C’est en Lydie, dans la ville de Milet, que la pensée connaît un jour un virage décisif. Pour les historiens et les philosophes, il y a presque unanimité sur le fait que là prend son départ un processus dont le prolongement est d’abord le développement grec de la philosophie et, au-delà, l’essor de la pensée rationaliste dont nous sommes les héritiers. Mais nos trois amis, poussés sur leur chemin, portent sur Milet et ses penseurs un regard différent…
Ph : Nous avons évoqué, la semaine dernière, les noms de trois penseurs présocratiques : Thalès, Anaximandre et Anaximène. Nous avons dit à leur propos que c’est par eux que voit le jour une pensée qui prend ses distances avec le discours mythologique pour parler de l’origine du monde. L’idée était de comprendre ce qui les a poussés à engager ce mouvement de distanciation en quoi les historiens de la pensée situent les toutes premières manifestations du rationalisme. Sachant que ce mouvement de distanciation comportait le risque d’une rupture que nous avons présentée comme rupture du dialogue des vivants avec le monde des morts… Car le discours poétique du récit mythique s’inscrit bien dans ce dialogue, dans le jeu de l’appel et de la réponse par quoi les morts sont comme ramenés à la vie pour célébrer le miracle de l’être. Pourquoi, bravant ce risque, ces trois penseurs, et d’autres après eux, entreprendront-ils de poursuivre ce travail de séparation qui consacre le principe de la méditation solitaire ? Mais il peut être utile de noter ici que les penseurs en question viennent tous les trois d’une même ville : Milet. Cette ville côtière se situe dans l’actuelle Turquie, et survit de nos jours sous la forme d’un modeste village agricole qui s’appelle Balat. A l’époque qui nous concerne, la ville était bien sûr grecque, mais elle était en contact direct avec l’empire perse, dont elle subissait la volonté de domination, et il existait aussi des échanges avec l’Egypte, notamment à travers la colonie grecque de Naucratis…
Po : Tu noteras à ce propos que, avant son essor athénien, la philosophie connaîtra un autre «départ de feu», celui-là plus à l’ouest, puisque des penseurs comme Pythagore ou Empédocle vivent dans cette région occidentale qui correspond au sud de l’Italie et à la Sicile. Ce qui conforte l’idée que tu sembles suggérer, à savoir que c’est aux confins de la Grèce que s’affirme une pensée qui se détache du mythe. C’est sur les terres où le monde grec est confronté à d’autres langues et d’autres mœurs que s’opère cette mutation de la pensée dont nous autres modernes sommes les héritiers tardifs.
Ph : En effet. En Sicile, il y avait une présence carthaginoise, tandis qu’en Italie du Sud les Grecs étaient au contact avec les Etrusques. Peut-être parmi les adeptes académiciens de la thèse du «miracle grec» verra-t-on un jour des travaux se pencher sur cette question des frontières… Et si le génie des Grecs n’était rien d’autre qu’une alchimie heureuse avec la culture de l’étranger : alchimie dont on n’aperçoit cependant que l’effet lointain, une fois qu’il s’est pleinement mêlé au jeu des échanges intérieurs entre les cités… Mais revenons à Milet, et à la ville d’Ephèse qui n’en est pas loin et qui verra, elle, la naissance d’Héraclite. Qu’est-ce qui se passe là, en cette époque qui se situe à peu près entre 600 et 500 ans avant J.-C. ? Pourquoi, en ce lieu précis, se déclare une pratique de la pensée qui est alors inédite dans l’histoire de l’humanité ?
Md : En quoi peut-on affirmer qu’elle est vraiment inédite ? Il y a eu, ici et là, des formes sapientiales de la pensée, qui sont très anciennes. Elles se distinguent aussi, n’est-ce pas, du discours mythologique.
Ph : Ce qui sépare la pensée présocratique des pratiques de sagesse dont on peut en effet retrouver les traces dans les différentes civilisations anciennes, c’est qu’elle est tournée vers la recherche de la vérité au sujet du monde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des penseurs comme les trois milésiens que nous avons cités se sont fait appeler «physiologues» : ils produisaient un discours sur la «physis», sur la nature. La nature, c’est le monde en tant justement qu’il devient objet, non d’une expérience d’existence, mais d’une expérience de connaissance. La sagesse, elle, produit des sentences dont on peut bien dire qu’elles ont un rapport avec la vérité, mais pas au sens de ce qui cherche à dévoiler le fond des choses au sujet de la nature comme manifestation de l’être.
Po : J’ajouterais que la pensée qui cherche à dire ce qui est à la racine de la nature entend supplanter le discours mythologique dans la mesure justement où elle reconnaît à ce dernier une vocation à dire aussi la vérité de l’être. Autrement dit, ce qu’elle entend dans le récit du mythe, elle veut le dire autrement. D’une façon plus sobre et moins équivoque. Et, bien sûr, elle tient aussi à corriger quelque chose. C’est ce que nous avions établi la dernière fois. Il y a dans la pensée mythologique une forme d’égarement dont nous avons dit que la pensée des présocratiques est venue y apporter un antidote. Le fait que le remède soit devenu ensuite un mal est une autre affaire qui n’est pas notre propos du moment. Notre propos, c’est d’identifier l’égarement.Définir l’image mise en avant
Md : Mais l’antidote dont tu parles, et qui est donc au départ la spécialité de Milet et d’Ephèse, consiste à scinder la pensée, et donc à dégager de l’élément poétique ce qui, en lui, est tendu vers la vérité du monde et des choses, de manière à ce qu’il puisse se prêter à un débat contradictoire avec les vivants et avec les seuls vivants : à une négation ou à un acquiescement, à un désaccord ou à un accord. En quoi cette opération de scission va-t-elle constituer une réponse au risque envisagé ?
Ph : Je rappelle ici ce qu’il faut entendre par «risque»… Ce que nous avons dit la dernière fois à ce sujet, c’est que l’imagination produit un discours de vérité lorsqu’elle évoque le monde et son origine, mais ce discours n’a toute sa force de vérité qu’à l’intérieur d’un cadre, qui est ce que nous avons appelé le «terrain de jeu» de l’imagination. Le dialogue avec les morts, qui anime le jeu, s’inscrit lui-même dans le cadre de ce terrain de jeu. Or la tentation existe que l’imagination veuille exporter son discours de vérité en dehors des limites de son terrain de jeu : c’est ici que se situe l’égarement.
Md : Oui, face à l’étranger qui parle une autre langue et dont l’imagination elle-même joue un autre jeu, l’échange requiert que l’on cherche des voies nouvelles pour dire l’expérience commune du monde et de sa naissance. L’étranger, on peut bien sûr le renvoyer à son statut de «barbaros» afin de rester dans l’entre-soi de ceux qui représentent les joueurs potentiels du «terrain de jeu». Mais je crois que cette manière de l’éconduire n’est pas sans conséquence sur le jeu lui-même : quelque chose s’y trouve atteint. Comment être en dialogue avec les morts tout en refusant la rencontre avec l’étranger ?
Po : Oui, c’est toujours là où l’étranger fait irruption et s’établit ensuite à demeure que l’imagination se retrouve dans l’embarras. Les conditions naturelles du partage de son récit ne sont plus remplies. Il faut donc ruser. A la façon d’Ulysse, chercher un expédient. D’ailleurs, vous vous souvenez peut-être que, dans le Banquet, Platon présente l’amour —Eros— comme fils de Poros et de Pénia. Pénia, c’est l’indigence, et Poros, c’est la ressource, la capacité de se tirer d’affaire lorsque la situation est désespérée. Il est question d’amour dans ce dialogue de Platon, mais aussi de philosophie, puisque pour le penseur grec la philosophie est elle-même affaire d’amour: amour, non pas des choses matérielles et changeantes d’ici-bas, mais justement de ce qui se tient caché derrière elles et qui en constitue la vérité immuable et ultime.
Md : Et cette dimension érotique de la philosophie serait ce qui permet de déjouer la difficulté à laquelle l’imagination est confrontée lorsqu’elle se trouve face à l’étranger ?
Ph : On peut considérer en tout cas que c’est une réponse platonicienne. Il est vrai que Platon insiste sur le caractère universellement humain de l’expérience de la connaissance puisque, dans un autre dialogue —Le Ménon—, il raconte comment Socrate parvient par le jeu des questions et des réponses à mettre un jeune esclave sur le chemin de la vérité. Il est question de géométrie, mais ce qui vaut pour les figures vaut aussi, selon lui, pour la philosophie. N’oublions pas ce rôle des mathématiques chez Platon. «Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre», avait-il fait graver au fronton de l’Académie… Mais Platon est un penseur tardif. Il est lui-même l’héritier de cette révolution initiée par les milésiens. Or il me semble important que nous nous transportions en pensée dans ce monde de la Lydie, là où se trouvent Milet et Ephèse, pour vivre avec nos trois penseurs présocratiques la naissance de cette pensée nouvelle, qui est un «antidote», disions-nous.
Md : Tu veux nous plonger dans l’atmosphère de ces penseurs comme dans un laboratoire d’herboristes…
Ph : Je ne sais pas dans quelle mesure l’image est bonne, mais les informations qui nous sont parvenues indiquent qu’entre Thalès, Anaximandre et Anaximène il y a une relation qu’on pourrait qualifier de maître à disciple —parce que le premier a enseigné le second et le second le troisième—, mais qu’on hésiterait en même temps à qualifier de la sorte parce que cette chaîne qui va de l’aîné au moins âgé ne rend pas assez compte de l’expérience de collaboration qui a pu exister entre eux afin de trouver la juste réponse à un problème. Autrement dit, la dimension horizontale du travail en commun se mêle à la dimension verticale propre à la relation de l’enseignant à l’enseigné.
Md : Oui, la dimension horizontale caractérise la relation qui existe entre des chercheurs qui unissent leurs efforts pour, par exemple, trouver ensemble la bonne mixture capable de guérir tel mal, pour reprendre ton image pharmaceutique. Bien sûr, on sait que les trois noms sont surtout associés à l’astronomie et à la géométrie : Thalès est connu pour son axiome et on raconte à son sujet qu’il serait tombé dans un puits en regardant les étoiles ; Anaximandre avait sa théorie cosmologique dans laquelle il se représentait la terre suspendue dans le ciel sans aucun support : une idée qui devait faire dire à un fameux philosophe des sciences de notre époque —Karl Popper— qu’il s’agit de «l’une des idées les plus audacieuses, les plus révolutionnaires, les plus prodigieuses de toute l’histoire de la pensée humaine». Anaximène avait ses propres idées sur ces matières, bien qu’il se soit contenté sur l’essentiel de reprendre à son compte les idées de ses devanciers. On lui doit pourtant la trouvaille selon laquelle la lune ne brille pas de sa propre lumière mais de celle du soleil… Toutefois, cette attention commune à la chose astronomique ne signifie pas que c’était des savants, au sens où Kepler, Newton ou Einstein sont des savants : vous êtes bien d’accord ?
Ph : Si ce sont des savants, ce n’est pas cet aspect de leur profil intellectuel qui nous intéresse. Celui qui nous intéresse, c’est celui par lequel ils opèrent la rupture avec le discours mythologique pour répondre à la question de l’origine du monde. Mais l’intérêt pour l’astronomie s’inscrit à mon avis dans le sillage de cette rupture…
Po : De quelle façon ?
Ph : Pas de la façon indigente qu’on laisse souvent entendre, à savoir qu’avec ces penseurs les choses sérieuses de la pensée commencent. Sous-entendu : jusque-là, on avait encore affaire aux enfantillages de la pensée mythique. D’autre part, l’astronomie ne vient pas se surajouter comme activité scientifique à une spéculation sur l’Être qui, elle, serait philosophique ou métaphysique… L’astronomie fait partie du «remède» dont nous parlons. Elle en fait partie dans le sens où elle ouvre un autre «terrain de jeu» à l’intérieur duquel l’étranger peut jouer et où il s’agit toujours de célébrer le monde. Mais ce jeu avec l’étranger, qui fait du spectacle du ciel le lieu d’un émerveillement commun, admet aussi, comme nous le disions tantôt, que l’autre puisse être d’accord ou ne pas être d’accord avec le propos qui lui est présenté au sujet de la vérité…
Md : En d’autres termes, ce qu’on présente généralement comme les débuts de la réflexion scientifique en soulignant qu’elle tourne la page de la pensée mythique et de ses réponses fantaisistes n’est en réalité qu’un changement apporté à la pensée mythologique afin qu’elle fasse une place à l’étranger…
Ph : Exactement. Voilà ce qui se passe dans cette région grecque à la fois tournée vers la mer et voisine d’un vaste et puissant empire qu’est la Perse… Voilà ce qui se passe à Milet en particulier : on tourne la menace que représente l’étranger en une expérience possible d’un partage de réponse avec lui face à la merveille de l’être. Disant ça, je voudrais m’empresser de préciser que ni Thalès, ni Anaximandre ni Anaximène ne sont des adeptes avant l’heure des droits de l’homme et des principes de tolérance. En revanche, je crois pouvoir dire qu’ils sont Grecs et que, en tant que tels, ils ont le sens de ce qui plaît aux dieux et ils savent également ce qui les heurte par sa laideur. Or la laideur, ici, est de tourner le dos à l’étranger et de se replier en sa présence sur le «terrain de jeu» de l’imagination quand elle produit son récit mythologique. Et, à l’inverse, ce qui plaît aux dieux, c’est de faire preuve d’inventivité pour faire bon accueil à l’étranger et de trouver avec lui le moyen de célébrer ensemble le monde dans ses manifestations : or le ciel s’offre ici, disais-je, comme le lieu de cette célébration commune.
Md : Mais alors, qu’est-ce qu’il faut penser de ces considérations selon lesquelles Thalès aurait mis l’eau à l’origine du monde, tandis qu’Anaximène aurait accordé ce privilège à l’air, pendant qu’Anaximandre aurait proposé un élément intermédiaire et cependant assez indéterminé, comme son nom l’indique, puisque «l’Apeiron» se traduit justement en français par l’indéfini.
Ph : Je crois qu’Aristote porte une grande responsabilité dans l’approche réductrice qui a été longtemps conduite à l’égard de la physique de ces penseurs. Il y a quelque chose de très injuste à leur prêter la pensée selon laquelle une matière particulière aurait joué le rôle de matrice du monde, quitte à saluer l’attitude d’Anaximandre qui, lui, s’en serait abstenu mais en tombant cependant dans le flou de cette notion d’apeiron. Il reste que c’est généralement selon cette lecture qu’on nous fait connaître ces trois penseurs dans les dictionnaires et les manuels de philosophie… Du moins jusqu’à une certaine époque où on a commencé à reconsidérer les choses.
Po : Je pense que l’on passe à côté de ce que disent les mots grecs que l’on a traduit par eau et par air, puis par feu ou par terre…
Md : Veux-tu dire par là que ces mots gardent chez ces penseurs une résonance poétique qui fait qu’en les traduisant on se méprend sur le sens qu’ils ont eu ? Si c’est le cas, il faudrait expliquer en quoi on peut encore affirmer que Thalès, Anaximandre et Anaximène ont été ceux par qui le discours poétique produit par l’imagination a cessé d’exercer son hégémonie pour donner lieu à un discours nouveau qui fait place à l’interrogation et au jeu de la contradiction.
N’est-ce pas sur cet aspect que nous avons insisté la dernière fois, en indiquant que la pensée présocratique de ces trois milésiens a été le «remède» par quoi a été corrigée la tendance du discours mythologique à vouloir imposer sa vérité en dehors de son «terrain de jeu» ?
Po : Je pense que c’est se faire une idée caricaturale des choses que de croire que, pour corriger la tendance du discours mythologique, il fallait faire table rase de toute résonance poétique dans l’utilisation des mots… A ce propos, j’ai en mémoire une citation d’Anaximandre qui lui a valu, de la part des commentateurs, la réflexion critique selon laquelle il a parlé de manière poétique. Donc non rigoureuse. Cette citation a fait l’objet d’un texte de la part de Heidegger où, contre ces commentateurs, le penseur allemand dévoile ce qui fait la vraie force de la parole d’Anaximandre… Mais les arguments qu’il utilise, je ne les ai pas en tête…
Ph : On peut remédier à cette lacune, dès lors que la lecture de Heidegger peut nous ouvrir un chemin qui nous aide dans notre lente avancée vers notre but.