Enquête | Paris sportifs en ligne :«Les liaisons dangereuses…»

Les soupçons de corruption dans le milieu sportif en Tunisie sont revenus, à la une de l’actualité, de manière spectaculaire. Notre enquête est consacrée à un business en pleine croissance ces dernières années, celui des paris sportifs en ligne, qui dévient en paris et matches truqués. Les matches Radès-Mhamedia et JSK-USBG sont concernés.

Grâce à leur avènement sur Internet, les paris sportifs, légaux ou non, ont explosé. Pour certains, c’est le moyen idéal de blanchir leur argent et de le faire fructifier en manipulant des matches et en pariant sur eux. Ce marché incontrôlé est donc menacé par les risques de corruption ou encore d’addiction. A l’heure où les paris sportifs se banalisent sur Internet, faut-il en avoir peur ? Comment peut-on lutter contre ces dérives ? Comment surveiller les compétitions pour éviter la tricherie et le trucage des matches ? Quel est le statut juridique des opérateurs de paris sportifs en ligne et quel impact sur les jeunes ?    

Les soupçons de corruption refont surface…

La semaine dernière (mardi 6 avril ), l’Autorité nationale des jeux en France (ANJ),  acteur important de la lutte contre la manipulation des compétitions sportives, a interdit, via un communiqué, les paris sur la rencontre du mercredi 7 avril, opposant l’USBG au Stade Tunisien, dans le cadre de la 23e journée de Ligue 1, sans révéler les raisons de cette mesure.   

Contactée par “La Presse”, Elsa Trochet-Macé, directrice de la communication de l’ANJ, a révélé que «ce genre de décisions est souvent pris à cause de l’existence d’indices graves et concordants de manipulation de résultats et de trucage, relayées dans la presse et sur des réseaux sociaux». Et d’ajouter que ces décisions d’interdiction «font l’objet d’échanges internationaux à travers un réseau international des plateformes de lutte contre la manipulation des compétitions sportives». 

Pour l’USBG, ce n’est pas la première fois que la réputation du club sudiste est entachée par des suspicions de fraude sportive. Il y a deux ans, le journal français “L’Equipe” a révélé que trois personnes, dont le neveu du président de la Direction nationale de l’arbitrage Hichem Guirat, ont été mises en examen pour des faits d’«escroquerie en bande organisée,dans le cadre d’une affaire de paris sur un match, présumé truqué, opposant l’USBG à l’ESM. Selon les mêmes informations, ces trois hommes sont soupçonnés d’avoir misé près de 33.000 € de paris sur ce match, alors qu’ils connaissaient à l’avance l’issue de la rencontre. Aucune enquête n’a été ouverte en Tunisie à ce sujet. De surcroît, la Française des Jeux (FDJ) avait déjà émis deux signalements, en 2018, concernant des matches de l’équipe de Ben Guerdane.

Un marché illégal, mais en pleine croissance..

Ils sont des milliers en Tunisie à être accros aux paris sportifs en ligne, au point que cela peut se transformer en pathologie. En quelques années, les risques se sont multipliés, notamment que le marché s’est développé d’une manière spectaculaire. Cela  malgré le monopole, sur le papier, de l’Etat tunisien. Danger,   d’addiction mais aussi menace de corruption et de blanchiment d’argent, le business des paris sportifs déclenche de nouvelles problématiques et suscite de plus en plus d’inquiétudes. Le football est certainement le sport le plus touché. Faisant le bonheur des supporters, mais également des sites de paris sportifs, “The beautiful game” représente à lui seul tous les enjeux liés aux paris en ligne. Populaire, mondialisé et économiquement très puissant, il concentre deux tiers des paris partout dans le monde.

Ces sites proposent des paris sur une dizaine de marchés et à n’importe quelle heure du jour. Leur slogan est : ” Pariez n’importe où, et à tout moment”. Cependant, cette pratique est assez nouvelle en Tunisie, vu que l’État interdit aux entreprises privées de s’ y installer. Pourtant, et après des débuts contrastés, le secteur est aujourd’hui en pleine croissance. En effet, le développement des offres mobiles a terriblement boosté les activités des opérateurs tunisiens.

Néanmoins, ce marché n’a pas un cadre légal ni une autorité de régulation, qui vise à éviter les risques de fraudes sportives qui se sont développés d’une manière spectaculaire depuis l’arrivée d’Internet, qui a favorisé les risques de blanchiment d’argent. En France, par exemple, le marché des paris sportif est sous la surveillance permanente de l’Autorité Nationale des Jeux (ANJ).

Illégitimité absolue   

“Je vais être clair et net : chaque société qui évolue dans le secteur des paris sportifs en Tunisie est une société illégale qui travaille dans l’illégitimité absolue et qui fait une infraction financière aux règlement de la Banque centrale. La seule société légitime, qui a le droit de travailler sur le marché tunisien, est le Promosport”, a précisé l’avocat Mohamed Touati.

Et d’ajouter : «Ce sont des sociétés qui travaillent souvent avec de la devise, chose qui représente un délit douanier, notamment avec les risques de blanchiment d’argent. La grosse question qui se pose: pourquoi le ministère des Finances et la cellule anti-blanchiment d’argent de la Banque centrale ne réagissent pas, notamment que ces opérateurs ouvrent la porte devant des transactions para-juridiques ? Et ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’ il y a deux articles dans la loi de finances 2021, selon lesquels ces opérateurs payent les impôts sur les bénéfices. C’est le désordre total !”, analyse Mohamed Touati, qui considère que l’intervention du pôle judiciaire économique et financier est désormais impérative pour mettre les choses dans l’ordre.   

“Il manquait une vraie législation qui soit contraignante. Les lois nationales doivent s’adapter et la mise en place d’un règlement qui prévoit les choses d’une manière très claire et uniforme est désormais nécessaire, afin d’harmoniser les paris sportifs en ligne et déterminer les sanctions quand il y a un comportement antisportif .”, a-t-il expliqué. 

Les jeunes, une cible facile à séduire…

Le jeu sur internet, facile d’accès, est aujourd’hui considéré par les médecins comme l’un des plus pervers éléments d’addiction. Au même titre que celle à la cocaïne, l’addiction aux jeux d’argent en ligne a été reconnue comme un «trouble du contrôle des impulsions», par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Aujourd’hui, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) classe ce «trouble lié à l’usage des jeux d’argent» (gambling disorder) parmi les «troubles addictifs», aux côtés des «troubles liés à la consommation de substances psychoactives», comme l’alcool ou la drogue. “Le jeu agit beaucoup comme un excitant, notamment avec l’énorme quantité de dopamine dégagée. Les conséquences du jeu sont d’abord financières et notamment sociales, où l’isolement peut entraîner des dépressions. Ce sont des gens qui ont totalement perdu le contrôle du jeu même s’ils le souhaitent parce que l’addiction fait qu’il n’ont pas d’autres choix que de continuer de jouer”, a expliqué le psychologue Marwen Riahi.   

La cible des opérateurs de paris en ligne, ce sont toujours les jeunes urbains, les banlieues et c’est bien ce qui inquiète Riahi. Car, on le sait, les joueurs à risque sont majoritairement des  jeunes et particulièrement du sexe masculin.  Ils appartiennent à des milieux sociaux modestes et ont un niveau d’éducation et des revenus modestes.     

“Je n’arrive plus à m’en sortir, je suis désormais absorbé par cette addiction qui a complètement bouleversé ma vie du jour au lendemain”, témoigne Mahmoud, 27 ans. Le jeune homme, qui vit à la Médina de Tunis, travaille  dans une entreprise privée et avait réussi à mettre une belle somme de côté. Il a tout dilapidé. «J’ai perdu 22 mille dinars en 10 mois, j’ai tout détruit », confesse-t-il.

Poussé à jouer par les propositions des applications mobiles à venir miser, appâté par les messages publicitaires, le jeune homme est passé de simple parieur sur des matches de foot à engager des «salaires entiers» sur des sports qu’il «ne maîtrise même pas… Comme le hockey ou encore les courses de chevaux». «On n’est pas fou, c’est vraiment une maladie à part entière», conclut Mahmoud, qui a même perdu sa fiancée à cause de son addiction.   

L’attrait pour les paris en ligne vient généralement d’une volonté de se faire de l’argent facilement. Mouheb, 20 ans, explique que pour lui « ça permet d’arrondir les fins de mois. Sans travailler, ça peut te permettre de gagner de l’argent par tes connaissances dans le sport».  «En ce moment, les gens ont des difficultés par rapport à leurs dépenses. L’angoisse et le stress, favorisés par la situation économique difficile du pays, les poussent à jouer encore plus en pensant que ce sera la solution : c’est l’entrée dans une spirale  dévastatrice», décrit le psychologue, qui met en garde contre la multiplication des jeunes parieurs. En attendant l’intervention de l’Etat et la mise en place d’un cadre légal qui organise le marché, les opérateurs de jeux continuent de vendre le rêve aux jeunes parieurs qui ont perdu l’espoir et qui cherchent le gain facile, dans l’ombre d’une situation économique et sociale catastrophique.

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