La poésie en questions | Une vocation à l’épreuve de l’islam II

Nous nous demandons quelle place occupe la poésie sacrée et si une certaine répudiation dont a fait l’objet la poésie dans les premiers temps de l’islam ne l’a pas obligée à se maintenir finalement dans les limites de l’expérience profane du monde : reléguée à un exercice de production verbale où la forme l’emporte sur le fond, elle est ou au service d’un prince et de sa politique — tirant sa gloire de celui qu’elle glorifie  —, ou condamnée à jouer la partition de son rabaissement en usant, plus ou moins habilement, des différents registres de la dérision. Dont l’éloquence et ses joutes ne sont finalement qu’une des figures.

Mais notre lecteur avisé pourrait nous interpeller en nous tenant ce langage : Et la poésie soufie ? Que faites-vous de la poésie soufie ? N’est-elle pas ce qui redonne à la poésie sa vocation sacrée en terre d’islam ? Et qui la préserve ainsi de la déchéance en ouvrant pour elle la voie d’une aventure spirituelle supérieure ?

Bien sûr, répondrons-nous : il y a en effet la poésie soufie. Même si un des grands représentants de cette poésie, Jalel-eddine er-Rûmi, se défendait explicitement d’être un poète, déclarant que le don qui lui était accordé dans ce domaine n’avait d’autre fonction que d’aider à toucher les âmes. C’est un fait que, dans le monde du soufisme et de ses règles, la poésie se voit assigner un rôle précis en tant que moyen de transmission initiatique. Et que cela nous fonde à nous demander s’il s’agit bien de poésie à proprement parler : si ça n’en est pas que l’habit.

Dans le même temps, on ne peut se contenter de prendre au mot un soufi, fût-il des plus grands, pour classer l’affaire. Il y a, dans l’histoire de l’islam, de nombreux poètes soufis dont l’avis sur la question peut être différent. D’autre part, la façon dont cette poésie joue sur la polysémie des mots afin de faire accéder l’âme à un état d’unité avec Dieu est quelque chose de suffisamment extraordinaire pour mériter qu’on l’examine de plus près, avec l’idée qu’elle renferme peut-être une conception de la poésie qui n’est différente de celle que l’on connaît qu’en ce qu’elle lui est supérieure… Le problème n’est pas simple ! On est d’autant plus appelé à explorer cette piste — conformément au souhait de notre lecteur avisé — que la poésie soufie se donne des prolongements dans la musique et dans la danse. Son affinité avec ces autres modes d’expression milite en faveur de l’idée qu’elle demeure dans le cadre de ce qu’on appelle la « création artistique ».

Y a-t-il une poésie soufie ?

Même si l’affirmation de Rûmi continue de nous interroger, et de soulever l’hypothèse d’une conception instrumentaliste de la poésie par le soufisme, nous sommes face à une réalité qui nous interpelle. Nous nous souvenons qu’autour du chant soufi et de son « tarab » se réinvente, pour ainsi dire, tout un ensemble de règles dont va hériter finalement une certaine tradition musicale bourgeoise dans les pays arabes. Ainsi en est-il chez nous, en Tunisie, ainsi que chez nos voisins du Maghreb, avec la musique andalouse et ses mouwachahat… Il y a un retour de la poésie soufie dans le monde profane à travers le chant et la musique. Le jour du mouled en est traditionnellement un moment fort quand la célébration de cette fête inonde l’espace public en s’invitant jusque dans les maisons des familles plus ou moins aisées… Mais le phénomène déborde largement la célébration religieuse et prend depuis quelques décennies de l’ampleur grâce, d’une part, aux choix de politique culturelle des pays arabes en faveur de la « promotion du patrimoine » et, d’autre part, aux moyens de la communication moderne. De sorte que face à une musique occidentale et ses paroles qui envahissent les ondes et les écrans, il existe une musique arabe qui, quand elle tient à rappeler ses nobles origines et à donner le change, met en avant cette forme d’art qui allie musique et poésie et dont l’origine renvoie aux rites de l’islam spirituel. Comment, dirait-on, le chant arabe, qui incarne une forme de résistance culturelle et une expression de l’originalité artistique de notre monde « oriental », pourrait-il puiser ses sources dans quelque chose qui n’est pas soi-même de l’art ? Assurément, la poésie spirituelle du soufisme ne peut pas être autre chose que de l’art ! Et pas simplement une technique de transmission initiatique.

Acceptons donc cette hypothèse à titre provisoire, et en faisant preuve d’une certaine prudence. Car nous n’oublions pas non plus, d’un autre côté, que si les soufis se donnent pour mot d’ordre d’imiter le Prophète, qui est en quelque sorte leur premier maître, le Coran énonce à son propos cette parole : « Nous ne lui avons pas enseigné la poésie, et cela ne lui sied point » (Coran 36, 69). Y aurait-il eu dépassement dans l’imitation ? Comment ce qui ne sied pas au Prophète va pouvoir convenir à ceux qui cherchent à vivre à son exemple ? Ne nous empressons donc pas de penser que quelqu’un de la stature de Rûmi parle en vain ! Acceptons donc l’hypothèse mais en gardant la question ouverte.

Mais qu’est-ce, au juste, que le soufisme ? Pouvons-nous trancher la question de l’existence ou non d’une poésie soufie sans nous enquérir de ce qu’est le soufisme lui-même ? Il peut y avoir un grand nombre de poètes qui se disent soufis, et toute une tradition qui sert de modèle à un art d’aujourd’hui : s’il s’avère que, de la façon dont il se conçoit en vertu de ses propres principes, le soufisme est fondamentalement incompatible avec la poésie, alors il nous faudra bien envisager l’idée qu’il y a là un grand malentendu : que c’est par abus de langage que nous parlons de poésie soufie.

Le compromis ghazalien

Le soufisme s’inscrit dans une histoire très ancienne, bien plus ancienne que l’islam. Puisqu’il descend de cette tradition des religions à mystère présentes dans l’Antiquité et dont les initiés étaient en même temps des ascètes, fuyant les biens de ce monde et voyant en cela une des clés de leur salut. Comme ses prédécesseurs, le soufisme propose une voie qui mène vers ce qu’on pourrait appeler un « accomplissement de soi ». Cette voie comporte des étapes, dont l’ordre de succession est à respecter absolument pour parvenir au but. La première étape est celle de la « Loi ». L’adepte doit commencer par se soumettre aux prescriptions de la chari’â, même si sa vocation est de les dépasser ensuite. La Loi est donc le point de départ, qui marque en même temps le caractère strictement musulman de cette voie. La seconde étape est celle de la « tariqa » : le chemin qui fait tout converger vers Dieu, comme le souligne Annemarie Schimmel, célèbre spécialiste allemande, dans son livre «Le soufisme ou les dimensions mystiques de l’islam» (1996). La troisième et dernière étape est celle de la « haqiqa » : « réalité suprême et ultime, qui est expérimentation trans-subjective de la présence universelle de Dieu ». Le cheminement à travers ces différentes étapes se fait sous la supervision d’un guide : « Quiconque voyage sans guide a besoin de deux cent ans pour un voyage de deux jours », affirmait Jalel-eddine er-Rûmi !

Il est d’usage, par ailleurs, de distinguer un soufisme classique et un soufisme moderne. Le passage de l’un à l’autre, selon les historiens spécialisés, se situe au niveau de Abou Hamid al-Ghazali. Ghazali est, dans son «Ihya’ ôuloum eddine — Revivification des sciences religieuses» — le théoricien, pour ainsi dire, de cette conciliation entre l’islam légaliste qui prend en charge l’organisation de la vie publique et l’islam spirituel, dont le souci est de répondre aux attentes de l’individu qui cherche Dieu. Avant Ghazali, les deux courants cohabitaient dans la méfiance, et à l’occasion dans la violence, comme en témoigne la crucifixion d’El Hallaj en 922. Après Ghazali, il y a un compromis : un modus vivendi qui prévoit que le penseur soufi ne s’avise pas de rejeter les dispositions légales de l’islam au nom d’une vérité supérieure. Même quand elle est dépassée en tant qu’étape sur la voie vers la « haqiqa », la Loi continue de faire autorité et ne souffre pas les « innovations ». Ghazali en fait mention expressément dans l’exposé de ses « 10 règles du soufisme ».

Le soufisme peut aller très loin dans l’exploration de l’expérience de l’intase, qui désigne cette immersion dans les profondeurs de l’âme par où celle-ci touche la réalité divine : le respect de la tradition légale reste quand même de rigueur. Un auteur espagnol, Miguel Asin Palacios, le fait remarquer à propos d’Ibn Arabi d’une façon presque cruelle. Il rappelle en effet des passages où le grand soufi andalou se prononce dans ses écrits en faveur d’une application stricte de certaines mesures visant à maintenir dans l’humiliation les communautés non soumises à l’orthodoxie. L’explication à cette incongruité n’a pourtant rien de sorcier : le soufisme s’en tient au pacte !

Le soufisme a la cote…

Mais il faut quand même préciser une donnée historique : le compromis ghazalien ne vaut qu’à l’intérieur de l’espace sunnite. Or, comme chacun sait, il existe une tradition chiite, dans laquelle l’islam spirituel va se développer en faisant preuve de plus d’audace. Ses figures les plus emblématiques se nomment Molla Sadra Shirazi et Sohravardi… Aujourd’hui, quand des intellectuels arabes — dont des Tunisiens comme le défunt Abdelwahab Meddeb —, font l’apologie du soufisme et le présentent comme un rempart possible contre l’islam légaliste et ses ambitions politiques, ils s’appuient sur toute une littérature soufie en prenant soin de ne pas en exclure l’apport iranien. Un certain amalgame joue en faveur de l’idée que le soufisme en général est synonyme d’audace intellectuelle et de liberté. Ce n’est qu’en partie vrai. Sans parler du fait que le soufisme demeure rétif aux conquêtes de la pensée rationaliste critique, et qu’il donne lieu à des pratiques qui sont parfois très proches de la superstition, il faut relever que, même dans sa version chiite, le soufisme s’émancipe de la chari’a et la marginalise dans une large mesure, mais ne la désavoue pas. Il y a en réalité, dans le chiisme, un autre pacte, plus ou moins tacite, en vertu duquel est maintenue la frontière entre le territoire de l’islam et celui de l’autre, du non-musulman. D’où une terminologie particulière qui nous parle par exemple de vérité « muhammadienne » à propos de la réalité suprême… Un connaisseur français de l’islam, et néanmoins polémiste chrétien, Rémi Brague, a ce mot acerbe et quelque peu désobligeant mais qui fait réfléchir : « Le soufisme ne s’oppose nullement au légalisme, mais peut au contraire le rendre acceptable. À supposer que ce dernier soit un poison, il n’en constitue aucunement l’antidote. Il serait bien plutôt le miel déposé sur les bords de la coupe d’absinthe. »

Ce n’est pas trop notre propos ici de souligner le décalage qui existe entre le projet de la pensée soufie et les exigences d’une modernité qui nous appelle plutôt à aller au devant de l’autre afin de le connaître dans sa différence. Mais nous voyons bien que le soufisme bénéficie aujourd’hui d’une cote favorable auprès de toute une intelligentsia et que cela tient lieu pour lui de légitimité, y compris quand il s’agit de s’attribuer le rôle de socle à une poésie sacrée. Or nous ne nous sentons pas d’obligation particulière à faire preuve à son égard d’une déférence qui dispenserait d’examiner de près en quoi ses prétentions sont fondées. Il faut bien reconnaître sur ce chemin, toutefois, que son allégeance — implicite ou explicite — à une conception fermée de la religion n’est pas précisément ce qui nous permettra de dire si, oui ou non, il y a un problème de compatibilité entre lui et la création poétique, au sens rigoureux de cette expression. Ce qui nous le permet, en revanche, c’est la conception que le soufisme se fait de la parole de louange et, également, de la place qu’il accorde à l’expérience du vide dans la naissance de cette parole.

Heureuse fausse note…

En réalité, c’est l’idée même d’une poésie qui déploierait son dire dans un processus initiatique, et sous la supervision d’un guide, qui heurte l’esprit. Les poètes dialoguent entre eux et, quand ils s’inspirent les uns les autres, c’est toujours en se poussant à puiser en soi et à partir de soi ce qui cherche à se dire et qui n’est jamais connu d’avance. La seule voie qu’ils aient à suivre est celle qui les livre à ce moment de silence d’où se fait entendre, comme par effraction, la parole à la fois promise et inattendue. Telle n’est pas la voie du soufisme dans sa relation à la parole. D’abord parce que cette parole a un contenu prévu : prévu par l’initiation. Ensuite, parce que ce contenu prévu est tel qu’il exige de l’adepte qu’il se déleste de soi pour accueillir la réalité suprême qui gît au fond de lui et en faveur de laquelle il s’immole. Ce qui signifie que l’horizon de la parole qui se donne à dire est celui de sa propre extinction, afin qu’une parole autre résonne. Il s’agit, en d’autres termes, de s’abolir soi-même afin que parle le seul poète qui ait droit à la parole, à savoir cette réalité suprême qui est le but ultime de l’initiation. Tout bruissement humain de la voix qui recueille en elle l’écho du divin relève ici de la fausse note… Alors que la poésie est précisément cette fausse note : ce jeu d’appel et de réponse entre le divin et l’humain, dont l’ivresse ne consiste pas à s’abîmer dans le feu, mais de faire que ce dernier grandisse.

Alors oui, il y a bien une poésie soufie : mais c’est celle de ses fausses notes. Peut-être des figures comme Rabâa el’Adawiyya ont-elles été à la fois soufies et poètes. Précisément parce qu’elles portaient en elles une vocation à briser les carcans et à quitter les sentiers balisés de l’initiation. Et qu’en agissant de la sorte, elles faisaient l’épreuve d’une parole plus libre. On raconte de Rabâa el-Adawiyya qu’elle était joueuse de flûte et qu’elle tenait ce langage : « je vais vers le ciel, pour jeter du feu sur le paradis et de l’eau sur l’enfer, afin que tous les deux disparaissent et que les hommes regardent Dieu sans espoir ni peur».

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