans la sacralisation.
Ph : La marque précoce laissée par l’antagonisme antichrétien est un point aveugle de la culture musulmane. On oublie que, très tôt, l’islam s’est exporté en dehors de la péninsule arabique et qu’il a donc fallu convaincre des populations qui, en grande partie, étaient jusque-là chrétiennes et assez accoutumées aux querelles théologiques… Comment les faire taire ? Et il fallait les faire taire, sous peine de laisser se répandre dans le nouvel empire un discours dangereusement critique… Mais alors où situerais-tu le moment qui précède l’antagonisme ?
Po : Je le situerais au moment où la parole islamique porte son autorité en elle-même, sans le moindre soutien de l’appareil théologico-politique.
Ph : Cette autorité ne pourrait lui venir alors que de sa puissance poétique…
Po : Oui ! De son ouverture au Beau !
Ph : Et c’est précisément ce qui nous intéresse ! Le mouvement régressif vers l’origine est aussi découverte de la vocation de la parole islamique au Beau… Par-delà le discours savant des historiens de l’art. Et peut-être en direction d’une vocation nouvelle, qui est d’amener l’Occident à renouer avec sa propre expérience du beau. Mais dis-moi : si tu situes le véritable art musulman en ce moment qui précède l’émergence de l’autorité théologico-politique, est-ce que cet art ne trouverait pas son expression la plus parfaite dans son émergence de l’activité poétique qui a justement précédé la venue de l’islam ?
Po : De ce qu’on appelle la poésie antéislamique, oui ! La parole islamique est dans une relation qui est à la fois de rupture et de continuité avec cette poésie.
Md : Et donc ? En quoi cette précision peut-elle nous aider par exemple à reconnaître dans cette parole une expérience du beau qui aurait son originalité par rapport à ce que nous avons dit de l’expérience occidentale à travers la statuaire grecque, puis la tragédie, puis l’art chrétien ?
Po : Oui, nous avons, la semaine dernière, parlé à propos de ces trois étapes de l’art occidental de contemplation, de révélation et d’incarnation du beau. L’expérience islamique primitive réside dans le passage de la production poétique qui tend à restituer la beauté d’un lieu, d’un paysage, d’un amour qui perdure malgré l’absence de l’aimée, en l’accueil d’une parole qui dit la beauté du monde et, dans le même temps, l’incapacité de l’homme de se l’approprier. De sorte que la beauté n’est plus celle d’un lieu, et le chant qui célèbre ce lieu sans lieu n’est plus de son côté un chant dont la beauté puisse être revendiquée comme étant celle de la personne du poète…
Ph : La parole islamique marquerait-elle l’immolation du poète qui, dans son immolation même, laisserait jaillir par sa voix une sonorité capable de redonner une vie nouvelle à la langue ? Car cette voix n’est plus celle d’une tribu. Elle a au contraire le pouvoir de fédérer les tribus en un parler qui permet de communier ensemble, par-delà les différences.
Po : Oui, il y a en effet quelque chose qui relève d’une inversion de la fameuse malédiction de Babel dont nous parle la Bible. Par la descente de la parole divine dans la langue des hommes. Le Beau fait irruption dans le processus de déstructuration des anciens dialectes et de genèse de la langue nouvelle…
Md : Je sens bien, moi aussi, que quelque chose d’essentiel se joue dans l’islam primitif au niveau du passage entre le moment de l’ancienne production poétique et celui de cette parole qui déborde la capacité humaine de dire : par quoi elle se donne justement comme divine. Mais je ne vois pas bien la différence avec la conception chrétienne qui, elle aussi, parle de Jésus comme du «Verbe incarné». Le «Verbe», c’est la parole divine. Et, si je ne m’abuse, le sacrement chrétien de l’eucharistie, au cours duquel les fidèles chrétiens mangent le pain et boivent le vin en disant : «le corps du Christ» et «le sang du Christ», ce sacrement revient à «ingérer» le Verbe. En ingérant le Verbe, on signifie qu’on se donne la langue de Dieu pour nouvelle terre : tel est le sens du rituel, n’est-ce pas ! Or ce que tu dis à propos de l’islam primitif n’est pas différent, si ? Il est question de parler une langue dans laquelle Dieu a parlé, qu’il a fécondée de son Verbe… Et qui devient justement le lieu de la manifestation d’une beauté qu’aucun horizon ne limite.
Po : Tu mets le doigt sur un point de ressemblance qui est souvent négligé par les théologiens. Mais ce point de ressemblance permet aussi de dégager des points de dissemblance. Je pense que la différence la plus importante réside dans le fait qu’en la personne de Jésus, et par la suite dans celle de tout «disciple», l’ingestion du Verbe donne lieu à la mort. Il s’agit toutefois d’une mort qui n’a pas le dernier mot. Ou dont le dernier mot est un souffle qui réveille. Qui réveille au Beau. Le chrétien ne se met à parler la langue de Dieu que dans le moment de la renaissance. C’est en revenant d’entre les morts, comme a fait Jésus le troisième jour, que s’opère le changement de langue. Il s’opère parce que, comme on a eu l’occasion de le souligner, il y a eu, dans le moment de la résurrection, incarnation de la beauté : la langue devient ainsi divine car le beau a conquis la chair dans la personne du ressuscité… Ce mouvement de mort et de résurrection est absent de l’expérience islamique.
Ph : C’est la conversion de l’individu à la vie éternelle à travers l’expérience de la mort —mort à l’ancienne vie de l’ego, de ses désirs naturels et de ses ambitions sociales jusqu’à la «crucifixion»— qui fait que la parole devient divine… Conversion de l’individu plutôt que celle de la tribu ou d’une quelconque communauté.
Po : Oui, l’expérience islamique ne conçoit d’agonie salutaire en vue de l’advenue de la parole divine qu’en ce qui concerne une communauté d’hommes : celle qui partage déjà un même parler et un même culte religieux. C’est à ce niveau qu’a lieu le bouleversement. Le nous prime sur le je ici. Et le bouleversement consiste en ce que la langue parlée et le culte rendu cessent de porter la marque d’un horizon du monde délimité et fragmenté, à l’image des royaumes humains, pour renvoyer tout d’un coup à l’immensité de l’univers. Cette ouverture de la parole à l’infini, engagée par les poètes, c’est ce qui est évoqué par l’image de la descente de Dieu dans la langue… Bien qu’en parlant ici de descente de Dieu dans la langue, je ne reprends pas du tout à mon compte le dogme ash’arite du Coran incréé : ce dogme, de mon point de vue, a amputé le geste divin de sa vérité profonde.
Ph : Sans mort et sans résurrection, il n’y a donc pas non plus incarnation du Beau. Le seul Beau dont il y ait donc à témoigner est celui de ce paysage infini du monde, dont toute représentation finie n’est qu’une restitution infidèle, tronquée, rapetissée. Alors qu’en contexte chrétien, la beauté d’un visage respire la beauté infinie de Dieu. A condition bien sûr qu’il porte la marque de la mort et de la résurrection… Mais un certain humanisme cessera de faire le distinguo !
Md : Encore une fois, nous avons parlé de bien des choses sauf de ce dont nous nous étions proposé de parler. Je ne m’en plains pas du tout. Mais gardons le fil…