Au terme d’une mission au forceps, l’IVD avait transféré à la justice plus de 62 mille dossiers dont 200 traînent, depuis, sur les bureaux des 13 chambres spécialisées en justice transitionnelle que compte le pays. Deux ans après, aucun jugement n’est encore rendu. Du fait d’un blocage quasisystématique sapant leur bon fonctionnement, ces juridictions semblent avoir failli au mandat qui leur a été confié, au sens de l’article 8 de la loi 53-2013 régissant la justice transitionnelle. Tel a été l’état des lieux établi par le Collectif associatif défenseur du processus de la justice transitionnelle. Avec un bilan jugé peu reluisant.

Le Collectif associatif défenseur du processus de la justice transitionnelle a présenté aux journalistes son premier rapport commun intitulé «pas de réconciliation sans justice : bilan et perspectives des chambres criminelles spécialisées en Tunisie». Une vraie causalité à  juste titre.

A priori, la création de ces juridictions était en elle-même un fort signal politique d’en finir avec l’injustice et l’impunité. Loin s’en faut ! Leur parcours est semé d’embûches, laissant planer doute et déception.

Lenteur des procès, reports indéterminés d’audiences, absence des accusés, obstruction de la police, insuffisance des enquêtes, autant d’obstacles auxquels ces chambres sont, à maintes fois, confrontées.

En clair, la volonté politique de faire bouger les lignes a toujours fait défaut. Un statu quo auquel le ministère de la Justice n’a jamais réagi.

A preuve, Anes Hamadi, président de l’Association des magistrats tunisiens (Amt), rentre dans certains détails de taille : «Plusieurs difficultés d’ordre logistique et structurel dues, en partie, au mouvement de mutation et de rotation opéré dans le corps des magistrats membres des chambres criminelles en question».

Le dernier en date a eu lieu en août 2020, suite auquel 29 juges sur un ensemble de 91, soit un tiers d’entre eux, ont été alors mutés, laissant un nombre de postes vacants.

Audiences en rythme très lent

Muter un juge après avoir bénéficié d’une formation en justice transitionnelle, où l’on a investi assez du temps et d’argent, relève d’un choix absurde. Un effort doublement perdu. Ce qui pose vraiment problème. Car, tout juge nouvellement nommé doit recevoir une telle formation, afin de pouvoir maîtriser son dossier.

Ce qui n’est tout à fait pas le cas, indique ainsi le président de l’AMT, imputant la responsabilité au ministère de la Justice qui fait preuve de négligence à cet égard. En conséquence, on n’a pas pu statuer sur aucune affaire. «Seulement, le report fréquent des audiences qui l’emporte», ajoute-t-il encore.

Chiffres à l’appui, 69 actes d’accusation ont donné lieu à l’ouverture d’un procès et 131 décisions de renvoi pour les affaires dans lesquelles l’IVD n’a pas eu le temps de terminer l’enquête.

Au fil des mois, les procès se poursuivent à un rythme assez lent. Soit, « sur les 205 affaires soumises à l’examen, 43 ont pu atteindre trois audiences, alors que 83 n’ont fait l’objet que d’une seule audience », lit-on dans le rapport en question.

Et certains de ces procès pouvaient être reportés jusqu’à une année, affirme Khayem Chamli, membre d’Avocats sans frontières (ASF). Selon lui, il n’y a ni volonté de mener ce processus à bon port, ni l’engagement d’en finir avec l’impunité pour passer à la réconciliation nationale. Il est pour la révélation de la vérité, tant attendue, loin d’une justice sélective ou vindicative. 

Les démons du corporatisme !

Mais il y a un hic: l’absence des accusés ne pansent pas les plaies. Voilà une autre difficulté qui pèse lourd sur l’aboutissement du parcours.

C’est à quoi s’en tient l’Organisation mondiale de lutte contre la torture (Omct), à Tunis. Son représentant, Oussama Bouagila, a insisté sur le fait de rendre justice aux victimes, celles qui avaient subi les affres de la torture dans les cellules d’enfermement.

L’absence des accusés semble préjudiciable à leur dignité et à leurs droits.

Sauf que peu d’auteurs présumés impliqués dans ces affaires ont consenti à se présenter à une ou plusieurs audiences.

«Des figures connues de l’ancien appareil répressif ont ainsi pu être interrogées par les juges, en l’occurrence Abdallah Kallel, ancien ministre de l’Intérieur, Ali Seriati, ex-chef de la garde présidentielle, et Mohamed Farza, ancien directeur de la sûreté militaire», énumère-t-il. Et de relever qu’un tel absentéisme renvoie à l’incapacité de l’appareil judiciaire à faire appliquer la loi.

Cela résulte, en grande partie, des liaisons corporatistes, mais aussi d’une certaine communauté d’allégeance. D’ailleurs, « cette prévalence de l’esprit de corps sur le respect de la loi fut, d’emblée, annoncée par les syndicats de police..», renchérit-il. Et là, ces vaines tentatives de juger les coupables font revenir à l’esprit le rocher de Sisyphe. Grande déception !

Le ministère public a-t-il tort ?

Tout ce blocage lié aux enquêtes relatives aux affaires transférées aux chambres spécialisées risque de prolonger les délais et faire tomber à l’eau ce processus de réparation et de réhabilitation des victimes.

Le rôle du ministère public a été aussi remis en cause. Lui qui n’a pas daigné prononcer aucun mot. Parfois, il agissait en facteur bloquant, ce qui a influé sur le cours des procès.

De ce côté, silence radio ! Position incompréhensible qui laisse la magistrate Kalthoum Kanou pantoise.

Cette ancienne présidente de l’AMT a agi aujourd’hui en sa qualité de chef du bureau, à Tunis, du Comité international des juristes (CIJ), a avoué que cela est de nature à compromettre tout le processus de la justice transitionnelle. Toutes les recommandations convergent vers l’intérêt qu’il y a de trancher sur les affaires en suspens.

L’ultime but est de dévoiler la vérité pour que ces injustices ne se répètent à jamais. C’est pourquoi il n’y a pas de réconciliation sans justice.

Laisser un commentaire