Accueil Enquête Enquête sur le danger des pesticides en Tunisie : Silence, on pulvérise !

Enquête sur le danger des pesticides en Tunisie : Silence, on pulvérise !

Quel type de pesticide ? Quel dosage ? Quel pulvérisateur ? Quel contrôle post-importation? Quel contrôle à la commercialisation et à l’application ?… La sécurité alimentaire et environnementale passe obligatoirement par le bon usage des pesticides. Alors que d’innombrables études internationales font planer l’inquiétude quant aux effets de ces produits phytosanitaires sur la santé humaine et la biodiversité en général, en Tunisie la question ne s’avère pas être une priorité. Aucune étude portant sur l’usage de ces produits n’a été menée jusqu’à présent. Cette enquête, réalisée sur plusieurs mois, montre comment, en Tunisie, la commercialisation et l’usage des pesticides échappent à tout contrôle et ouvrent la voie à l’utilisation de produits toxiques interdits selon les normes européennes mais homologués dans notre pays.
L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) définit un pesticide comme étant toute substance ou association de substances chimiques ou biologiques destinées à repousser, détruire ou combattre les organismes nuisibles aux plantes et aux cultures ou à être utilisées comme régulateur de croissance.
Toutefois, selon les résultats de nombreuses études et enquêtes réalisées à l’échelle internationale, la majorité de ces substances serait toxique et aurait des conséquences dangereuses sur la santé humaine, notamment celle des enfants, mais aussi sur la biodiversité et l’environnement au point que certains de ces pesticides ont été strictement prohibés par l’Union européenne.
L’Organisation mondiale de la Santé explique, à cet effet, que l’utilisation généralisée des pesticides entraîne des problèmes de santé et des décès dans de nombreuses régions du monde souvent en raison d’une exposition sur le lieu de travail ou d’une intoxication accidentelle ou intentionnelle.
En effet, selon l’OMS, même si les données disponibles sont trop limitées pour qu’on puisse estimer l’impact sanitaire direct des pesticides, l’homme peut être exposé à des substances extrêmement dangereuses à la suite d’une contamination environnementale, s’il consomme des denrées alimentaires et éventuellement de l’eau contenant des résidus de pesticides. L’organisation alerte contre le fait que certains pays ne disposent pas de systèmes performants pour évaluer l’impact des pesticides sur la santé et contrôler leur commerce et leur utilisation.
Qu’en est-il en Tunisie ? Même si la loi impose fortement des agréments, des homologations et des cahiers des charges pour pouvoir exercer la commercialisation de ces produits, des dépassements sont commis au quotidien au su et au vu de tous. Et lorsqu’on parle des points de vente, du stockage et de l’usage des pesticides, la situation est carrément hors de contrôle.

Un cadre juridique assez performant
En Tunisie, un ensemble de lois et de réglementations régissent l’importation et la commercialisation des pesticides, en l’occurrence la loi 92-72 du 3 août 1992 portant organisation de la protection des végétaux. Cette loi stipule l’obligation d’une homologation ou d’une autorisation provisoire d’importation et de commercialisation pour tout type de pesticide à usage agricole avant d’être utilisé. Mais aussi, l’obligation d’une autorisation sous forme d’un agrément préalable du ministre chargé de l’Agriculture pour toute activité concernant le secteur des pesticides à usage agricole.
Le contrôle des pesticides à l’importation exige, en effet, systématiquement le prélèvement et l’analyse des échantillons pour chaque lot de produits ainsi que la vérification de l’étiquetage et de l’emballage dont notamment la dénomination commerciale, les substances actives et les concentrations. Ainsi, le problème ne se pose pas au niveau du cadre juridique organisant toute cette activité, mais au niveau des mécanismes de contrôle notamment dans les régions intérieures du pays.

Des pesticides contrefaits sur le marché formel
En dépit de cette armada de lois, de dispositions, de cahiers des charges et de restrictions, les dépassements sont nombreux sur le marché des pesticides en Tunisie. En effet, selon plusieurs témoignages d’agriculteurs opérant dans différentes régions du pays et produisant différents produits agricoles, la question de la commercialisation et la distribution de pesticides contrefaits, notamment des insecticides et des herbicides sur le marché formel est préoccupante.
Selon les affirmations d’un agriculteur producteur de pommes de Sbiba dans le gouvernorat de Kasserine, des pesticides contrefaits issus principalement des réseaux de contrebande entre la Tunisie et l’Algérie circulent bel et bien sur le marché formel tunisien, et sont commercialisés dans des points de vente légaux et reconnus. «Il s’agit d’un jeu de trucage d’emballage et d’étiquette pour faire passer ces pesticides pour des produits conformes aux normes nationales et internationales. C’est un dossier très lourd qui pèse sur l’activité des agriculteurs, car de nombreuses infractions sont à relever sur ce volet, notamment le manque de contrôle de ces produits phytosanitaires à grands risques» a-t-il expliqué. Dans ce sens, le constat est sans appel. Durant les trois mois d’enquête que nous avons menée, nous avons pu découvrir que des pesticides contrefaits circulent sur le marché tunisien, sans aucun contrôle ni vérification de la composition chimique de ces substances. Ces produits sont introduits illégalement sur le marché tunisien à travers les mêmes réseaux de contrebande notamment entre la Tunisie et l’Algérie, utilisés également pour introduire des cigarettes, des jouets contrefaits, du carburant… Et, selon une source douanière, ces réseaux sont plus actifs notamment au niveau des villes de Kasserine et Sakiet Sidi Youssef.

Inefficacité confrontée à une utilisation excessive
Cette question inquiétante de l’usage des pesticides, de tout type: herbicides, insecticides, bactéricides, etc. dénoncée par l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche depuis 2013, conduit à un autre constat encore plus inquiétant, à savoir l’inefficacité de ces produits et leur utilisation excessive. Car, expliquons-le, ces produits contrefaits, dont l’origine, les composants et la date de fabrication sont inconnues ne respectent pas les normes internationales en matière de fabrication de produits phytosanitaires, leur qualité étant, donc, mauvaise.
Face à ce fait, l’agriculteur multiplie les dosages et les fréquences d’utilisation afin d’obtenir un meilleur rendement du produit utilisé, d’autant plus que les parasites, champignons, mauvaises herbes ou insectes prolifèrent, même en multipliant les doses.
C’est le cas de Abdelmajid Younsi, agriculteur spécialisé dans les grandes cultures, essentiellement le blé, qui pointe du doigt le manque d’efficacité énorme de ces produits phytosanitaires acquis auprès de points de vente formels. «Les céréales sont exposées à de nombreux parasites : champignons, mauvaises herbes, insectes ravageurs… Pour préserver le potentiel des récoltes, il est indispensable d’utiliser des pesticides pour se protéger de ces parasites tout au long du cycle de développement des cultures. Or, nous avons remarqué, durant les trois dernières années, que l’efficacité des pesticides s’est détériorée. Pis encore, après avoir pulvérisé des pesticides, on observe que les insectes prolifèrent, ce qui nous pousse à multiplier les doses. Or, cela constitue une menace pour la biodiversité. A cet, effet, nous avons remarqué également un déséquilibre de la biodiversité, certains insectes inoffensifs ont disparu, ces dernières années»,explique-t-il.
Selon les explications d’un technicien de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la Pêche à Jendouba, cette inefficacité réside dans le fait que d’importantes quantités de pesticides contrefaits existent sur le marché parallèle et formel. Pour lui, c’est le manque de contrôle notamment dans les régions intérieures du pays qui pose d’énormes problèmes, se résumant en deux principaux points : l’inefficacité et le manque de contrôle, d’une part, et les modes d’utilisation, d’autre part. «Certains agriculteurs ignorent les recommandations d’utilisation et ne respectent pas les doses indiquées par le fournisseur, ni le mode et la fréquence d’usage. C’est un grand danger pour eux, pour la production et pour la santé humaine et environnementale. Le rôle de l’Utap est d’organiser des journées d’information pour présenter des normes de sécurité et nous n’avons pas de prérogatives pour contrôler cette activité», confirme-t-il.
A cet effet, Abderahmane Chafai, Président-directeur-général de l’Agence de promotion des investissements agricoles (Apia) nous explique qu’en effet de grands problèmes au niveau de l’usage de ces pesticides sont à relever en Tunisie. Pour lui, l’agriculteur tunisien manque de formation en ce qui concerne l’utilisation de ces produits chimiques. «L’agriculteur doit être suffisamment averti pour pouvoir utiliser ces produits et même lire les notices et les manuels d’utilisation. Or, les agriculteurs tunisiens manquent énormément en matière de formation et même de sensibilisation des méfaits de ces produits. Tant que l’épidémie résiste, on pulvérise davantage, et c’est ce qui est très dangereux», a-t-il expliqué. Et d’ajouter que ces problèmes touchent également les opérations de conservation de ces produits, qui sont stockés parfois de manière anarchique. «L’Apia intervient à ce niveau en recommandant aux investisseurs agricoles d’investir dans des lieux de stockage de ces pesticides, vu leur dangerosité», a-t-il conclu. Même si le décret n° 2973 du 15 novembre 2010, modifiant le décret n°92-2246 du 28 décembre 1992 impose des données sur l’efficacité biologique et sur l’impact sur les cultures hôtes et les récoltes aux sociétés pour homologuer un pesticide en Tunisie, le problème de l’inefficacité persiste.
Ce manque d’efficacité est en effet confronté à une utilisation excessive des pesticides en Tunisie, comme le confirment les dernières données de l’Institut national de la consommation. Des données qui affirment que plus de 50% des pesticides en Tunisie ne sont pas utilisés d’une manière rationnelle, en dépit des dangers sur la santé et sur l’environnement, ce qui augmente le taux de résidus des pesticides dans les produits alimentaires exposés sur le marché tunisien.

La position de la FAO
Nous avons contacté le bureau de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en Tunisie afin d’avoir accès à des informations et des données sur l’usage des pesticides en Tunisie et en particulier sur les restrictions d’usage, notamment pour les substances interdites en Europe. Noureddine Nasr, fonctionnaire technique, chargé de la production et la protection des végétaux au sein de ce bureau, nous a indiqué à cet effet que la FAO Tunisie n’a pas réalisé d’études sur les pesticides en Tunisie. «De notre côté, nous encourageons dans nos différents projets et programmes la gestion intégrée des maladies et des ravageurs des cultures (Integrated Pest Management IPM) basée surtout sur les bonnes pratiques culturales, l’utilisation des pièges et des prédateurs naturels et en cas d’usage de pesticides, nous encourageons et nous recommandons les biopesticides. Pour la formation des agriculteurs et la diffusion des pratiques IPM, nous nous appuyons sur l’approche FFS (Farmer Field School FFS, en français ECP)», a-t-il expliqué, recommandant de passer par le ministère de l’Agriculture.

Charger plus d'articles
Charger plus par Khalil JELASSI
Charger plus dans Enquête

2 Commentaires

  1. Letaief

    12 avril 2019 à 10:36

    Bonjour .Je suis de formation agricole du secondaire au supérieure.
    J’ai essayer de travailler dans la production agricole a Sousse. En 2012 mon projet a été cassé par les responsables locaux de l’agriculture et de gouvernement tout simplement car je voulais travailler en respectant la nature en méthode de semis directs!!!! À ma surprises les responsables ne reconnaissent pas le demis direct ( j’ai un document de refus) ….
    En avril 2017 .A 5h de matin à Wardanin une Voiture du ministère de l’agriculture en déplacement sur place pour assister une quinzaine de tracteur au traitement de nos Olivier  » bio » avec du DEMETOATE produits mansanto cancérigène et qui reste 2a3 ans dans la sève des oliviers DES LOBBYISTES…Le lendemain je ramassis mes Abeilles mortes par des milliers.. .
    Pardon mais de quel agriculture qu’on parle ?

    Répondre

    • Sbouai Sana

      2 novembre 2019 à 21:26

      Bonjour M. Letaief, pouvez-vous me contacter via facebook pour échanger sur votre expérience? Merci d’avance. Sana Sbouai

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *