Démission de Fakhfakh, limogeage des ministres et formation du nouveau gouvernement : Quels recours constitutionnels pour surmonter la crise ?

La Tunisie s’enfonce davantage dans une crise politique inédite. Après la démission du Chef du gouvernement Elyes Fakhfakh sollicitée par le Chef de l’Etat Kaïs Saïed, le parti Ennahdha et ses alliés ont dénoncé ce qu’il appellent des intentions de vouloir court-circuiter le processus constitutionnel relatif à la motion de censure ciblant le locataire de la Kasbah qu’ils ont entamé. Et en l’absence de la Cour constitutionnelle, seule institution pouvant statuer sur des configurations et des cas de figure compliqués et sujets à de multiples interprétations, cette situation politique extrêmement complexe commence à faire couler beaucoup d’encre alors que la situation économique et sociale s’annonce si délicate.

Comme résultat de cette crise politique qui trouve ses origines dans un contexte d’absence de confiance entre les deux têtes de l’exécutif et l’institution parlementaire, deux processus constitutionnels se sont déclenchés. En effet, sur fond de soupçons de corruption et de conflits d’intérêts qui pèsent sur le Chef du gouvernement, les différents intervenants de la scène politique et nationale ont entamé un jeu d’échecs politique dont les résultats et même les règles ne sont pas connus. Car dans la succession chronologique des événements, le parti Ennahdha avait déposé, mercredi, une motion de censure contre Elyes Fakhfakh voulant ainsi dominer ce jeu politique à travers une manœuvre bâtie sur des alliances avec Qalb Tounès et la Coalition Al-Karama en se basant sur l’article 97 de la Constitution. Mais comme nous l’avons révélé dans un précédent article, c’est le Président de la République qui avait pris la main en premier en sollicitant la démission du Chef du gouvernement, qui lui aurait demandé d’accomplir cet acte depuis quelques jours, comme le confiait à La Presse une source informée auprès de la présidence de la République. En appelant le Chef du gouvernement à présenter sa démission, Kaïs Saïed semble avoir anticipé un plan ficelé par Ennahdha et ses alliés visant à contrôler le processus de désignation du nouveau chef du gouvernement, ne serait-ce que dans l’intention de laisser la main au niveau du Bardo et notamment de Montplaisir.  

D’ailleurs, le Président de la République Kaïs Saïed a adressé une correspondance à la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), l’informant officiellement de la démission du Chef du gouvernement, ce qui déclenche un nouveau processus politique stipulé par l’article 98 de la Constitution qui lui permet de choisir la personnalité la plus apte pour former un gouvernement conformément aux exigences de l’article 89 de la Constitution. Mais actuellement, deux processus constitutionnels qui mènent vers deux parcours politiques différents, où soit le parti Ennahdha et ses alliés, soit le Chef de l’Etat tiendraient les commandes de ce jeu politique ont été déclenchés, et en l’absence de la Cour constitutionnelle, la voie est ouverte aux différentes interprétations et même spéculations.

Interprétations et scénarios possibles

Si pour Ennahdha et ses alliés, dont notamment Qalb Tounès et la Coalition Al-Karama, le Président de la République a «moralement» porté atteinte à la Constitution en déclenchant, comme ils le prétendent, un processus constitutionnel alors qu’un premier a été déjà activé, pour les différents spécialistes en droit constitutionnel, la balle est dans tous les cas dans le camp du locataire de Carthage, dans la mesure où la démission du Chef du gouvernement annule le processus de retrait de confiance au Parlement. C’est dans ce sens que le constitutionnaliste Slim Laghmani a expliqué que maintenant le Président de la République doit désigner un nouveau chef de gouvernement au bout de dix jour, à compter d’hier, et ce, après consultation des différents partis et coalitions politiques, pour former un nouveau gouvernement dans un délai d’un mois après sa désignation.

Même son de cloche chez la spécialiste en droit constitutionnel, Salsabil Klibi qui rappelle que la démission du Chef du gouvernement signifie la démission du gouvernement entier. Selon ses dires, la balle est actuellement entre les mains du Président de la République qui doit désigner la personnalité la plus à même de former un gouvernement, précisant que si ce nouveau gouvernement n’obtient pas la confiance du parlement, Kaïs Saïed pourrait dissoudre le Parlement et convoquer de nouvelles élections législatives dans un délai de quarante-cinq jours au plus tôt et de quatre-vingt-dix jours au plus tard conformément aux dispositions de l’article 89.

Evoquant l’article 77 de la Constitution, Slim Laghmani rappelle également que le chef de l’Etat pourrait en effet dissoudre le Parlement mais seulement si le prochain gouvernement n’obtient pas la confiance du Parlement et si on dépasse le délai de six mois après le vote de confiance au gouvernement Fakhfakh ayant eu lieu le 27 février dernier. Car, rappelle-t-il, «l’Assemblée ne peut être dissoute pendant les six mois qui suivent le vote de confiance du premier gouvernement après les élections législatives ou pendant les six derniers mois du mandat présidentiel ou de la législature». Dans ce cas, c’est à partir du 28 août prochain que le chef de l’Etat pourrait dissoudre le Parlement.

Sadok Belaid, professeur de droit constitutionnel, est également du même avis. «Désormais toute initiative de retrait de confiance à l’ARP s’annule après la démission du Chef du gouvernement Elyès Fakhfakh», explique-t-il, affirmant que dans ce cas précis, c’est l’article 89 de la Constitution qui doit être appliqué. Entre-temps, c’est l’équipe démissionnaire qui veillera aux affaires de l’Etat et devient un gouvernement de gestion des affaires courantes pour éviter tout vide politique, en attendant l’approbation du prochain gouvernement par l’Assemblée.

Donc selon ces lectures de la Constitution à travers ses différents articles, le Président de la République doit s’engager dans l’application des dispositions de l’article 98 qui renvoient à son tour à l’article 89 de la Constitution en vue de former un nouveau gouvernement. Cet article stipule que «si le gouvernement n’est pas formé au terme du délai fixé ou si la confiance de l’Assemblée des représentants du peuple n’est pas obtenue, le Président de la République engage, dans un délai de dix jours, des consultations avec les partis, les coalitions et les groupes parlementaires, en vue de charger la personnalité la mieux à même de parvenir à former un gouvernement, dans un délai maximum d’un mois. Si dans les quatre mois suivant la première désignation, les membres de l’Assemblée des représentants du peuple n’ont pas accordé la confiance au gouvernement, le Président de la République peut dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et convoquer de nouvelles élections législatives dans un délai de quarante-cinq jours au plus tôt et de quatre-vingt-dix jours au plus tard».

Et si Ennahdha passait en force ?  

Face à ce blocage politique, certains observateurs ont évoqué le scénario d’un passage en force du mouvement Ennahdha s’il persiste à aller jusqu’au bout dans sa motion de censure contre le Chef du gouvernement démissionnaire. Evoquant ce scénario, le professeur de droit constitutionnel Abdelkader Mokhtar a expliqué que la Constitution n’évoque en aucun cas une telle possibilité, et que seule une lecture politique pourrait interpréter cette situation. Pour lui, si Ennahdha va dans ce sens, il s’agirait d’une manœuvre «d’amateurisme politique».

Un autre débat constitutionnel a été également ouvert sur fond de ce jeu politique ayant conduit le Chef du gouvernement Elyes Fakhfakh à démettre les ministres nahdhaouis. Une décision largement critiquée et dénoncée par le mouvement de Rached Ghannouchi, faisant part de sa « réprobation » quant à cette décision qualifiée de « déplorable » tout en estimant qu’elle « porte préjudice aux institutions ainsi qu’aux intérêts des citoyens et du pays et est de nature à perturber le service public, en particulier dans le secteur de la santé ». D’ailleurs, les différents dirigeants du parti Ennahdha ont estimé illégaux ces récents limogeages, dans la mesure où il s’agit d’ores et déjà d’un gouvernement démissionnaire, une action qui, conformément à la Constitution, implique tous ses membres.

Mais pour Slim Laghmani, si la décision de démettre ces ministres avait eu lieu avant que le Chef du gouvernement ne présente sa démission, «il n’y aurait eu aucun problème d’ordre politique ou légal». Evoquant dans ce sens le statut de chef du gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes, le spécialiste en droit constitutionnel rappelle que la Constitution évoque un tel statut uniquement dans son 100e article portant sur le cas de vacance définitive au poste de chef de gouvernement. Et d’ajouter que même si Elyès Fakhfakh a présenté sa démission, il garde toutes ses prérogatives jusqu’à la passation des pouvoirs.

Donc en résumé, l’actuel blocage politique et le dénouement de cette crise politique restent tributaires de la capacité de tous les protagonistes de faire preuve de sens de responsabilité et de patriotisme.

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