« khayel el mawj » (L’imaginaire de la vague), recueil de nouvelles de Houyem Ferchichi : Une écriture délicate et suggestive

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Houyem Ferchichi n’est pas inconnue du monde de la culture : critique littéraire dans divers journaux et animatrice de différents clubs culturels, elle est aussi l’une des nouvellistes tunisiennes, gardiennes du temple de ce genre littéraire très délicat qui est la nouvelle et qui est sérieusement menacé par l’hégémonie toujours plus forte du roman. Certains de ses textes ont été traduits en anglais dans des revues d’Amérique et d’Australie.

Après ses deux essais et ses deux premiers recueils de nouvelles « El mechhed wa edhel » (le spectacle et l’ombre) et « Awchem serriya » (secrets tatouages) qui l’ont fait connaître auprès des lecteurs et critiques tunisiens, elle a publié, en 2020, son nouveau livre intitulé «Khayel el mawj» (L’imaginaire de la vague) qui comprend 9 nouvelles diverses de longueur variable et tout aussi intéressantes les unes que les autres. Intrigantes, parce que leur processus de littérarisation, leur densité textuelle et la complexité de l’imaginaire de leur autrice ont tendance à opacifier leur lisibilité sémantique et à brouiller leur signification, elles semblent porter le projet d’écriture de Houyem Ferchichi qui ne serait autre que des rêves et des émotions à donner par-dessus ces histoires quelquefois nébuleuses et qui, sans cesse, plongent le lecteur dans le clair-obscur de l’inconscient.

Vive et vivace, mystérieuse qui recèle une grande part des secrets de l’univers et de l’histoire des conquêtes, des colonisations et des échanges entre les peuples, la mer est fortement présente dans ce recueil. Elle flotte d’abord sur la première de couverture de ce livre où elle s’annonce déjà comme un miroir où l’on va chercher son image et retrouver les reflets de ses angoisses et douleurs. Dans le titre de la nouvelle inaugurale comme dans celui de tout le recueil, la mer, dont on retrouvera la trace partout, est désignée de manière fragmentaire par la métonymie (la partie pour le tout) de « El mawj » (la vague ou l’onde), avec principalement sa connotation de mouvement. Comme la grâce qui est « mouvement » tel que la décrit le personnage de Romain Gary dans « Les cerfs-volants » (« La grâce, c’est le mouvement »), la mer n’est pas figée, n’est pas statique, elle se meut et sa dynamique semble saisir profondément l’autrice de ses nouvelles qui s’en va fouir dans ses ondulations, dans ses flux et reflux, afin d’y appréhender ce qui y est enfoui et caché pour les yeux. On a le sentiment que l’autrice nous met face à la vague marine et nous pousse à y enfouir profondément notre regard afin de saisir les beautés qui y seraient encloses, depuis la nuit des temps. C’est, en fait, l’espace où son imaginaire préfère élire domicile espérant y trouver les reflets de l’inconscient, ténébreux et difficiles à pénétrer, de ses personnages ou les séquelles des temps anciens qui l’ont traversé avec des projets, des guerres, des explorations et des cultures. Et ce professeur, nostalgique du passé,  venant de loin, dans la deuxième nouvelle intitulée « L’oiseau du ciel » (pp. 15-25), pour découvrir l’inconnu dans la mémoire collective du peuple que ses aïeuls ont longtemps colonisé et saigné à blanc, a traversé cette mer pour atterrir près de cette mémoire et essayer d’y puiser ce qu’elle pourrait contenir de plus précieux, avant de disparaitre tragiquement comme si la mer, fidèle au rivage sur lequel déferlent ses ondes,  l’avait frappé par sa terrible malédiction.  Mais cette espèce de métaphore filée de la mer qui est au centre de ces nouvelles, même si elle n’est pas toujours patente, paraît être plus complexe dans sa portée symbolique. Outre la sensualité qui s’en dégage et qui en dit long sur le rapport de l’autrice avec la mer et qui transparaît surtout dans la nouvelle d’ouverture nous rappelant par certains de ses côtés « Les oiseaux vont mourir au Pérou » de Romain Gary, elle connoterait peut-être aussi l’interaction du passé avec le présent que symboliserait la mer par son infinie existence et par l’éternité de son mouvement ondulatoire et son inépuisable énergie : « La mer, la mer, toujours recommencée » (Valéry) !

Oscillant  entre le réel et l’imaginaire, entre la réalité et le rêve, ces nouvelles de Houyème Ferchichi tendent quelquefois au fabuleux et au surréalisme que justifierait cette volonté chez l’autrice de donner à rêver par-dessus la médiocrité des êtres et des choses, et par-dessus ces derviches malfaisants, habités par les forces du mal, obscurantistes, ayant manipulé le sacré pour monopoliser le pouvoir et quadriller l’Etat, terroriser la population, pousser les jeunes à l’émigration mortelle et auxquels elle fait discrètement allusion, entre autres,  dans la nouvelle intitulée « Les démons de la forêt » (pp. 67-77). Fine, aiguisée,  essayant d’inspecter l’inconscient, d’explorer le rêve et  de s’introduire dans  cette zone floue, incertaine,  située entre le visible et le caché et où l’entrelacs de l’inconscient et du rêve se noue dès le commencement, lorsque le rêve du personnage abandonné à sa solitude rencontre soudain le désir montant du plus profond de sa part obscure au rythme du feu qu’il allume, l’écriture de Houyem Ferchichi, marquée par une narration brève, de courtes séquences dialogales incisives, mais  aussi  par de belles surprises clausulaires, met en œuvre surtout l’art de la suggestion permettant à ces nouvelles de garder jalousement  leur signification symboliste, comme la coquille garde le mollusque qui l’occupe. Et ce qui défile à travers ces phrases souvent longues et élastiques, fort bien agencées, que l’autrice rallonge au gré de sa fantaisie et de sa rêverie, ce sont des réminiscences, des images, des idées délibérément imprécises et flottantes migrant de l’autre côté du rêve. Bref, c’est un univers narratif singulier et captivant qui se construit dans chacune des nouvelles de ce recueil où même les couleurs multiples sont porteuses de signification et où les mots, constamment soutenus par une syntaxe expressive, sont chargés d’une fonction fouisseuse qui creuse dans l’âme des personnages par-delà leurs corps et leurs apparences, laissant régulièrement une sorte de fil de brouillard sur la signification. Car la lecture aux yeux de Houyème Ferchichi ne semble pas pouvoir être passive, ni simplement jouissive, mais devrait être active et éveillée tel un acte de réflexion et d’inspection conduit sur cet inextricable enchevêtrement des rêves, des fantasmes et des angoisses. Voici, donc, un recueil de nouvelles de bonne qualité qui mérite attention et lecture.

Houyem Ferchichi, « Khayel el Mawj » (L’imaginaire de la vague), recueil de nouvelles, Monastir, éd. « Dar Etthakafiya », 2020

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