«Jamr.. wa maâ», roman de Emna Rmili: «Chronique des années de braise»(*)

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Que dire encore de ce roman qui n’ait été dit dans sa longue préface ou dans les articles de journaux ? Ecrit  par l’universitaire tunisienne Emna Rmili et édité, en 2019,  par «Dar El Janoub», dans la prestigieuse collection «Oyoun El Moassara» (220 pages), il a déjà, en effet, suscité l’intérêt des critiques et fait couler beaucoup d’encre. Car, après avoir publié de nombreuses créations littéraires de  genres divers (nouvelles, romans et contes pour enfants) qui lui ont valu différents prix et distinctions, Emna Rmili s’est perfectionnée dans l’art de l’écriture romanesque et s’impose aujourd’hui, en Tunisie, comme une vraie romancière digne d’intérêt.


Il y a d’abord le titre qui est, tel le nom propre, le «prince des signifiants» (R. Barthes). Il faudrait le considérer de plus près et commencer par l’interroger, parce qu’il n’est ni gratuit ni fortuit. Et ce sont surtout ces deux points de suspension placés entre les deux constituants du titre de ce roman, «Jamr..wa maâ» (Braise.. et eau) qui sollicitent tout de suite l’attention par la suspension, l’effet d’ attente, la continuité ou le silence qu’ils produisent après un signifiant  puissamment connoté. Déjà, dès ce «seuil» (G. Genette) ou élément péritextuel, dès ce faisceau de connotations lourdes (douleur, détresse, brûlure, passion, feux de l’amour ou de la colère, impatience, désir brûlant, frustration, etc.) greffées sur «Jamr» (Braise) et sur lesquelles ces deux points suspensifs invitent le lecteur à s’ attarder, Emna Rmili nous révèle délicatement l’existence de peine et de souffrance enclose dans les pages de son roman où des âmes d’encre, féminines et blessées, vivent intensément, dans le trouble des absences ou des désagrégations ébranlant le fond de l’être, les douleurs, muettes ou criantes, que l’ordre familial ou tribal, archaïque,  marqué par la phallocratie ancienne et encore tenace, leur inflige continûment, comme on inflige des punitions et des tortures.

Toutefois, heureusement ! il y a aussi de l’«eau» (Maâ) dans cet accrochant titre, laissant percer la promesse que l’auteure nous fait miroiter et qui consisterait en ces quelques vivifiantes fraîcheurs que nous apporteraient les amours qui vont se nouer, les rêves qui vont mettre du baume sur les blessures, et les illusions dont ces âmes d’encre, ces personnages coulés dans la passion douloureuse, vont se bercer. Mais l’«eau», avec ces virtuèmes heureux, est, en plus, sans doute, cette écriture de bonheur de Emna Rmili qui manie la langue arabe avec une élégance rare et qui ne semble pas se contenter d’écrire une histoire de femmes, de famille ou de société, mais de conduire, en parallèle de sa narration, une réflexion souterraine sur son entreprise de romancière.

Après le titre, on a intérêt à sauter la préface qu’on lirait à la fin, et à aller tout droit au prélude de l’auteure qui nous happe et nous met sous l’emprise magique de son univers narratif où sa narratrice centrale, l’avocate et intellectuelle Wahida qui nous paraît être son alter ego ou son substitut, sait aiguiser en nous  déjà le désir de réception en nous annonçant les révélations qu’elle a enfin décidé de nous faire, après tergiversations et après avoir gardé en elle, dans la froideur rationnelle de son être,  durant dix années, sept mois et quelques jours, l’histoire de ces autres personnages féminins, pris tous dans l’engrenage d’une existence pénible aux horizons souvent fermés et qui attendent d’entrer en scène juste après ce préliminaire nous mettant l’eau à la bouche et nous attirant dans les filets de l’auteure. Séduits par l’annonce d’une interaction excitante entre la braise et l’eau, nous n’avons  plus rien à faire que de  remonter avec Wahida la pente  du temps passé et retrouver, grâce à un long flash-back s’étendant sur 5 chapitres,  ces 5 femmes passionnantes, se nommant Monia, Aïcha, Zeyneb, Zohra et Amel qui avaient un jour scellé le secret avec Wahida, la seule qui sache ce qu’elle est aujourd’hui sommée de dire : «Dîtes, je voudrais que vous disiez…», lui écrivait un jour, dans son ultime lettre, Amel à la voix éteinte, étouffée, cassée par la haine et la bêtise vengeresses de la vieille Chebilla, gardienne du temple de la morale et la respectabilité.

S’ouvre ensuite, dans un superbe éclatement narratif qui parcourt toute l’œuvre,  le «verger du langage» (bosten el kalem) (p. 25), quand apparaissent et se succèdent les missives anxieuses, enflammées, puis sereines de Amel qui, pour échapper à la tribu et à ses valeurs rétrogrades, n’a eu à la fin que le choix de poursuivre son exil en France et d’épouser un Français qui a su l’aimer. Amel, dont les lettres sont habillement récupérées par Wahida et investies dans le système narratif que Emna Rmili s’ingénie à complexifier afin de le dynamiser, grâce à ces différents récits consécutifs qui s’interpénètrent, et à ses voix narratives multiples qui sillonnent ce roman et qui se relaient pour raconter l’histoire douloureuse de la grande famille «Essefi», solidement construite autour d’un double meurtre raciste (celui de Mohamed et de sa sœur Habiba, à Paris, par leur voisin de palier Pascal) qui n’est, en fait, par-delà les  émotions intenses qu’il produit dans ce roman,  qu’un prétexte ou une astuce utilisés par l’auteure pour écarter de la scène narrative la mère Habiba et l’oncle Mohamed et laisser les 5 femmes, narratrices et narrées, seules face à l’institution des traditions séculaires qui les amoindrit, brime et méprise, et dont elles témoignent librement.

Emna Rmili travaille ici à faire de son univers narratif, censé être fictif, un monde qui soit autant que possible doté des propriétés du vrai et qui donne à voir la société et ses tares. Ainsi donc, ces 5 femmes tunisiennes, narratrices et narrées,  qu’elle met en scène,  nous sont familières et le contenu de leur narration ne nous est pas inconnu. S’appliquant à gagner notre adhésion à l’implicite système de valeurs moderniste qui préside à sa vision et à ce qu’elle nous raconte à travers ces voix féminines qu’elle charge de cette narration tantôt grave, tantôt tendre, dans laquelle elle met, de temps à autre,  quelques exquises touches poétiques et un peu de rêve, elle parvient à accorder notre sensibilité de lecteurs avec l’état d’âme de ses personnages et nous impliquer dans l’inextricable enchevêtrement des haines, des rancœurs et des solitudes psychologiques. Solitude, notamment, de Wahida qui se veut invulnérable et qui a puisé dans la raison froide  la force de résister à la détresse affective qu’elle sait cacher soigneusement ;  solitude  de Mouna aux rêves de femme partis en lambeaux et qui n’a récolté de son mari pervers et dédaigneux de son corps que la frayeur et le tremblement (p. 97) et de Zeyneb, vieille fille à court de tendresse qui fantasme sur  un prince charmant n’apparaissant jamais et qui ne souhaite que «goûter à cette chose de l’amour puis mourir, une porte qu’un homme fermera après elle, dans une chambre intime, puis mourir, se coucher enveloppée seulement dans sa chevelure et le souffle d’un homme puis mourir» (p. 151). «Solitude aussi   de Aïcha, aimée passionnément, mais battue, qui passe son temps à attendre les visites annuelles  de son mari, émigré en France et qui, à la fin, rentre définitivement dans un cercueil près duquel elle fait une vision compensatoire dans laquelle elle se voit dans une forêt étendue en train de traquer, entre les arbes, son mari, les cheveux au vent, en train de rire aux éclats et de s’éloigner, laissant les arbres se multiplier entre lui et elle jusqu’à disparaître complètement dans l’obscurité de la forêt» (p. 142). Solitude, enfin, de Amel aux plaies jamais refermées, ayant été obligée d’ abandonner sa famille conservatrice pour se donner à une éphémère passion amoureuse l’ayant révélée à elle-même  et qui a été livrée en pâture à la tribu méprisante et rancunière.

Disons, enfin, pour clore cette modeste lecture que, conférant à son solide dispositif langagier et narratif l’éclat de l’expression ainsi que l’élégance des phrases soignées à la syntaxe ample,  affluante et sans cesse ranimée par le  mouvement, Emna Rmili gagne pleinement la partie. Son roman, qui en cache un autre, un nouveau, mérite la lecture.

(*) Nous empruntons le titre de notre article au film de l’Algérien Lakhdar Hamina «Chronique des années de braise» sorti, en France, en 1975.

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