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Sécurité et souveraineté alimentaires en Tunisie | Trois questions à Moez Soussi, expert en évaluation des politiques économiques et des projets : «Il est impératif de repenser notre politique de sécurité alimentaire»

 

La Tunisie, tout comme que de nombreux autres pays impactés par des crises globales similaires, doit adopter une approche holistique et proactive pour sécuriser son approvisionnement alimentaire et stabiliser son secteur agricole.

La révision du système des subventions doit encore attendre. D’après vous, qu’est-ce qui entrave sa remise sur la table et sa mise en application?

Depuis le milieu des années 1940, sous le Protectorat français, la Tunisie a opté pour la subvention des produits de base, notamment les produits céréaliers, en réponse à la hausse des prix durant la Seconde Guerre mondiale. À la suite de l’Indépendance, le gouvernement tunisien a trouvé plusieurs raisons de continuer à assurer un minimum de qualité de vie aux catégories les plus vulnérables, par l’accès facile aux produits alimentaires essentiels, compte tenu de la prévalence de la pauvreté et du sous-emploi affectant de larges portions de la population. Le choix a été fait en faveur d’un système de subvention universelle, distribuant les produits subventionnés à toutes les couches sociales, sans discrimination ni rationnement quantitatif. Ce mécanisme permet de proposer des produits, tels que les céréales et leurs dérivés, le lait, l’huile végétale, le papier scolaire et le transport public à des tarifs bien inférieurs à leurs coûts de production.

Créée par la loi de finances de 1971, la Caisse générale de compensation (CGC) agit comme un fonds spécial du Trésor, avec un budget initial de 7 millions de dinars, pour rationaliser les dépenses de subvention et mettre en œuvre la politique sociale de l’État. En 2024, le budget alloué aux subventions des produits de base a été porté à 3.591 millions de dinars, soit 513 fois le montant initial de 1971. Entre 1971 et 2024, le revenu par habitant en Tunisie a été multiplié par 82, passant de 170,050 dinars à 1.3951,080 dinars par an. Cela signifie qu’en 2024, l’effort de subvention représente un fardeau 6.25 fois plus lourd pour le budget de l’Etat qu’en 1971. Cette situation préoccupante a interpellé les décideurs politiques tunisiens. On se souvient, par exemple, des mesures de la loi de finances de 1984, qui tentaient de lever la subvention sur certains produits alimentaires pour rationaliser la consommation et réduire les gaspillages notables, ainsi que pour assainir les dépenses de l’Etat. Ces décisions avaient été rejetées par la population, déclenchant la «guerre du pain», qui ne s’était calmée qu’après l’annulation des mesures par le président Bourguiba. Une révision économiquement justifiée, mais socialement rejetée, reste un dilemme non résolu pour aligner le pays sur la réalité des prix des facteurs et assainir les dépenses de l’Etat.

Actuellement, avec un taux de déficit budgétaire de -7,2% du PIB et un taux d’endettement de 79,8% en 2023, selon le ministère des Finances, il est impensable que l’Etat puisse continuer à supporter un effort de subvention 6.25 fois plus important qu’en 1971. Il est devenu impératif de revoir le système de subvention, compte tenu des effets pervers d’un dispositif universel dépassé et inefficace. Les produits céréaliers, en particulier le pain et ses dérivés, ne servent plus uniquement à l’alimentation humaine ; ils sont également utilisés pour l’alimentation animale.

Quelle stratégie est suivie par la Tunisie pour assurer sa sécurité alimentaire?

Le dimanche 12 mai 2024, la Tunisie a marqué la Journée nationale de l’agriculture et de la pêche, coïncidant avec le 60e anniversaire de l’évacuation agricole du 12 mai 1964. Six décennies se sont écoulées, mais le spectre de l’insécurité alimentaire plane toujours sur le pays. En effet, depuis plus de deux ans, la Tunisie est confrontée à une économie de pénurie affectant les produits essentiels, tels que les céréales, le thé, le café, le sucre et l’huile végétale. Selon une étude publiée en décembre 2023 par l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites), la lutte mondiale contre la faim et la malnutrition perd du terrain, témoignant d’un recul en matière de sécurité alimentaire.

Cette réalité est exacerbée par les conséquences post-Covid-19 et les instabilités régionales, rendant improbable l’atteinte des Objectifs du Millénaire. La proportion de personnes souffrant de la faim, stable jusqu’en 2015, a connu une hausse significative à partir de 2020. Les chiffres sont alarmants : 828 millions de personnes étaient touchées par la faim en 2021, soit 46 millions de plus qu’en 2020 et 150 millions de plus qu’en 2019, représentant 9,8% de la population mondiale.

La situation de la Tunisie n’est guère plus reluisante. Affecté par une sécheresse sans précédent depuis plus de cinq ans, le pays voit ses chaînes de production de céréales, de viandes rouges et de lait, sévèrement compromises. Aujourd’hui, la Tunisie importe plus de 70% de ses besoins en céréales et la totalité de ses besoins en huile végétale, sucre, café et thé. Selon l’Indice Global de Sécurité Alimentaire (Igsa), qui mesure la vulnérabilité alimentaire selon six dimensions, la Tunisie a régressé dans le classement, passant de la 50e position en 2012 à la 69e en 2019.

Malgré ce déclin, la balance commerciale alimentaire du pays est demeurée excédentaire en 2013 et au premier trimestre de 2024, une performance principalement attribuable à l’augmentation des exportations d’huile d’olive. La stratégie de sécurité alimentaire de la Tunisie continue de s’appuyer sur la théorie des avantages comparatifs, privilégiant les exportations de produits tels que les dattes, les agrumes, l’huile d’olive et les produits de la pêche.

Cependant, face aux difficultés d’approvisionnement et aux changements de politiques agricoles à l’échelle mondiale, il devient impératif de repenser notre politique de sécurité alimentaire. Il est essentiel de délaisser les critères de rentabilité financière au profit de l’autonomie alimentaire, notamment par la constitution de stocks stratégiques de produits de base comme les céréales, le fourrage, le sucre et l’huile végétale. En ce qui concerne l’huile végétale, des expérimentations en cours avec l’huile de colza montrent des rendements prometteurs malgré des conditions climatiques défavorables. Cette approche proactive pourrait bien être la clé pour sécuriser l’avenir alimentaire de la Tunisie.

Les crises par lesquelles le monde passe actuellement ont poussé les pays à renforcer leur souveraineté alimentaire. Comment la Tunisie aborde-t-elle cette question ?

Face à ces défis majeurs, la Tunisie, ainsi que de nombreux autres pays impactés par des crises globales similaires, doit adopter une approche holistique et proactive pour sécuriser son approvisionnement alimentaire et stabiliser son secteur agricole. Voici quelques stratégies et recommandations qui pourraient être envisagées à court terme, dont l’Etablissement de Réserves Stratégiques qui se focalise sur la constitution de stocks de sécurité pour les produits alimentaires essentiels, comme les céréales et le fourrage. Cela permettrait de gérer les urgences et d’éviter des crises dues aux fluctuations des marchés internationaux.

L’assainissement financier : il est urgent de réformer la gestion financière des offices de commerce et de l’office des céréales pour garantir leur efficacité et leur résilience face aux chocs externes. Cela inclut la révision des politiques de prix et de subventions pour maintenir l’équilibre entre accessibilité et durabilité financière. À moyen terme, la révision des rôles institutionnels est obligatoire. Du coup, l’Office des terres domaniales devrait être restructuré pour améliorer la gestion des terres agricoles étatiques, ce qui peut contribuer à augmenter la production domestique de denrées alimentaires.

Il faut aussi accorder un soutien aux coopératives agricoles, d’où les unités coopératives doivent être revitalisées par l’intégration de nouveaux membres et la consolidation de leurs finances. Il est crucial de soutenir ces entités dans leur rôle de régulation de l’offre et de promotion des pratiques agricoles durables.

A long terme, l’innovation et le développement agricole sont essentiels également, investir dans la recherche pour développer des méthodes de culture qui maximisent l’utilisation des ressources hydriques disponibles et introduire de nouvelles cultures moins gourmandes en eau.

Par ailleurs, la réforme agraire doit aborder la fragmentation des exploitations agricoles et revitaliser les terres abandonnées. Cela implique une régulation qui respecte la propriété privée tout en optimisant l’utilisation des terres pour accroître la productivité agricole.

Toutes ces réformes à court, moyen et long terme doivent être basées sur une stratégie de mise en œuvre impliquant des partenariats internationaux afin d’établir et renforcer la coopération avec des nations et des organisations internationales pour bénéficier du soutien technique, financier et logistique.

Sur le plan institutionnel, il est nécessaire de renforcer le cadre législatif et réglementaire pour soutenir ces initiatives, y compris les incitations pour l’agriculture durable et l’innovation. Quant au plan de conduite du changement, il faut impliquer activement les communautés locales et les agriculteurs dans la planification et l’exécution des réformes agraires et des pratiques de gestion des ressources.

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