Bilan, autour de 120 morts et un demi-millier de blessés
Tunis a explosé tout en colère et en violence, il y a 40 ans, un certain 3 janvier 1984 pour exploser de joie, trois jours après. Motif direct de l’Acte I, la décision du gouvernement d’augmenter le prix du pain et des produits céréaliers. Motif de l’Acte II, la décision du Président Bourguiba de revenir sur la décision de son gouvernement, avec comme Premier ministre Mohamed Mzali (1980 -1986).
Résultat, une violence, parfois suspecte, des dégâts matériels, du pillage, plusieurs morts et blessés, instauration de l’état d’urgence et proclamation d’un couvre-feu. Encore une fois, le pouvoir recourut à l’Armée nationale pour mater un soulèvement populaire, après l’avoir fait lors du fameux « jeudi noir» du 26 janvier 1978. Le bilan officiel citait quatre morts mais des investigations sérieuses ont pu évaluer les pertes autour de 120 morts. Quant aux blessés, on dénombra, par la même occasion, un demi-millier.
Comme un pain qui gonfle, la colère populaire avait germé, fin décembre 1983, dans le sud du pays, à l’annonce de l’intention du Premier ministre, déjà taxé de démagogie, d’alléger le fardeau sur la Caisse générale de compensation, en procédant à l’augmentation de 70% des produits céréaliers et de doubler le prix du pain (fameuse tendance vers la vérité des prix, réclamée par le FMI).
Décision qu’il avait prise malgré la mise en garde de bon nombre de conseillers et de spécialistes et aussi de la puissante Centrale syndicale, la fameuse Union générale tunisienne du travail (Ugtt), qui dénonçait déjà l’attitude rigide du gouvernement dès la fin de l’année 1982 et sa politique qui versait tout droit dans le désengagement de l’Etat.
Ce dernier avait fini par perdre sa crédibilité et par enterrer sa politique d’ouverture annoncée par Bourguiba, lors du congrès de son Parti-Etat (le PSD), le 10 avril 1981, à la suite de la falsification des résultats des premières élections législatives pluralistes, après celles du 25 mars 1956 pour la Constituante, tenues en novembre 1981 et qui étaient (les résultats) largement favorables à l’opposition.
Le trésor public était alors à bout de souffle, surtout après les augmentations salariales très populistes accordées par le Premier ministre, afin de renforcer sa position dans la course à la succession de Bourguiba. Et la décision fatale fut prise. La colère finit donc par gagner la capitale et ses quartiers populaires et par éclater le 3 janvier 1984.
Nous avons été un témoin oculaire, et de la colère qui enflamma Tunis et de la liesse populaire qui s’empara de la population le 6 janvier à la suite de l’annonce par le Chef de l’Etat (qui était également chef du gouvernement — régime présidentiel oblige) du « retour à la case départ ». C’était la première fois depuis l’indépendance du pays que le pouvoir recule devant la pression de la rue.
Nous avons traversé à pied, ce fameux 3 janvier, la capitale en essayant d’éviter la foule et les gaz lacrymogènes, de la Place Barcelone à l’hôpital Charles-Nicolle, puis obligé d’aller à Bab Saadoun, Bd Hédi-Saïdi, Bab El Khadhra, Avenue de Madrid, Place Barcelone pour prendre le train vers la banlieue sud sous les jets de gros cailloux. Soit environ sept bonnes heures pour boucler la boucle.
Nous avons alors pu remarquer chose curieuse des actes de vandalisme dignes de grands « professionnels » perpétrés par des gaillards, musclés, en bleu de chauffe (dengri) et armés de manches de pioche, le tout sous l’œil indifférent des forces de l’ordre. Ce qui ne laissait aucun doute quant à l’existence d’un ordre de laissez-faire venu d’en haut
Nous avons suivi aussi comme la plupart des Tunisiens, l’intervention télévisée, diffusée le 6 janvier au soir d’un président affaibli, fatigué et donnant des signes visibles et inquiétants de vieillesse qui, avec une attitude paternelle et non moins triste, avait demandé pardon sans entamer son amour-propre et put renverser la situation en sa faveur.
Décision qui eut pour effet de transformer, le lendemain, l’hypercentre de la capitale en une marée humaine hyperexcitée scandant des « Vive Bourguiba !», très émouvants et des tonitruants « A bas Mzali ! ». Des fleurs furent offertes aux soldats qui, aux pieds d’un char, gardaient la statue équestre de Bourguiba à la place qui portait son nom.
Mzali cria au complot et mit à l’index son ministre de l’Intérieur Driss Guiga. Le premier fut cependant appuyé par le Président à la tête du Premier ministère. Poste qui le désignait d’office dauphin et ce, selon le fameux article 57 de la Constitution de 1959, modifiée en 1974 avec instauration de la présidence à vie en faveur de Bourguiba. Le second, quant à lui, fut limogé.
La situation politique, sociale et économique continua à pourrir et finit par coûter sa place à Mzali qui sera remplacé, le 8 juillet 1986, par Rachid Sfar. Le pays va sombrer dans la récession et la violence. Cette dernière était le résultat d’un bras de fer avec les intégristes.
Zine El Abidine Ben Ali, ex-général de l’Armée, alors ministre d’Etat chargé de l’Intérieur, sera nommé, le 1er octobre 1987 Premier ministre. Ce fut l’erreur fatale de Bourguiba. Il sera déposé le 7 novembre 1987 par Ben Ali qui profitera du fameux article 57 pour s’autoproclamer président de la République.