Encore un projet de motion qui place l’Assemblée des représentants du peuple à l’épreuve de la divergence, du désaccord, des tiraillements politiques et idéologiques et même de la violence. A l’image de la dernière motion présentée par le Parti destourien libre rejetant toute ingérence étrangère en Libye, le projet de résolution présenté par la Coalition Al-Karama a fait éclater la polémique à l’hémicycle. Dépourvues de toute valeur légale, quelle utilité pour ces motions qui interviennent dans un difficile contexte économique et social alors que d’autres priorités s’imposent ?
Perturbée dès le début par les points d’ordre interminables, la plénière d’hier, consacrée à l’examen du projet de motion présenté par la Coalition Al-Karama appelant «le gouvernement français à présenter des excuses au peuple tunisien pour les crimes commis pendant et après la colonisation», était tenue, comme prévu, sous une tension inédite. D’ailleurs, la plénière a été levée par le président du parlement Rached Ghannouchi sur fond de violence et de chaos entre députés.
Violence, divergences, insultes et accusations, tiraillements politiques et idéologiques, hier, tout renvoyait à un contexte conflictuel, où le consensus et l’entente n’ont pas place. Après avoir confié la présidence de la plénière pendant la séance matinale à ses vice-présidents, Rached Ghannouchi a pris les commandes pendant l’après-midi, mais a été confronté à une assemblée incontrôlable. Tout a commencé par un violent accrochage entre le député démissionnaire du bloc d’Al-Karama Rached Khiari et plusieurs autres députés suite à un discours hostile à Habib Bourguiba. En effet, le député en question s’est sévèrement attaqué au Combattant Suprême et l’a même accusé d’avoir comploté avec le colonisateur. Dès lors, le chaos total s’est emparé de l’hémicycle et la situation s’est nettement dégradée lorsque des députés ont failli en venir aux mains, ce qui a poussé immédiatement le président de l’ARP à lever, vers 16h15, la plénière et à appeler à une réunion urgente des présidents des blocs parlementaires. Ce dernier a été d’ailleurs critiqué par plusieurs députés «pour son incapacité à gérer le déroulement de la plénière». Plusieurs élus dont notamment Abir Moussi du Parti destourien libre, Salem Labyedh du Bloc démocratique et Hssouna Nasfi du bloc de la Réforme nationale ont exigé des excuses officielles de la part du député en question et ont menacé de suspendre la séance.
La gestion de Ghannouchi dérange
La motion d’Al Karama exhorte, notons-le, le Parlement à demander des excuses ouvertes et officielles de l’Etat français pour les crimes commis contre le peuple et l’Etat tunisiens pendant et après la colonisation. Le groupe cite les assassinats, les crimes de torture, l’exile forcé, le pillage des ressources naturelles et le soutien des régimes despotiques et de la dictature. Dans le texte du projet de motion, Al Karama demande l’indemnisation des victimes de ces exactions, conformément aux textes internationaux.
Hier, à peine ouverte, la plénière a été levée suite à une demande formulée par le président du groupe Qalb Tounès, Oussama Khelifi, ayant pour objectif de faire connaître ce projet de résolution au président de la République et au Chef du gouvernement. En effet, la correspondance adressée par l’ARP aux deux têtes de l’exécutif a soulevé les interrogations des députés, d’autant plus que ni Kaïs Saïed, ni Elyes Fakhfakh n’ont réagi à cette correspondance les informant de ce projet de motion. Mais pour certains députés, dont notamment Seifeddine Makhlouf, initiateur de la motion, le Parlement n’a pas à attendre les positions du président de la République ni celles du Chef du gouvernement avant d’entamer les discussions relatives à ce projet de motion. Et d’ajouter que le Parlement a le plein pouvoir de voter les motions qui lui sont soumises et que les deux têtes de l’exécutif n’ont pas la compétence d’intervenir dans pareils projets.
Ayant confié l’ouverture de cette plénière à ses vice-présidents, l’absence, au matin, de Rached Ghannouchi a également posé problème sous le dôme du parlement. D’ailleurs, pour la présidente du bloc parlementaire du Parti destourien libre Abir Moussi, « Ghannouchi a fui cette plénière au vu de sa sensibilité». Idem pour le député de Tahya Tounes Walid Jalled, qui s’est interrogé sur l’absence de Rached Ghannouchi, d’autant plus qu’il s’agit d’une plénière consacrée aux relations étrangères de la Tunisie.
Divergences et contradiction
Au cours de leurs interventions consacrées à la discussion de cette motion, les avis des députés ont, sans surprise, divergé et sont allés dans tous les sens. Initiateur de ce projet de motion, le président du groupe Al-Karama Seifeddine Makhlouf a tenu à rappeler ce qu’il appelle «les massacres perpétrés dans les différentes régions du pays pendant l’ère de colonisation». Selon lui, cette motion constitue une reconnaissance des sacrifices consentis par les martyrs de la Tunisie et une rectification de l’histoire du pays. «Les demandes d’excuses ont été présentées par tous les peuples opprimés dont notamment la France qui a, à son tour, demandé des excuses de l’Etat allemand», a-t-il fait rappeler. Mais pour le député du Mouvement du peuple, Salem Labyadh, on ne voit pas les choses du même œil. Selon ses dires, cette motion vise notamment à exporter ce litige, mais aussi les problèmes du Parlement, au Président de République et au Chef du gouvernement.
Pour Abir Moussi, du Parti destourien libre, ce projet de motion est anticonstitutionnel dans la mesure où ce genre de propositions émane des prérogatives du Président de la République comme premier responsable de la diplomatie tunisienne. Pour elle, cette motion aurait dû être adressée au président de la République. Rappelant que la France est le principal partenaire économique de la Tunisie, Abir Moussi a appelé à la révision de certains «termes violents» inclus dans cette motion, étant donné le fait qu’ils portent atteinte aux relations historiques entre les deux pays.
Même son de cloche chez Mabrouk Korchid, député de Tahya Tounes, qui a estimé qu’il s’agit «de gamineries et que cette motion n’aboutira à rien».»Je ne suis pas convaincu par l’utilité et le sérieux d’une telle motion, cela n’aboutira à rien», a-t-il ajouté, appelant les députés d’Al-Karama à la retirer.
Pour sa part, le député d’Ennahdha Zied Laadhari a fait part de ses craintes de voir le travail parlementaire perturbé par la tenue de plénières consacrées à la discussion des motions. Car pour lui, il s’agit d’un faux débat d’autant plus que ces motions n’ont aucun fondement constitutionnel.