
Face à des défis économiques, sociaux et environnementaux toujours plus complexes, l’évaluation des politiques publiques devient un outil stratégique, bien au-delà d’un simple exercice administratif.
La Presse — L’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (Itceq) vient d’annoncer la publication d’un guide pratique pour l’évaluation des politiques publiques. Ce document, désormais disponible en libre accès sur le site de cet établissement public, vise à structurer les démarches d’évaluation en Tunisie, en précisant les principes, méthodes et outils adaptés au contexte national.
La politique publique est définie, dans ce guide, comme un ensemble cohérent d’actions, de décisions, de dispositifs et de ressources mobilisés pour répondre à un problème identifié ou mettre en œuvre une orientation stratégique. Son élaboration peut associer plusieurs parties prenantes et sa mise en œuvre mobiliser des acteurs publics et privés.
Le guide insiste sur la nécessité de systématiser les pratiques d’évaluation afin de garantir l’efficacité, l’efficience et la pertinence des politiques au regard des besoins des citoyens et des grandes orientations nationales.
Vers une culture de l’évaluation
Jusqu’ici, les travaux de l’Itceq portaient principalement sur des études d’impact et des analyses de performance. Désormais, l’ambition est d’aller plus loin en instaurant une culture de l’évaluation complète, alignée sur les standards internationaux, tout en tenant compte des spécificités institutionnelles de la Tunisie.
Comme le souligne Alaya Becheikh, directeur général de l’Institut, l’évaluation devient aujourd’hui un outil essentiel d’aide à la décision, dans un monde marqué par des mutations rapides et une incertitude croissante. Identifier précisément les effets des politiques publiques, qu’ils soient anticipés (ex ante) ou constatés (ex post), permet de distinguer ce qui relève de l’action publique de ce qui relève du contexte extérieur.
Le défi est immense ! Il faut maîtriser une discipline complexe, à la croisée des sciences économiques, sociales et politiques, exigeant rigueur scientifique, neutralité et technicité.
Des exemples inspirants
D’autres pays comparables à la Tunisie ont prouvé que réussir ses politiques publiques n’est pas un rêve inaccessible. Prenons l’exemple du Rwanda, qui a su se relever d’un traumatisme profond pour bâtir une administration efficace avec des priorités claires : éducation, santé, numérique, innovation agricole.
Ou encore la Géorgie, qui a radicalement transformé ses institutions publiques en misant sur la lutte contre la corruption et la simplification administrative. Plus près de nous, le Maroc a su, par une planification méthodique et des investissements ciblés, consolider des filières stratégiques comme l’agriculture, les énergies renouvelables ou l’industrie automobile. Ces exemples montrent qu’avec une volonté politique ferme, un choix assumé de la compétence et une vision cohérente, même des pays aux ressources limitées peuvent tracer leur propre chemin vers le développement.
Ce que devrait être une vraie politique publique
La publication de ce guide est une avancée technique, mais il est essentiel de rappeler que la réussite d’une politique publique commence par le choix des femmes et des hommes qui la portent. Nommer des personnes compétentes est la première condition. Un responsable incompétent s’entourera naturellement de personnes à son image ; limitées, conformistes, incapables d’apporter contradiction ou innovation.
L’intelligence et le savoir-faire font peur aux médiocres, car ils révèlent par contraste leurs faiblesses. C’est pourquoi il faut avoir le courage politique de confier les responsabilités à l’élite compétente, même si elle dérange les médiocres installés.
Mais la compétence ne suffit pas sans intégrité. Dans nos administrations comme ailleurs, trop de nominations servent de tremplin à des ambitions personnelles : accumulation d’avantages, exploitation éhontée des ressources publiques, trafic d’influence. Une politique publique conçue par des esprits cupides est condamnée d’avance à l’échec.
Ensuite, il faut des études, des objectifs clairs, des délais précis, des budgets transparents et des engagements fermes. Une politique publique est un contrat avec la collectivité. Elle doit être mesurable, contrôlable et amendable si nécessaire. Mais ce contrat ne prend toute sa force que lorsque le citoyen peut constater de fait, sur le terrain et de manière concrète, la portée réelle des décisions et leur application effective.
C’est cette visibilité qui ancre la confiance et légitime l’action publique. Pour cela, il est essentiel d’associer ceux qu’elle concerne directement : les citoyens. Leur implication dès la conception, leur information régulière et leur capacité à exprimer besoins et critiques renforcent l’efficacité et la légitimité des décisions. Cependant, l’État doit aussi jouer son rôle d’arbitre, car les intérêts des citoyens peuvent être contradictoires.
Sans cette fonction d’arbitrage éclairée par l’intérêt général, des projets structurants comme les réseaux ferroviaires ou les autoroutes, qui parfois traversent des espaces privés ou agricoles, n’auraient jamais vu le jour. Une politique réussie se construit donc avec les citoyens, en tenant compte de leurs attentes, mais aussi en prenant des décisions courageuses qui servent le bien commun, même si elles ne satisfont pas toujours tout le monde.
A contrario, le piège des politiques publiques réside dans la démagogie. Trop souvent, les décisions sont dictées par des calculs électoraux, des idéologies dépassées ou un clientélisme à courte vue. Ce poison détourne l’action publique de son véritable but de servir l’intérêt général.
Enfin, une politique publique digne de ce nom repose sur des fondations solides : éducation, formation, recherche scientifique, souveraineté alimentaire, indépendance énergétique et sécurité nationale. Mais elle doit aussi être vivante, capable d’évoluer en fonction des réalités du terrain, des progrès scientifiques et des aspirations sociales. L’adaptabilité permanente n’est pas un luxe, c’est une condition de survie dans un monde en perpétuelle mutation. Construire des politiques publiques utiles, c’est préparer l’avenir, pas seulement gérer le présent.
Des choix stratégiques pour une Tunisie souveraine
Dans cette perspective, il devient ainsi essentiel de dépasser la gestion au jour le jour. Les politiques publiques doivent également reposer sur une vision stratégique de long terme. Gouverner, ce n’est pas improviser. C’est penser l’avenir, anticiper les crises, bâtir des fondations solides pour les générations futures. Cela exige une diplomatie intelligente, lucide, qui refuse de subordonner l’avenir de la nation à un partenaire unique ou à des alliances de circonstance.
Il ne s’agit pas de suivre le vent, ni de chercher des protecteurs, mais de construire des relations équilibrées, basées sur le respect mutuel et la défense claire de nos intérêts.
Un pays qui mise tout sur un seul appui extérieur se condamne à la fragilité. La souveraineté, la vraie, c’est de savoir dire non, de diversifier ses alliances, de défendre ses choix sans céder à la facilité ni aux pressions. C’est avoir l’audace de fixer le cap, même si cela dérange, même si cela coûte temporairement.
Enfin, évaluer les politiques publiques, c’est nécessaire. Mais concevoir de bonnes politiques publiques, avec des femmes et des hommes compétents, intègres et visionnaires, c’est vital. Si nous n’avons pas ce courage, alors l’évaluation ne sera qu’une formalité administrative de plus, un constat d’échec écrit noir sur blanc, une chronique des renoncements annoncés.
Car à quoi bon évaluer des décisions prises par des incompétents ? À quoi bon mesurer des politiques dictées par des intérêts personnels, par l’opportunisme ou la lâcheté ? Sans exigence sur les profils, sans exigence sur l’éthique, l’évaluation ne sert qu’à documenter le naufrage.
Le vrai défi est là, remettre la compétence au cœur de l’action publique, redonner à l’intégrité sa juste valeur, restaurer le sens de l’intérêt général. Tant que nous n’aurons pas ce courage, tous les guides, toutes les méthodologies, aussi rigoureuses soient-elles, resteront des coquilles vides. C’est d’abord un choix moral et politique, fondé sur l’intégrité, la responsabilité et l’engagement. Ensuite viennent les méthodes. Dans cet ordre. Pas l’inverse.