Ayed El Kamel, ancien milieu offensif du SN: «Laissons les jeunes s’exprimer librement !»

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Dans les années 1960 et 1970, les somptueux exploits techniques d’Ayed El Kamel faisaient le délice des puristes. Certes, son club, le Stade Nabeulien, voyageait entre les divisions 2 et 3, peut-être parce que, dans l’ancienne cité de Neapolis, on ne vivait que pour le basket (et accessoirement pour le hand). Mais le milieu de génie, qui partit une saison évoluer en Allemagne, donnait une autre dimension au onze vert et orange.

Reconverti entraîneur, Ayed va rouler sa bosse un peu partout, marquant l’histoire du sport-roi dans tout le Cap-Bon. Jusqu’à nos jours où il dirige de main de maître une académie pour jeunes footballeurs.


Ayed El Kamel, tout d’abord, la question qui revient sur la bouche de tous les observateurs : pourquoi le football peine-t-il à décoller dans la capitale du Cap Bon ?

Phénomène inexplicable pour le commun des sportifs : à Nabeul, les gens ont de tout temps privilégié le basket, et bien avant le hand par rapport au foot. C’est une question de culture, d’affinités et de passion. Pourtant, le SN a régulièrement produit de grands footballeurs. Dans les années 1980, il a même raté une chance historique d’accéder en Ligue 1, terminant troisième les barrages derrière l’AS Gabès et le COT qui allaient assurer leur promotion. On sait que tout le budget du SN, ou presque, va au basket, ne laissant que des miettes au foot. Or, on sait que l’argent est le nerf de la guerre. Tout cela ne justifie pas que tous les clubs de la région (Grombalia, Korba, Menzel Bouzelfa, Soliman…) ont évolué à un moment en Ligue 1. Sauf l’équipe du chef-lieu du gouvernorat, le SN. Si les Potiers vont un jour accéder en L1, ils ne le devront qu’à eux-mêmes. Ils ne doivent s’attendre à des cadeaux de personne. A eux de faire l’union sacrée et compter sur eux-mêmes, en abandonnant une fois pour toutes les divisions et l’esprit de clans.

Venons-en à votre parcours. Comment êtes-vous venu au football ?

Dans les matches inter-quartiers, comme tous les footballeurs de l’époque. Compte tenu de notre condition sociale modeste, ma tante Manoubia a insisté auprès de mon père Mohamed, boulanger de son état, pour que nous soyons inscrits, mon frère Daoud et moi-même, à la Khayria. Pourtant, mon père voulait me confier à un artisan-potier. A la Khayria, on peut suivre sa scolarité tout en étant pris en charge par l’Etat. J’y ai décroché un CAP de menuiserie. Dans cette institution située à Dermech, j’ai trouvé Ali Selmi, Ali Rtima, Amor Dhib… Nous jouions régulièrement contre les équipes des quartiers de la banlieue nord. Durant les vacances scolaires, je jouais avec l’équipe de mon quartier El Bhayer, à Nabeul, qui comprenait Nanna, Zoufri… Et c’est Abdelkader Taguia, décédé récemment, qui m’a découvert dans un de ces matches de quartier. Mon frère Daoud étant déjà parti jouer pour le Club Africain sans avoir toutefois signé de licence, le recruteur clubiste Azouz Denguir était venu me chercher en faveur du club de Bab Jedid. Toutefois, feu Taguia, qui m’a adopté et auquel je dois tout, a rejeté toute idée de mon départ au Parc «A». C’est d’ailleurs lui qui allait m’intégrer par la suite à la municipalité de Nabeul où j’ai travaillé du 1er juillet 1962 jusqu’en juillet 2001. J’ai pris ma retraite en tant que responsable du service du personnel.

Quels furent vos entraîneurs ?

Le Franco-Hongrois Friedman dit «Bijou», venu en Tunisie en même temps que les fameux Fabio et Kristic, l’Italien Ricci et Taoufik Ben Slama. Le meilleur reste incontestablement Friedman. Malheureusement, le SN n’a pas voulu lui renouveler le contrat parce qu’il a réclamé une augmentation de 10 dinars de son salaire qui était de 70D. Il faut dire que ce montant-là valait quelque chose en ce temps-là.

Quelles qualités vous reconnaissait-on ?

J’évoluais au poste de demi relayeur. J’avais la clairvoyance, l’intelligence du jeu, le timing et le réflexe technique. En fait, la qualité technique est innée, on l’a ou on ne l’a pas. Le travail sert à polir ces qualités. Et c’est dans les parties de quartier, à Dermech et à Nabeul, que j’ai pu les développer. Entraîneur, j’ai toujours laissé les jeunes s’exprimer librement. Je suis contre le «tacticisme» exacerbé.

N’avez-vous jamais été tenté de partir dans un autre club ?

Kaffala a voulu m’engager au ST. Mais je ne regrette pas d’être resté au SN qui m’a garanti un boulot.

Pourtant, vous étiez parti en 1973-1974 jouer et en même temps entraîner en Allemagne. Comment cela s’est-il passé ?

J’au joué à Horressen 1919. Le président du club, Shnupp, m’a recruté après m’avoir regardé jouer un match amical disputé à Nabeul contre son club. On a fait (2-2), et j’ai inscrit les deux buts nabeuliens. J’étais parti alors que j’avais en main un diplôme français d’entraîneur, obtenu à l’Institut national des Sports, en France, dans un stage conduit par le directeur technique national de la fédération française, Georges Boulogne, et auquel ont participé Robert Herbin, Michel Hidalgo… Parmi 180 participants, il y avait aussi côté tunisien Noureddine Diwa, Slah Guiza, Jameleddine Naoui… Après une seule saison dans l’ex-RFA, où on s’entraînait six fois par semaine (contre trois ou quatre en Tunisie), Habib Ladhib, le président du SN, m’a demandé de revenir.

Vous exercez actuellement à la tête de votre propre académie de football privée. Croyez-vous que les académies peuvent remplacer le foot de quartier d’antan ?

En tout cas, on n’a pas tellement le choix. Devant l’extinction des grands espaces des quartiers, la seule alternative reste l’académie qui représente «un quartier surveillé». Il faut abolir les feuilles d’arbitrage pour laisser les plus jeunes s’exprimer spontanément, et éprouver le plaisir de jouer. J’ai entraîné au Stade Nabeulien Habib Karma qui a été retenu en 1965 au concours des Jeunes footballeurs. Il faut réhabiliter ce concours qui a sorti plein de futurs talents qui allaient marquer l’histoire de notre football. Il faut également remettre sur pied les sélections régionales et le sport scolaire et universitaire. Ce sont de précieux foyers de détection des talents. Au sein de l’académie du SN, j’ai formé Chelly, Triki, Slimane…

Quel est votre meilleur souvenir ?

Notre première accession en L2. Nous avons battu l’AP Soliman, et j’ai inscrit le but de la victoire. 

Et le plus mauvais ?

En 1967. Nous devions battre l’ES Beni Khalled pour participer au match barrage contre le FC Djerissa. J’ai été blessé. Au match barrage, je n’ai dû d’être aligné qu’aux soins prodigués par Ahmed Hadidane. Malheureusement, les douleurs m’ont repris après 5 minutes de jeu. J’étais incapable de bouger. Le règlement interdisant alors les changements, j’étais resté sur le terrain uniquement pour faire de la figuration durant tout le reste du match.

Votre plus beau but ?

Contre la JS Omrane, de l’extérieur du pied gauche dans les bois de Kaâouana. En 1963, j’ai marqué un joli but à Ayachi, le gardien du Stade Soussien qui a fusionné avec l’Etoile Sportive du Sahel dont les activités furent gelées. En 1967, j’ai inscrit un but d’un lob du rond central du terrain au keeper italien du Kram. Ah ! Si nos matches étaient télévisés… 

A votre avis, quel est le meilleur joueur de l’histoire du football tunisien ?

Tarek Dhiab qui possède toutes les qualités requises. Il trouve vite les solutions qui se posent en cours de jeu. Il y a aussi Hamadi Agrebi, Noureddine Diwa, Farzit, Abdelmajid Chetali, Taoufik Ben Othmane…

Et de l’histoire du SN ?

Hamadi Chouchane, qui allait évoluer à l’Etoile Sportive du Sahel, et Mohamed Ben Ameur qui a failli signer pour l’Espérance Sportive de Tunis en même temps que Naceur Chouchane qui reste l’enfant du Stade Nabeulien.

De qui se composait le SN de votre époque ?

Chouchane, Hedi et Ridha Daâs, Ahmed Safi, Ahmed El Abed, mon frère Daoud, Abderrazak, Hassène Zegdane, Bechir Braiek, le gardien Khayati dit Taco… Par la suite, il y a eu Sami Bououd, Anis El Falah, Lassaâd Sassi, Anouar Hariga, un des meilleurs gardiens du pays, Abdelhafidh Jazi, Faouzi Sammoud, Mohamed Chelly, Moez Tarhouni, Mohamed Trabelsi, Lotfi Jazi, Sabeur Hajji, Mohamed Ben Ameur, Nejib Mhir… 

Vous exercez depuis le début des années 1970 en tant qu’entraîneur. Quelles sont vos meilleures performances ?

L’accession avec trois clubs: le Stade Nabeulien, le Club Sportif de Korba et l’Olympique du Kef. Par trois fois, j’ai aussi évité au SN la relégation. Je faisais office de «sapeur-pompier», en quelque sorte.

Quelle est à votre avis la différence entre le foot d’hier et d’aujourd’hui ?

La technique et l’intelligence du jeu étaient meilleures avant. Maintenant, le jeu est nettement plus physique et plus rapide. Il y a davantage d’intensité et de rythme parce que les joueurs sont devenus nettement mieux préparés.

Que représente pour vous le SN ?

C’est toute ma vie. Il m’a construit, et donné une chance pour devenir quelqu’un dans la société. J’appartiens à la génération née avant l’Indépendance. Et, croyez-moi, il n’était pas évident du tout de trouver une place au soleil. Dieu merci, je suis un homme comblé. Et je le dois en grande partie au SN qui m’a éduqué aux valeurs du travail, de la générosité, du sacrifice et de la droiture.

Vous avez joué à côté de votre frère, le défenseur central, Daoud. Est-ce un avantage d’avoir un frère dans la même équipe ?

Indiscutablement. Daoud a servi d’exemple pour moi. Mon aîné de deux ans avait débuté latéral gauche où il a peiné à s’imposer. Mais il a vite trouvé ses repères à l’axe défensif.

On l’appelait «Mouss» (couteau), ce qui en dit long sur son jeu viril et engagé, toutefois toujours dans le respect de l’adversaire et des lois du jeu. Avant que l’entraîneur commence sa séance, je faisais avec lui une quinzaine de tours de piste, notre mise en train à nous deux. Notre hygiène de vie était irréprochable. Et c’est comme cela que nous avons fait une aussi longue carrière.

Parlez-nous de votre famille…

En 1976, j’ai épousé Fatma Mghirbi. Nous avons trois enfants: Anis, 46 ans, qui travaille dans l’éducation au Brésil, et qui a quatre enfants, Boutheina, 44 ans, fonctionnaire à la Ligue régionale de football, et mère de trois enfants, et Meriem, 29 ans, titulaire d’un mastère des beaux arts et qui a un enfant.

Quels sont vos hobbies ?

La marche avec mes amis Kamel Gannar et Hedi Daâs, la plage hiver et été. Je regarde à la télé le foot européen et les plateaux politiques.

Etes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ?

Notre pays possède tous les atouts pour réussir la transition démocratique. A condition de se montrer solidaires avec les classes démunies. Il est inadmissible de trouver encore des gens dans une pauvreté aussi déshonorante. Avec un minimum de savoir-vivre et de solidarité, la Tunisie ira mieux.

Enfin, si vous n’étiez pas dans le foot, dans quel autre domaine auriez-vous exercé ?

Dans le foot, toujours. Parce que toute mon existence est rythmée par les activités sportives, par une folle passion du ballon, par ces émotions que nul autre domaine ne sait apporter. Mon père Mohamed et ma mère Zohra Chelly m’ont donné toute la liberté de me frayer un chemin dans la vie. Eh bien, j’ai choisi celui-là. Et je ne le regrette pas, loin s’en faut !

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