SAMI AOUADI – Professeur d’économie à l’Université de Tunis El Manar: «Il faut briser l’isolement des régions intérieures»

4,497

Dix ans après la révolution, la carte des indices socioéconomiques est la même qu’avant 2011. Les régions de l’intérieur enregistrent toujours les taux les plus faibles en termes d’emploi, de niveau de vie, de scolarisation… etc. Pourquoi ? Quelles sont les causes de ce caractère structurel du déséquilibre socioéconomique entre les régions côtières et intérieures ? Le professeur d’économie et directeur du laboratoire de recherche en économie du développement à l’Université de Tunis El Manar nous en parle plus dans cet entretien.

Selon le dernier rapport de l’Itceq, la carte des indices socioéconomiques est la même qu’avant la révolution. Les régions intérieures ont les indices les plus faibles en termes d’emploi, de niveau de vie, d’éducation… Pourquoi les inégalités régionales persistent-elles 10 ans après la révolution?

La réponse est simple: parce qu’il n’y a pas eu de changement ni du modèle de développement macroéconomique global ni du modèle de développement régional. Les différents gouvernements, qui se sont succédé après la révolution, avaient pour seul souci de rester au pouvoir. Ils n’ont pas pensé à modifier le fonctionnement de l’économie nationale. La surpolitisation des débats et la marginalisation de la question économique ont fait que les choses n’ont pas changé et que les inégalités ont persisté.

Parmi les indices précédemment mentionnés, on trouve que 90% des PME sont installées dans les régions côtières. Clairement, l’intérieur du pays n’attire pas les investisseurs malgré les mécanismes d’incitation et d’avantages fiscaux mis en place par l’Etat. Pourquoi?

Je ne dirais pas malgré mais plutôt à cause de ces mécanismes d’incitation que ce déséquilibre persiste. Historiquement le secteur privé s’est installé dans les régions côtières parce qu’il est en quête de proximité de trois éléments essentiels, à savoir le bassin de l’emploi, le bassin de la consommation et les installations portuaires. C’est un choix basé sur les coûts de transaction, alors qu’on trouve des entreprises publiques un peu partout dans les différents pôles de développement à Kasserine, Gabès, Béja …etc. Et puis, l’Etat a mené une politique de développement régional qui consistait à donner aux trois zones prioritaires un peu plus d’avantages fiscaux tout en négligeant l’aspect attractivité régionale en termes de cadre de vie, de capacité de rétention, de ressources humaines ainsi que d’infrastructures routières et énergétiques. Par exemple, dans le Nord-Ouest, il s’agit d’une infrastructure héritée de l’époque coloniale et il y a des chefs-lieux de régions comme à Siliana où il n’y a pas de restaurants touristiques ou d’hôtels pour passer la nuit. Il y a eu des efforts, mais c’est très peu. Il n’y a pas eu une prise de conscience de la nécessité de reconfigurer la morphologie des régions de l’intérieur afin de mettre un terme à leur isolement. Ce sont des régions pratiquement enclavées. C’est pour ça que le privé choisit de s’installer dans les régions côtières parce qu’en comparant les avantages fiscaux avec les coûts d’installation dans une région de l’intérieur loin de l’administration, du port… etc., il s’avère que c’est beaucoup plus coûteux d’implanter son projet dans une région défavorisée. Pour changer la donne, il faut mettre en place toute une politique de développement régional et non pas de simples avantages fiscaux. Le développement régional, c’est des trains, des routes, des infrastructures, des centres d’appui à l’entreprise qu’on construit afin d’améliorer l’attractivité.

Donc, ce sont les modèles de développement adoptés et appliqués, des décennies durant, par l’Etat qui ne marchent pas ?

Ils sont bloqués. Le modèle de développement du consensus de Washington en vigueur depuis le milieu des années 80, dans le cadre du programme de l’ajustement structurel, a donné des résultats pendant une certaine période puis il s’est essoufflé. Sur 40 ans, on n’a pas pu faire une croissance moyenne qui dépasse les 4,5 ou 5% alors que la demande additionnelle d’emploi augmente chaque année. Nous avons besoin de taux de croissance et d’employabilité beaucoup plus élevés.

Actuellement, on est toujours avec le même modèle néolibéral qui refuse l’intervention de l’Etat (même en situation de crise, on sollicite l’Etat pour avoir des fonds et encourager les entreprises pour les subventionner, les exonérer… etc.).

Mais l’Etat bâtisseur du développement a cessé depuis le milieu des années 70.

L’ancien modèle de développement a été court-circuité par une approche validant les thèses et les recommandations d’une Banque mondiale et d’un Fonds monétaire devenus de plus en plus néolibéraux et tournant le dos aux problématiques spécifiques des pays en développement qui nécessitent un secteur public fort mais efficace et un Etat développementaliste et démocratique. La politique du développement régional actuelle est basée sur le principe suivant : je te donne des incitations et à toi de voir si tu veux y aller ou non. Tout cela n’est pas suffisant. Il faut reconfigurer les régions de l’intérieur, briser leur isolement, les doter des ressources publiques nécessaires et surtout travailler sur la valorisation locale des ressources naturelles.

Justement, quel modèle de valorisation préconisez-vous pour les régions intérieures qui regorgent de ressources naturelles ?

Il y a un modèle prêt qui est le modèle de l’économie sociale et solidaire. C’est un levier de développement très important dans les régions de l’intérieur, mais il ne doit pas constituer à lui seul l’alpha et l’oméga du développement socioéconomique dans les régions de l’intérieur. Par exemple, la valorisation du marbre n’est pas une question d’ESS, ce sont des unités de production importantes. Il n’est pas acceptable que le marbre de Kasserine soit transformé à Sousse, Tunis ou Sfax. La même chose pour tout ce qui est produit agricole transformé. Donc, il faut qu’il y ait de grands projets pour la valorisation des ressources, comme à Sidi Bouzid par exemple pour valoriser l’industrie du verre qui a un grand avenir. Il faut penser non seulement au marché intérieur mais, aussi, à l’exportation. Donc il y a l’axe de l’économie sociale et solidaire, avec la valorisation locale des ressources naturelles qui nécessitent de grands moyens publics, privés ou même dans le cadre d’un partenariat public-privé (PPP).

Mais il y a des expériences d’aménagement de pôles et de zones industriels dans les régions. Est-ce que ce modèle d’aménagement de territoire industriel peut réussir ?

S’il y a une véritable politique d’aménagement de territoire volontariste, susceptible de changer significativement les éléments du terrain, ça ne pourrait que marcher. Je me rappelle de ce que m’a dit un jour un ministre : “Je ne construis pas une autoroute lorsque je ne vois rien au bout”, je lui ai dit : «Vous allez continuer à ne rien voir au bout tant qu’il n’y a pas d’autoroute».

C’est le paradoxe de l’œuf et de la poule. Certains avis pensent que ce n’est pas utile de développer l’infrastructure et la logistique puisque ces régions sont, de toute façon, loin des ports, manquent de main-d’œuvre qualifiée…

Le développement régional est tout un package. C’est toute une politique. Pour réussir le développement régional, il nous faut un système d’incitation spécifique, des organismes d’encadrement et d’assistance pour les entreprises privées, des entreprises publiques fournissant des services gratuits, des centres de formation professionnelle qui s’y installent, des infrastructures routières, énergétiques, tout cela doit être imbriqué en même temps. C’est tout un programme de deux ou trois ans. Cela ne peut que marcher parce qu’il y a tellement d’opportunités d’investissement et il y a de l’argent.

Que pensez-vous du principe de la discrimination positive qui est inscrit dans la Constitution ?

Et est-ce qu’il y a eu des expériences dans ce sens en Tunisie à part l’expérience qui a été amorcée par Slim Khalbous pour la filière médecine?

Je ne pense pas qu’il y a eu d’autres expériences de discrimination positive. Peut-être que la création de zones de développement régional stipulée par le code d’incitation à l’investissement est considérée comme une sorte de discrimination positive. Par rapport à la première question, je pense que l’article 12 de la Constitution est bon, mais il est insuffisant. La discrimination positive, dans certaines régions, dans certaines filières, c’est légitime. L’enseignement supérieur permet de corriger l’égalité des chances. Un bachelier de Kasserine ne bénéficie pas de la même qualité d’encadrement qu’un bachelier d’El Menzah, donc pourquoi le pénaliser? On pourrait casser ces inégalités qui sont des externalités négatives par rapport aux habitants des régions de l’intérieur. Et cela a été appliqué dans des pays développés comme la France.

Avec la recrudescence des mouvements sociaux dans les régions et la montée de la colère des habitants qui revendiquent le développement régional, pensez-vous qu’il est possible d’engager des mesures dans ce contexte d’économie exsanguë et de déficit budgétaire sans précédent ?

Bien entendu, il faut le faire en dépit de ce contexte. Dès que les contestataires verront le début des travaux, ils vont lâcher la main. C’est perçu comme un signal que l’Etat s’occupe d’eux.

Que pensez-vous des décisions qui ont été prises par le gouvernement dans le cadre de l’accord d’El Kamour ?

Démagogiques et générant un très effet de boule de neige qui ne semble pas être pris en considération par les décideurs.

Ça a commencé avec Ben Ali. Il a donné des salaires fictifs dans le minier pour calmer la jeunesse et la population. Les gens se sont habitués à toucher des salaires sans travailler. Maintenant toutes les régions vont emboîter le pas à Tataouine.

Il y aura des vannes partout fermées des
vannes de l’eau, de pétrole, de gaz…etc, déjà les travailleurs de l’ICM sont empêchés de travailler.

Quelles répercussions pourrait avoir la crise du Covid sur le développement des régions?

Le Covid-19 n’a pas créé les inégalités, mais il a exacerbé la fracture sociale qui existe. Les Tunisiens ne sont pas tous égaux devant l’accès aux soins publics. Quand on est dans un grand centre urbain, on a plus de chances d’être soignés que dans lorsqu’on est dans une ville de l’intérieur du pays. Que dire, alors lorsqu’on est dans une campagne de l’intérieur. Le Covid a révélé la fragilité et l’injustice de la carte sanitaire du pays. Mais il n’y a pas que l’aspect sanitaire, il y a aussi l’aspect social, le Covid va avoir des répercussions économiques et sociales catastrophiques. Jusque-là, on a enregistré une croissance négative, l’accroissement des besoins de financement nécessitant un recours à l’endettement excessif, les arrêts d’activités, l’exacerbation des inégalités et la fragilisation de la société encore plus aggravée. Il faut penser à ceux qui perdent leurs salaires, leurs emplois, leurs sources de revenu. Il faut également penser à tout le secteur informel, à certains métiers, notamment du spectacle, toutes ces catégories-là ne peuvent pas bénéficier des aides de l’Etat.

Laisser un commentaire