Ce n’est plus un mythe, celui de vouloir souligner à chaque reprise les nombreux liens existants entre Tunisiens et Italiens dans la Tunisie coloniale, et plus on creuse, plus on retrouve des traces et des liens amicaux si étroits qu’il serait difficile de ne pouvoir citer.
Les Italiens, étaient fort présents dans le tissu social tunisien, je dirais encore mieux, ils faisaient partie intégrante de cette société. Je reprends les mots d’une intellectuelle et écrivaine tunisienne, Jalila Hafsia, où à propos de la présence italienne en Tunisie elle s’exprime ainsi : « Pour nous, les Tunisois et Tunisoises, les Italiens n’ont jamais été des étrangers, dès que nous avons ouvert nos yeux, les Italiens étaient déjà là…la nourrice, le coiffeur, la couturière, le charpentier, l’enseignante de piano, l’amie de la maîtresse de maison ! ». Je trouve que cette citation résume en elle-même et à la perfection la position sociale de la collectivité italienne de Tunisie avant et pendant le protectorat. Les fédérations syndicales mêmes, dès leur création, ont été aidées, appuyées, conseillées en Tunisie par des Italiens de gauche, et le premier journal, instrument de propagande de la CGT (Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens), se développe, grâce à deux hommes, un Italien et un Tunisien. Ce périodique, « La Tunisie ouvrière », paraît pour la première fois à Tunis le 4 avril 1930. Le projet d’un bimensuel ne put être réalisé entièrement. De quatre, le nombre de pages se réduit parfois à deux et la parution est suspendue pendant l’été 1931 et à plusieurs reprises ; en décembre et janvier, puis en mars et avril 1932. Le dernier numéro du journal que j’ai pu consulter à la Bibliothèque nationale de Tunis, c’est le numéro 41 de septembre 1932, ce qui ferait en moyenne un numéro par mois. Le journal est l’œuvre presque exclusive de Albert Louis Bouzanquet, « secrétaire de la section socialiste de Tunis de 1927 à 1929. Rédacteur en chef de « La Tunisie ouvrière » et secrétaire général adjoint de l’Union des Syndicats, il s’engagea dans le dur conflit qui opposa les syndicats au Résident général Peyrouton au printemps 1934. Pour un article jugé injurieux, il fut muté par mesure disciplinaire à Grenoble où il continua à militer. Rentré à Tunis en octobre 1936, il reprit immédiatement ses fonctions, organisa un congrès à la suite duquel il fut élu secrétaire général ». Au congrès de mars 1931, Bouzanquet demande la constitution d’un comité de rédaction. Même si les informations sont assez confuses à ce propos, à cause de la dispersion des archives officielles dans quatre centres importants, Tunis, Paris, Nantes et Londres, deux journalistes, l’un tunisien et l’autre italien, seront nommés à ce comité de rédaction.
« La Tunisie ouvrière » n’eut pas une vie facile, elle a dû faire face à une série de problèmes financiers, car le périodique avait un coût annuel estimé entre 12 et 13.000 francs, ce qui aurait exigé, au dire de son rédacteur en chef, 2.000 lecteurs pour qu’il puisse vivre de sa diffusion. C’était à peu près le chiffre de « Tunisie ouvrière ». Il ne fut jamais atteint par l’organe de la C.G.T., loin de là. Le conseil d’administration du journal décida alors de lancer une souscription dont l’insuccès de cette opération explique sa disparition. On peut ainsi lire sur « La Tunisie ouvrière » du 15 juin 1932 : « Nous avons fait appel à nos camarades pour qu’ils aident le journal à vivre. Ils n’ont pas répondu à cet appel, comme nous l’avions espéré …le total ne dépassant pas 1.627 francs, après cinq mois de campagne ».
Il n’est pas sans intérêt de souligner que le même fait se répétera pendant le Front Populaire, malgré une conjoncture beaucoup plus favorable. La deuxième « La Tunisie ouvrière » n’eut que de deux à trois cents abonnés.
Ces échecs incitent aujourd’hui à la réflexion. En effet, la disparition de « La Tunisie ouvrière » pourrait être imputée, entre autres, à la non-création d’un lien entre les syndicats de l’époque, trop enclins à se renfermer dans leur seule activité corporative, à ne pas regarder plus haut et plus loin, mais aussi au fait de s’ignorer entre corporations différentes. En d’autres termes, même si la CGT, voulait favoriser le développement d’une conscience de classe, le journal n’a pas réussi à développer ses relations intersyndicales, cause principale de sa faillite.
*LA TUNISIE OUVRIÈRE. Organe bimensuel de l’Union des Syndicats de Tunisie. Administration: 20, rue Al Djezira, Tunis. Rédaction : Bouzanquet Albert. Numéro 1 : 4 avril 1930. Le journal paraît du 4 avril 1930 au mois de septembre 1932 (n° 41), puis disparaît. Le 17 avril 1937 débute une nouvelle série qui sera interrompue dès le 2e numéro (1er juin 1937). Le journal renaît le 22 juin 1938, il devient «La Tunisie ouvrière». Organe de l’Union départementale des Syndicats de Tunisie. Le titre s’accompagne d’un dessin représentant un port sur lequel le soleil se lève, à l’intérieur du soleil figure le sigle CGT. Pour la série 1938 : Direction et administration : Maison des Syndicats, 9, rue de Grèce, Tunis, Imp. Garrot Marc. Gérant : Bouzanquet Albert. Le numéro : 30 centimes. Nombre habituel de pages : 2. Tirage : 200 à 300 exemplaires. La collection est conservée à la BN du n° 1 (4 avril 1930) au n° 12 (5 juillet 1938).