Ce document vient de nous être rendu accessible grâce à une traduction en français qui a été assurée par les soins d’Iman Hajji, une jeune compatriote établie à Lyon qui cumule dans son cv l’enseignement de l’allemand, le titre de « docteure en linguistique, littérature et civilisation arabes » et des travaux de recherche autour du réformisme musulman et de « l’histoire croisée des penseurs et acteurs musulmans et occidentaux » au cours de la période de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, ainsi que le précise en quatrième de couverture l’édition tunisienne de cette traduction (Edition Nirvana).
Max von Oppenheim : à moins d’être un spécialiste dans le domaine de l’histoire, ce nom à la tonalité germanique est de ceux qui, même s’ils ne sonnent pas complètement étranger, ne correspondent à rien de très précis dans la mémoire de notre « culture générale ». Pourtant, on aurait quelques raisons de connaître le personnage de plus près. A plusieurs titres d’ailleurs. Max von Oppenheim, pour commencer, est l’archéologue à qui l’on doit la découverte, à la fin du 19e siècle, d’un des sites les plus importants de la civilisation araméenne – Tell Halaf -, remontant à un millier d’années avant J.C. Or la civilisation araméenne n’est pas une civilisation parmi d’autres au Moyen-Orient. On parlait araméen dans toute cette région à l’arrivée des Romains, et l’idiome arabe que nous parlons est profondément enraciné, à l’origine, dans cette langue. Une deuxième raison est que ce personnage s’est entiché d’Orient dès son jeune âge et a su se mêler aux diverses populations des pays arabes qu’il visitait, au point de se retrouver dans le rôle de l’espion principal au service de l’Allemagne au moment où se déclare la Première Guerre mondiale qui oppose son pays — allié à l’Autriche-Hongrie et à l’empire ottoman — aux grandes puissances coloniales que sont la France et la Grande-Bretagne, ainsi qu’à la Russie. Et, troisième raison, Max von Oppenheim est l’auteur d’un « mémoire », d’un « Denkschrift », qui représente un document d’une importance majeure du point de vue de la signification de l’islam politique à notre époque. En effet, on y découvre un véritable plan d’action en vue d’impliquer les populations musulmanes dans la guerre à travers le jihad. Ce qui veut dire que, bien avant les Américains lorsqu’ils voulurent chasser les soviétiques d’Afghanistan dans les années 80, il y a dès le début du 20e siècle une utilisation occidentale du thème de la guerre sainte en islam afin de parvenir à des objectifs stratégiques. Or Max von Oppenheim compte parmi les premiers théoriciens de cette utilisation.
Ce document vient de nous être rendu accessible grâce à une traduction en français qui a été assurée par les soins d’Iman Hajji, une jeune compatriote établie à Lyon qui cumule dans son cv l’enseignement de l’allemand, le titre de « docteure en linguistique, littérature et civilisation arabes » et des travaux de recherche autour du réformisme musulman et de « l’histoire croisée des penseurs et acteurs musulmans et occidentaux » au cours de la période de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, ainsi que le précise en quatrième de couverture l’édition tunisienne de cette traduction (Edition Nirvana).
L’intérêt du document est de nous ramener à l’origine, quand les intérêts stratégiques autour de l’implication de l’islam dans la guerre ne faisaient pas l’objet de tant de dissimulations. Ni de tant de spéculations d’ailleurs, car l’équilibre des forces en présence à la veille de la Première Guerre mondiale rend presque inévitable le recours à l’option du jihad en pays d’islam, de manière à créer des troubles dans les colonies et, donc, d’obliger les ennemis de l’Allemagne à dégarnir leur front européen en allant rétablir l’ordre ailleurs. Mais, dans le même temps, il confère une évidence incontestable à la thèse selon laquelle la « révolutionnarisation » de l’islam au cours du 20e siècle est, au moins autant une idée occidentale qu’une idée émanant de musulmans puristes et revanchards. Notons à ce propos que les Allemands n’ont pas été les seuls à utiliser l’arme du jihad à des fins stratégiques. Les Anglais l’ont fait aussi, en poussant les Ibn Séoud à s’émanciper de l’empire ottoman au nom d’un islam plus authentique. De toutes parts, l’islam, et la propension de ses fidèles à une certaine fanatisation, aiguise les appétits des stratèges et les pousse à concevoir des formes de manipulation des masses à des fins particulières. Et, bien sûr, l’on est en droit de se demander si cela a vraiment pris fin. Si le phénomène ne s’est pas contenté de muer en fonction des contextes nouveaux. Mais il conviendrait d’envisager aussi le changement qu’a pu induire dans la relation entre l’Occident et l’islam politique le double événement suivant : la fin de l’état de guerre entre les anciens belligérants des deux conflits mondiaux, avec la chute du mur de Berlin et, d’autre part, les attentats du 11 septembre 2001, qui font de l’islam politique, non plus un allié qu’on suscite pour les besoins de la cause, mais un ennemi face auquel il s’agit de serrer les rangs. Ce qui fait dire à certains que l’intérêt que met désormais l’Occident dans l’essor de l’islam politique est désormais lié à une volonté d’en affaiblir les manifestations les plus menaçantes. En d’autres termes, ce n’est plus tout à fait le même islam politique qui est invité à s’exprimer : c’en est même un qui est censé servir de moyen de désamorcer la virulence du plus ancien. Mais cette hypothèse, moins perverse, conforte quand même la conviction qu’il existe toujours une politique de manipulation de l’islam, prolongement de ces politiques orientales dont le « Mémoire » de Max von Oppenheim est une illustration éclairante. Dès lors, revenir aux sources de ces politiques garde toute son importance sur le plan intellectuel.
Lire le « Mémoire concernant la révolutionnarisation des territoires islamiques de nos ennemis », c’est donc remettre dans son contexte la genèse d’une action de manipulation à des fins guerrières de cette religion qui est la nôtre — ou de beaucoup d’entre nous. Cela nous plonge dans l’ambiance tragique mais pleine d’enseignements de ce début du 20e siècle, au moment de l’histoire où la mondialisation se présente à l’humanité sous la forme d’une guerre de tous contre tous et qui fera que plus rien ne sera comme avant. L’Inde et l’Égypte jouent un rôle essentiel dans le regard de von Oppenheim, mais la Turquie aussi, dans son opposition à la Russie et, surtout, en tant que puissance à qui est dévolu le pouvoir de lancer la guerre sainte pour le compte des musulmans du monde. Le Maghreb n’est pas absent du tableau : on trouve à son sujet des données démographiques, avec répartition de la population selon l’appartenance confessionnelle, des considérations sur les confréries qui peuvent servir de point de départ de mouvements d’insurrection, etc. Mais lire le « Mémoire », c’est aussi se rendre compte que derrière ces chefs-d’œuvre de machiavélisme qui sont dictés par les circonstances de la guerre, il y a des hommes dont le parcours nous intéresse. Max von Oppenheim, engagé corps et âme aux côtés de l’Allemagne, était pourtant de père juif. Au lendemain de la Première Guerre, et de la déception qu’elle représentera pour lui, il retrouvera ses activités d’archéologue autour de l’ancienne cité araméenne, pour laquelle il créera de ses propres fonds un musée à Berlin, en l’année 1930 : le Tell Halaf Museum. Comme quoi rien n’est simple dans l’humain. Et rien n’appauvrit autant l’humain que les idées trop simples.
Notons pour finir que ce texte est précédé d’une présentation par l’auteure de la traduction, ainsi que d’une préface signée Mohamed Cherif Ferjani, enseignant à l’université Lyon 2 et intellectuel connu de tous pour ses prises de position politiques, mais qui fut aussi pour Iman Hajji son directeur de thèse, autour du parcours de figures de l’élite tunisienne en Allemagne au début du 20e siècle… On reconnaît le sentier qui a mené au projet !