En février de l’an 1884 paraît à Paris, sous la signature de Paul Verlaine, un livre intitulé « Les poètes maudits ». L’auteur y dresse le portrait de trois figures de la poésie de son temps : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. Quatre années plus tard, en 1888, une seconde édition voit le jour dans laquelle se trouvent rajoutés les noms de Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de l’isle-Adam et Pauvre Lelian, ce dernier nom renvoyant à l’auteur lui-même, qui préféra se cacher sous un pseudonyme, mais sans manquer de livrer aux esprits alertes l’indice d’une anagramme.
Dès lors, l’image du poète maudit se répand dans les esprits, avec cette idée que le vrai poète pourrait bien être celui qui porte en lui la malédiction de la vocation. A l’exclusion donc des poètes qui, bien que consacrés par le grand public et portés au pinacle par les gazettes, n’en sont pas moins une imposture. Ces « impeccables » et ces « assommants », comme les appelle Verlaine et au sujet desquels il écrit, dans l’un de ses élans : « Du bois, du bois et encore du bois »…
Mais rapidement s’organise la riposte qui dénonce l’exploitation de la souffrance dans le but de prétendre au génie. On considère qu’il existe un culte du poète mort dans la misère, et que ce culte est alimenté par toute une littérature. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ?
Ce qui est indubitable, c’est ce grand charnier de poètes morts avant l’heure : qui dans la misère, qui par la maladie, qui livré à la folie. Un des symboles de ce phénomène, c’est l’anglais Thomas Chatterton : un météore qui disparaît à l’âge de 17 ans à peine. Il se donne la mort pour échapper à la faim qui le guette, après avoir fui famille et patrie. John Keats, dont le nom nous est plus familier, meurt à l’âge de 25 ans de phtisie : une de ces maladies qui faisait des ravages en ces époques. Mais à laquelle les poètes étaient plus particulièrement exposés en raison de leur vie de bohème. Un autre anglais est Ernest Dowson : retrouvé à Paris dans un état de délabrement avancé, il décède peu après son retour au pays, à l’âge de 33 ans… En France, Jules Laforgues a 27 ans quand il quitte ce monde suite, lui aussi, à une phtisie. Lautréamont, l’auteur des Chants de Maldoror, n’a que 24 ans quand il disparaît. Baudelaire est relativement épargné : s’il décède à 46 ans, il goûte aux morsures de la misère et succombe à une syphilis qu’il a traînée des années durant. Rimbaud, quant à lui, livre son dernier souffle à 37 ans mais il avait fui « l’enfer » de la vie de poète avant même ses 20 ans. Après avoir proféré ces mots : « Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève. » En Allemagne, des noms comme ceux de Kleist et Novalis nous rappellent que le phénomène est bien d’une ampleur européenne, bien que d’acuité contrastée !
Villon et les saâlik
Cette situation de misère est d’ailleurs un thème poétique à part entière. Un poème connu est l’Albatros de Baudelaire, dont la dernière strophe est la suivante : « Le poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; / Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »… Voici les vers qui closent un poème de Mallarmé, Le Guignon : « Quand en face tous leur ont craché les dédains, / Nuls et la barbe à mots bas priant le tonnerre / Ces héros excédés de malaises badins / Vont ridiculement se pendre au réverbère. » Et encore ceux-ci, de Nicolas Gilbert (1750-1780) — mort à 30 ans — tirés de son poème intitulé « Le poète malheureux » : « Le Poète languit dans la foule commune, /Et s’il fut en naissant chargé de l’infortune, /Si l’homme, pour lui seul avare de secours, / Refuse à ses travaux même un juste salaire ; / Que peut-il lui rester ?… Oh ! pardonnez, mon père, / Vous me l’aviez prédit. Je ne vous croyais pas. /Ce qui peut lui rester ? La honte et le trépas ».
Certains ont émis l’hypothèse que ce malheur du poète était lié au contexte d’une époque particulière. On évoque une crise du mécénat au sein d’une société que les révolutions ont bouleversée. On ajoute que le climat intellectuel de l’époque portait aux excès, à des formes d’existence qui rimaient avec imprudence et, enfin, que la santé naturellement fragile du poète achevait de faire de ce dernier une victime de choix. La remarque est utile. Mais l’explication rend compte de l’aggravation du phénomène, non du phénomène lui-même. Les historiens qui ont eu à réfléchir sur le lien entre poésie et malédiction et à en fixer les origines n’hésitent pas à remonter loin dans le passé, bien avant le 19e siècle et ses révolutions. La grande figure qui, pour eux, ouvre le triste bal, c’est François Villon (1431-1463) : nous sommes ainsi dans ce qu’il est convenu d’appeler, selon la terminologie de la gente historienne, la fin du Moyen-âge.
Le personnage de Villon mérite d’ailleurs qu’on s’y arrête. L’examen de son cas ne se contente pas d’apporter des réponses à notre question : il élargit le débat d’une manière qui nous intéresse. Il l’oriente surtout dans une direction qui le rend plus proche de nos préoccupations. Avec Rutebeuf, qui est son devancier es-révolte, Villon incarne l’esprit d’insoumission qui s’affirme en poésie. Contre quoi cet esprit s’insurge-t-il ? Pas seulement contre un ordre qui fait du poète un panégyriste au service de quelque puissant. Pas seulement contre une tradition qui assigne au poète des thèmes et un style convenus. La révolte touche le langage lui-même.
Villon était plus qu’un « mauvais garçon ». Il eût à son actif un meurtre perpétré sur la personne d’un prêtre ainsi que des rixes et autres cambriolages qui lui firent connaître le cachot et la promesse presqu’assurée d’une mort par pendaison sur la place publique. Il rappelle par ses agissements l’exemple de ces « saâlik » de l’Arabie préislamique : ces poètes bandits qu’aucune loi humaine ne parvenait à dompter… Dans une anthologie de la poésie française, André Gide a ces mots pour le présenter: « Beaucoup de poètes furent rattachés à des cours : lui a brûlé sa vie au fond des tavernes, au milieu des gueux, des bandits et des prostituées… »
Le rejet de la poésie courtoise
Ce que la postérité a gardé de Villon, c’est deux textes, qu’on appelle les deux « Testaments » : l’un qu’on désigne aussi par son titre « Le Lais », du verbe « laisser », dans lequel le poète, sur un mode ironique et burlesque, évoque tous les dons qu’il fait à ses juges et autres représentants de l’autorité. Sa rédaction intervient en effet peu avant qu’il ne quitte la ville de Paris suite à sa condamnation à l’exil… L’autre, qui est le grand Testament, regroupe des « ballades » en 2023 vers. Le ton y est plus grave, avec une présence affirmée du thème de la mort. C’est là que se trouve un de ses poèmes les plus fameux : La ballade des Dames du temps jadis, repris en chanson par Georges Brassens et d’autres.
La compréhension des poèmes de Villon a longtemps opposé des difficultés et continue de le faire malgré des progrès réalisés. La raison à cela est que, outre que le poète parlait un français très différent de celui qu’on connaît et qui prévaut depuis la fin du 18e siècle, la langue de ses vers est très marquée par le jargon codifié de la « canaille parisienne ». On parle à son sujet de « lexique coquillard » : sorte d’argot destiné à n’être pas compris de tous, et en particulier des sergents de la police. Ce qui signifie que les poèmes de Villon étaient souvent des messages cryptés à destination de ses compagnons d’aventure et d’infortune. D’aucuns pourraient considérer que ce mélange des genres est de nature à altérer dans sa pureté le langage poétique. Plus pertinente, de notre point de vue, est l’interprétation qui y voit une rupture du poète avec cette mission dont les poètes se sont longtemps laissé encombrer, à savoir celle du «parler plaisant», pour ainsi dire. Au devoir de plaire à la société succède ici celui de la défier.
Il y a une accointance entre le langage codé de Villon et la satire mordante dont use Rutebeuf dans ses poèmes contre les princes et les seigneurs. Et ce qui relie les deux — l’insubordination à l’ordre des puissants —, est justement ce qui détermine dans sa durée, et au-delà des contextes politico-économiques particuliers, le phénomène de la malédiction dans sa relation avec la vocation poétique.
En quoi cependant l’exemple de Villon nous intéresse-t-il plus particulièrement, nous autres héritiers d’une tradition poétique orientale ? Comme Rutebeuf à nouveau, mais sans doute avec plus de tranchant, il y a chez Villon un abandon de la poésie courtoise. Or cette poésie courtoise est en grande partie au moins l’héritière — à travers l’Andalousie d’abord, à travers les trouvères et les troubadours ensuite —, de notre poésie odhrite. Laquelle poésie odhrite semble à son tour reprendre l’ancien thème de l’amour impossible, dont nous avons vu il y a deux semaines qu’il est au cœur de la poésie antéislamique. Nous disons « semble » à dessein. Car la réalité est que cette poésie odhrite ne reprend l’ancienne poésie arabe que d’une façon qui la dépouille de la fraîcheur de son souffle sauvage. L’amour impossible n’est plus le lieu par où se révèle le tragique de l’existence de l’homme : c’est bien plutôt le lieu où l’âme, comme en un exercice de stoïcisme, se met en devoir de surmonter son désir et, finalement, de s’en émanciper. L’aimée n’est exaltée, l’amour que le poète lui voue n’est porté à son comble, le drame de la séparation n’est rendu insupportable que pour que triomphe finalement le pouvoir du poète de résister à son sort… Artifice psychologique au service d’un certain apprivoisement ! Le drame a ici son dénouement : la quiétude retrouvée, fût-ce dans la résignation.
Artaud, la révolte contre la poésie
En rejetant la poésie courtoise, Villon renoue avec ce qui a fait la vraie grandeur de la poésie préislamique. Sa méditation poétique sur le thème de l’infortune de l’homme et sur l’évanescence des choses de ce monde — qui traverse le Testament — fait écho aux chants qu’arrachent aux poètes préislamiques le spectacle douloureux du campement déserté d’où l’aimée est absente.
Voilà très précisément en quoi Villon nous intéresse et nous interpelle, tout en nous invitant à nous demander pourquoi son sursaut, avec ses prolongements, a été possible en terre chrétienne, alors qu’une entreprise analogue a toujours été empêchée en terre d’islam… Non que la censure fût absente en France et ailleurs —celle des rois et des hommes d’église —, mais ceux qui la déjouaient ne manquaient pas non plus à l’appel : éditeurs hardis et tout ce peuple de lecteurs qui se faisait de pareille littérature une nourriture de choix. Non seulement ils ne manquaient pas à l’appel, mais ils se donnaient le moyen de peser sur le cours de l’Histoire !
Bref, il y a dans le phénomène des poètes maudits l’indice d’un conflit ancien entre deux modes d’existence humaine, où s’exprime de façon parfois violente la revendication d’une relation à la langue qui ne soit pas celle qui conforte un ordre politique existant. Qui ne se laisse pas séduire par la loi de ses bons usages, de ses puissants et de toute cette mise en scène d’un bonheur général d’où la mort elle-même serait absente. C’est ce qui demeure dans les figures les plus tardives du poète maudit, comme avec Antonin Artaud qui porte la révolte contre l’ordre établi à son point peut-être le plus critique… ou peut-être le plus excessif. Car il n’est pas dit que cette révolte dont le poète porte l’étendard doive nécessairement être conduite dans l’oubli de ses propres ressources. Mais Artaud révèle, incontestablement, un des visages du combat que le poète s’assigne. Y compris et en particulier dans son rapport avec la poésie elle-même : « Je ne veux pas d’un verbe venu de je ne sais quelle libido astrale », écrit-il dans sa Révolte contre la poésie. A la complaisance du poète eu égard à cette libido astrale, que d’autres appelleraient « inspiration », il oppose donc la révolte : révolte contre « les mauvaises incarnations du Verbe qui ne furent jamais pour l’homme qu’un compromis de lâcheté et d’illusions… »
Artaud porte ainsi très loin le soupçon que Verlaine avait formulé à propos des « impeccables » et des « assommants ». Au point de vouloir déserter la poésie au profit du théâtre. L’écriture, fût-elle poétique, est « effacement du corps ». Or il s’agit au contraire de célébrer le corps, ainsi que le « geste rêvant qui n’a lieu qu’une fois »… Toute autre posture en art est trahison de la vie, dans ce qu’elle a de plus irreprésentable.
De fait, l’envers de la révolte du poète maudit, c’est et ça reste une dévotion farouche à la vie : la vie la plus crue et la plus cruelle. Et, par là même, c’est une façon de s’exposer à la mort. Car les deux vont de pair. On ne peut glorifier la vie sans laisser la mort pénétrer l’espace de toutes parts, comme cette imminence qui est en même temps le déjà-là d’une œuvre accomplie.
Heinrich von Kleist, qui s’est donné la mort à l’âge de 34 ans pour ne pas survivre à son amie atteinte d’un cancer, s’est vu inscrire sur sa tombe un vers tiré de l’une de ses pièces disant : « Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi ! »… Au-delà de la misère et de la maladie, de la solitude et de la folie qui firent tant de morts précoces parmi les poètes, il y a quelque chose d’obscur qui les pousse à aller au-devant de la mort, ou en tout cas de ne pas la fuir et de ne pas la craindre. Et c’est sans doute parce qu’il en est ainsi que, si brève que pût être leur carrière, si modeste que fût parfois leur production, leur nom demeure gravé dans le firmament : la mort les emporte, mais une part d’eux-mêmes y échappe !
Andy Davigny Péruzet
12 décembre 2020 à 17:24
Merci pour cet article, prudent, mais qui laisse entendre certaines choses. Je serai curieux d’entendre la parole libérée, effrontée peut-être même, de son auteur, se livrer encore plus, sans limite.