L’exode des médecins tunisiens a toujours suscité des débats contradictoires. Si certains dénoncent avec vigueur cette fuite des cerveaux, d’autres pointent du doigt le manque d’opportunités de carrière en Tunisie, mais surtout l’absence de réforme d’un secteur livré à lui-même. Mais que peut donner la Tunisie, sanctionnée par une crise économique sans précédent, à son élite ?
Comment convaincre un médecin tunisien de rester dans son pays en dépit des conditions de travail catastrophiques dans certaines régions ? Comment le dissuader de quitter son pays qui a investi considérablement dans sa formation et son expérience professionnelle si on sait qu’à l’étranger on lui offre de meilleures conditions socioprofessionnelles ? Comment inciter les jeunes médecins à sacrifier tout pour servir leur pays incapable de leur offrir un strict minimum de droits ? Pour nos décideurs, trouver des réponses à ces questions s’annonce crucial pour limiter l’hémorragie de la fuite du cadre soignant alors que les pays d’accueil sont devenus très nombreux.
Ces dernières années, plusieurs milliers de médecins, d’infirmiers, de techniciens en radiologie et de cadres médicaux et paramédicaux ont décidé de tout plaquer pour rejoindre d’autres pays qui les accueillent à bras ouverts. La France, l’Allemagne, le Canada ou les pays du Golfe, ce sont les destinations préférées de nos médecins et de notre personnel soignant surtout pour des raisons financières. Mais pas que, alertent les spécialistes, le phénomène dépasse de loin les raisons liées aux salaires et aux conditions financières, mais il semble que tout l’environnement de travail et le mode de vie en Tunisie n’attirent plus ces compétences.
Le secrétaire général de l’Ordre national des médecins de Tunisie, Nizar Laâdhari, a annoncé récemment que plus de 970 médecins tunisiens ont quitté le pays en 2021 pour travailler à l’étranger contre seulement 570 en 2018. Des chiffres en perpétuelle hausse qui témoignent d’une situation assez inquiétante surtout si on sait que nos hôpitaux font déjà face à un manque accru de personnel soignant mis à nu notamment durant la crise pandémique.
Pour alerter contre cette hémorragie, Laâdhari va jusqu’à estimer que «le nombre de médecins tunisiens qui ont quitté le pays est supérieur à celui déclaré par l’Ordre des médecins étant donné que ce dernier se base sur le nombre d’attestations de bonne conduite attribuées aux médecins à leur demande, pour établir la liste des émigrés, étant donné que ce document fait partie des pièces devant être fournies par les médecins qui décident de quitter la Tunisie», a-t-il expliqué. Et d’ajouter que les médecins sont «lassés par l’insuffisance des ressources financières et les conditions de travail déplorables dans les hôpitaux, notamment dans les régions, l’augmentation de la violence contre le personnel médical et paramédical pendant l’exercice de la profession ainsi que les violences verbales, les médecins décident de partir à l’étranger pour y travailler».
Un exode massif
Si le phénomène était déjà connu depuis plusieurs années, l’hémorragie s’annonce sans arrêt dans la mesure où la Tunisie peine à assurer le strict minimum des conditions de travail. Livrés à eux-mêmes, sans équipement, sans protection, les médecins, élite de la société, payent malheureusement le prix fort de la défaillance du système sanitaire et hospitalier. Encore faut-il le rappeler, la violence à l’égard du cadre médical ne cesse d’augmenter et de prendre de nouvelles formes. Dernièrement, l’affaire de l’agression d’un jeune médecin à l’hôpital Charles-Nicolle par un infirmier rappelle le triste constat : nos hôpitaux sont devenus un lieu à haut risque alors que les autorités n’ont pas pu trouver de solutions pour remédier à la situation. C’est notamment pendant les gardes de nuit que les médecins, et tout le cadre soignant, se trouvent confrontés à des risques sécuritaires, outre le manque d’équipements et le grand nombre de patients à traiter.
Contactée par La Presse, l’Organisation tunisienne des jeunes médecins a émis un cri d’alerte pour mettre en garde contre la détérioration de la situation sécuritaire dans les établissements hospitaliers. Elle cite, en particulier, plusieurs incidents qui surviennent surtout pendant les gardes de nuit, quand le volume des agressions contre les médecins augmente considérablement.
Elle appelle, dans ce sens, le ministère de la Santé à «assumer ses responsabilités en matière de sécurisation des services des urgences, notamment dans les circonstances actuelles à travers la garantie des ressources humaines et matérielles suffisantes, et ce, en coordination avec le ministère de l’Intérieur». En fait, l’organisation explique en partie l’exode des jeunes médecins par l’insécurité dans les hôpitaux mais aussi par la détérioration des conditions socioprofessionnelles dans le secteur public.
1.200 dinars par mois !
Selon certaines données, près de la moitié des jeunes inscrits à l’ordre des médecins ont fait une demande de radiation et sont partis à l’étranger en 2020. Entre 700 et 800 praticiens quittent le pays chaque année, et leur nombre ne fait qu’augmenter. Cette fuite des cerveaux vers la France ou l’Allemagne s’est banalisée pour les nouveaux diplômés. Leur première motivation reste économique, d’autant plus que les salaires proposés dans le secteur public en Tunisie sont estimés autour de 1.200 dinars, soit 360 euros par mois.
La plupart des jeunes médecins tunisiens rêvent en effet de faire carrière hors du pays, faute de salaires conséquents, mais aussi de conditions d’exercice décentes pour subvenir à leurs besoins. De nos jours, les pays du Golfe attirent aussi ces jeunes diplômés, formés par l’Etat tunisien, en leur offrant de meilleures conditions salariales.
L’exode des médecins tunisiens a toujours suscité des débats contradictoires. Si certains dénoncent avec vigueur cette fuite des cerveaux, d’autres pointent du doigt le manque d’opportunités de carrière en Tunisie, mais surtout l’absence de réforme d’un secteur livré à lui-même. Mais que peut donner la Tunisie, sanctionnée par une crise économique sans précédent, à son élite ?