Fondateur du néoplatonisme, Plotin a inspiré la pensée mystique à travers la diversité des traditions religieuses. Et demeure pour cette raison une figure vers laquelle on se tourne dès lors que l’on songe à ramener les religions abrahamiques vers plus de concorde. Mais quelle est la position de Heidegger au sujet de cette option néoplatonicienne, lui à qui nos trois amis ont confié la mission de soumettre à l’épreuve critique l’hypothèse d’un retour des religions abrahamiques en guise de réponse aux périls de l’époque ?
Md : Qu’est-ce qu’il faut retenir de tout ce que nous avons dit la dernière fois au sujet de la pensée de Heidegger ?
Po : Trois choses à mon avis : la première est que les religions de la tradition abrahamique sont des religions sans réel avenir. La seconde est que l’avenir religieux de l’humanité passe par un nouveau rapport à l’être qui en préserve le secret et qui en recueille le sacré. Ce rapport nouveau assume l’expérience du surgissement de l’être comme de l’événement primordial, par quoi l’homme redonne un sens à son existence sur terre. Et la troisième chose est que la tradition philosophique, même quand elle a le souci de se dégager de l’emprise de l’être au sens de l’existant ou du subsistant, en remontant vers un au-delà de l’Être – comme font les néoplatoniciens avec l’Un -, ne peut s’empêcher de sceller en quelque sorte une situation d’oubli de l’Être, d’oubli de ce qui surgit du non-être…
Ph : Je voudrais rappeler ici que nous devions dire un mot de plus sur cette différence d’approche entre Heidegger et les néoplatoniciens en ce qui concerne la question de l’Être. Ce n’est pas qu’une affaire d’érudition. Le néoplatonisme représente pour certains une alternative que les religions abrahamiques pourraient exploiter afin de se refaire une jeunesse métaphysique. Elles pourraient puiser dans leur passé mystique respectif pour se présenter ensuite comme une réponse possible à la question de l’avenir de l’homme, face en particulier au phénomène de la guerre plus ou moins latente et ses conséquences désormais apocalyptiques et face surtout à celui de l’épuisement de la Terre par la domination de la technique. Etant donné que, comme nous l’avons dit, les traditions mystiques de ces religions ont pris leur appui philosophique sur les conceptions néoplatoniciennes. Or Heidegger ne croit pas en effet que cette option en soit une. Mais ce qui est étrange, c’est qu’il n’ait pas cru utile de s’expliquer avec le néoplatonisme. Même Platon est finalement peu présent dans son œuvre… En quoi finalement la pensée de l’Un est-elle une pensée qui « scelle une situation d’oubli de l’Être », comme tu dis ?
Po : Je note que c’est bien le constat de Heidegger, mais comment il l’explique, ça, je ne saurais le dire.
Ph : Personnellement, je suis très sceptique en ce qui concerne l’option néoplatonicienne. Je pense, d’une façon générale, que les traditions mystiques ont toujours eu tendance à diluer les religions dont elles se réclamaient. Elles ont fait office de trous noirs par rapport aux récits de ces religions.
Md : « Trous noirs » : en quel sens ?
Ph : En ce sens que leurs différences se trouvent gommées au profit de ce même récit de la procession de l’âme qui, à la faveur d’un retour vers son origine – l’Intellect selon Plotin -, se tourne désormais vers l’Un et ouvre pour elle-même une existence purement spirituelle.
Md : Aujourd’hui, on s’interroge sur la question de savoir si les récits des religions abrahamiques peuvent être renouvelés ou si la mission est finalement impossible, ou alors inutile et dangereuse, parce que susceptible de perpétuer un mode de penser contraire à l’esprit de l’époque, à savoir la croyance et ses rigidités. Cette question est bien le signe que ces récits posent problème. Le dire, ce n’est d’ailleurs pas faire acte de reniement : on est devant des faits têtus auxquels il s’agit de ne pas se dérober. Or si une conception philosophique vient les engloutir, fût-ce dans un « trou noir », on peut certes y voir un manquement sur le plan de l’herméneutique, comme une traduction qui ne restitue pas correctement ce qu’elle traduit, mais en quoi est-ce qu’il faut s’en désoler ? Après tout, les religions abrahamiques n’ont rien tant souffert que de leurs divisions. C’est en s’opposant les unes aux autres qu’elles ont dogmatisé à l’excès et qu’elles se sont figées dans des positions qui les ont empêchées de se renouveler dans leur récits et dans leur capacité d’apporter des réponses au monde. Personnellement, je ne sais quoi penser du néoplatonisme, et encore moins du néoplatonisme dans sa relation avec la conception heideggérienne de l’Être. Mais je ne lui jetterais pas la pierre pour cette raison précise qu’il représente un moyen offert aux religions abrahamiques afin de surmonter leurs divisions en se rejoignant en un récit unique.
Ph : Fût-il un récit qui leur est étranger ? Je t’ai connu moins indulgent. Ce que tu appelles un manquement sur le plan de l’herméneutique est, de mon point de vue, une trahison pure et simple. On ne peut bâtir un récit nouveau sur pareille rupture, qui rime avec imposture. Les traditions mystiques musulmanes, chrétiennes ou juives, d’inspiration néoplatonicienne, n’ont d’abrahamique que le nom. Pour moi, un penseur comme Ibn Arabi, en tant que penseur, n’est pas plus musulman que juif ou chrétien. A vrai dire, il est bien plus proche de Plotin ou de Proclus que de n’importe quel penseur musulman, au-delà de ce que j’appellerais l’habillage rhétorique et théologique de son discours. On a affaire à la greffe d’une pensée métaphysique sur un récit religieux qui est d’un autre ordre : le mariage a pu donner des fruits chanceux. Il n’en est pas moins contre-nature. D’autre part, la réconciliation par renoncement à soi, à son propre récit, n’est pas une réconciliation. Pour cette raison, l’option mystique ne peut pas être considérée comme une solution : tout juste un expédient.
Md : J’ai bien conscience qu’il ne s’agit pas d’une réconciliation, et que l’option mystique reviendrait finalement à mettre fin à la tradition abrahamique en ayant l’air de la reconduire. Ce que je dis, c’est que, précisément pour cette raison, elle nous permettrait quand même de faire l’économie des divisions dont la tradition en question nous fait l’offre en guise de réponse aux défis de l’époque. A vrai dire, je ne suis pas moins sceptique que toi concernant l’utilité de cette option mystique, mais j’estime que, au vu du blocage auquel donne lieu la tradition abrahamique depuis de nombreux siècles – mais avec des conséquences périlleuses qui s’aggravent à notre époque – tout ce qui peut se présenter comme un dénouement possible, fût-il peu crédible, représentât-il un simple expédient, mérite une certaine considération.
Ph : Peut-être. Mais il ne s’agit pas tellement d’accorder ou non sa considération. Moi-même j’ai remis le thème du néoplatonisme sur la table parce que j’ai le sentiment que Heidegger l’a comme éconduit sans prendre la peine de nous montrer en quoi, très précisément, la pensée de l’Un est incapable de figurer parmi les réponses sérieuses possibles pour notre époque. Alors même que, comme nous l’avons indiqué, c’est une pensée qui rappelle, tout comme Heidegger lui-même, qu’il y a un au-delà de l’horizon de l’étant.
Po : Oui, cette explication manque. Elle nous aurait montré pourquoi le néoplatonisme ne doit pas sortir du champ de l’histoire de la philosophie et elle nous aurait montré aussi, par contraste, en quoi la pensée de Heidegger peut se prévaloir, elle, d’une réelle pertinence. Maintenant, je ne jurerais pas que Heidegger n’ait jamais abordé le sujet, mais ce qui est assez évident, c’est que s’il l’a fait, c’est de manière particulièrement discrète. Ce qui, en soi, est suffisant pour susciter l’interrogation.
Ph : Heidegger a consacré quelques travaux à Platon, dans lesquels il s’emploie à montrer que c’est avec lui que la pensée de l’Être bascule dans une pensée de l’oubli de l’Être. Tout en prenant soin de souligner que, dans le basculement même, le sens de l’Être demeure marqué du sceau de la pensée présocratique. Ce qui veut donc dire que l’Être n’a pas chez Platon le sens qu’il a pris chez nous autres modernes, au terme du devenir métaphysique qu’a connu la question… En d’autres termes, l’accent verbal de l’Être n’a pas cessé de se faire entendre à côté de l’accent nominal.
Po : Moyennant cette concession, il se dispense d’envisager ce que la pensée de l’Un peut avoir à nous dire… Or je n’exclus pas personnellement qu’elle ait quelque chose à nous dire.
Md : Et qu’a-t-elle à nous dire, selon toi ?
Po : Je voudrais d’abord dire deux mots de Plotin, puisqu’il m’est arrivé un jour de fouiner à son sujet, lui qui, en matière de pensée de l’Un, demeure la référence. Il est né au début du 3e siècle ap. J-C en Egypte, dans l’actuelle Assiout, à l’époque où ce pays était sous domination romaine mais où la culture grecque prévalait parmi l’élite intellectuelle. Assiout, c’est ce qu’on appelle la Haute Egypte. C’est à plus de 300 km au sud du Caire, dans la vallée du Nil. Devenu jeune homme, Plotin se rend à Alexandrie où se trouve une école de philosophie renommée – l’Ecole d’Alexandrie ! Il y rencontre un maître dont il suivra l’enseignement pendant plus de dix ans. Il s’agit d’Ammonius Saccas. On ne sait pas grand-chose sur ce dernier parce qu’il n’a laissé aucun écrit. Et qu’il se refusait à le faire, conformément à une tradition pythagoricienne qui exigeait le secret de l’enseignement. Mais ce qu’on sait en revanche de l’Ecole d’Alexandrie, c’est qu’elle constituait un centre où la culture antique était remise à jour et défendue contre l’avancée d’une pensée chrétienne à tendance gnostique…
Md : Voilà qui est étrange. Le néoplatonisme serait donc né pour contenir la progression du christianisme parmi les intellectuels de l’empire romain et c’est finalement lui qui va servir de socle au mysticisme chrétien…
Ph : Il n’y a là rien de très étrange. Je vous disais que l’union du platonisme et des religions abrahamiques en général, et du christianisme en particulier, est une union scellée mais une union contre-nature.
Po : Il faudrait peut-être avoir sur ce sujet l’avis de penseurs chrétiens aussi illustres que saint Augustin, qui voyaient dans le platonisme des prolégomènes au christianisme. Mais je termine mon exposé sur Plotin : à l’âge de 39 ans, il se rend à Rome – après un détour aventureux par l’Orient de la Perse – et y fonde sa propre école néoplatonicienne qui regroupe des personnes d’horizons divers. Puis c’est seulement une dizaine d’années plus tard qu’il commence à mettre ses cours par écrit, sans toutefois les publier. Son œuvre, les Ennéades, est posthume. Sa publication aura lieu une trentaine d’années après sa mort, grâce aux soins de son disciple, Porphyre…
Ph : … Porphyre, l’auteur de Contre les chrétiens.
Po : Entre autres, oui, Porphyre compte parmi les auteurs qui vont engager la polémique avec les chrétiens de l’époque. Plotin, lui, était plus discret et il a concentré ses attaques contre les gnostiques.
Md : Quel était le sujet de la discorde ?
Po : Là, tu m’en demandes trop.
Ph : D’une façon générale, les gnostiques professaient l’idée que la vie terrestre est une épreuve pour l’âme : l’épreuve d’une chute malheureuse dans le monde de la matière, dont elle ne se libère qu’avec la mort. Ce qui voulait donc dire que la création du monde lui-même était un projet maléfique…
Md : Et il y avait des chrétiens pour qui cette conception des choses était recevable ?
Ph : Oui, tout ce qui relevait de la partie juive de la Bible – depuis la création du monde jusqu’à la période qui précède la venue de Jésus – était considéré par le courant gnostique comme l’œuvre du dieu mauvais, et c’est parce que Jésus était venu abolir cet ordre qu’il devait être considéré comme un sauveur.
Md : Mais alors, il s’agit de se demander si le néoplatonisme n’était pas opposé à cette pensée-là, plutôt qu’à l’orthodoxie chrétienne qui a fait de l’histoire juive son « Ancien Testament » : l’ancien prépare au nouveau ! Il y a une différence entre l’ancien et le nouveau, mais elle n’est pas d’antagonisme.
Ph : Ce qui est sûr, c’est qu’il existait une élite intellectuelle attachée à l’héritage de la pensée antique et qui voyait d’un mauvais œil la prétention plus ou moins affichée des chrétiens à en faire table rase. Sans doute que cette prétention s’affirmait avec plus de hargne chez les chrétiens gnostiques, que des conciles de l’Eglise ont d’ailleurs rejetés ensuite dans l’hérésie, mais elle était quand même présente chez les autres : ce qui fait que les chrétiens en général étaient perçus comme une menace. Et je suppose que des esprits aussi éclairés que Plotin devinaient qu’entre le christianisme et la tradition philosophique, il y avait un problème de compatibilité, ou de miscibilité… Que leur union ressemblerait à celle de l’huile et de l’eau. La chose, bien sûr, est également vraie des deux autres religions abrahamiques.
Po : Si c’est vrai, alors il faut dire que c’est un point qui rapproche Plotin de Heidegger.
Ph : Je pense en tout cas que le rapprochement qui s’est opéré entre la pensée de Plotin et les théologies chrétienne, puis musulmane, est quelque chose auquel Plotin n’aurait pas donné son agrément.
Po : Oui, on reste avec lui dans le jeu de la pensée avec elle-même, sur le chemin de la vérité. Bien que ce chemin prenne une tournure résolument spirituelle, et qu’il y soit question de Dieu. Qui est un autre nom de l’Un… Mais qu’est-ce que cette pensée de l’Un peut avoir à nous dire, aujourd’hui ? Revenons à la question. Je considère que la tradition mystique a tendance à nous égarer en nous laissant croire que l’âme qui chemine vers l’Un est une âme que préoccupent sa propre pureté et son propre salut. Ce que nous dit Plotin, c’est autre chose. Plotin nous parle d’une ascèse de l’âme, qui est libération de ses désirs terrestres. Mais l’idée à mon avis est davantage celle de l’éclaireur de montagne, qui montre à ceux restés derrière lui par quel chemin étroit passer le col. Ce qui veut dire que le dialogue de l’âme avec elle-même en vue de trouver la lumière de l’Un n’est qu’un premier moment qui ne prend tout son sens qu’avec le dialogue de l’âme avec les autres âmes, quand elle se met à leur faire des signes pour alerter de ses trouvailles, des sentiers qu’elle vient de découvrir… Les autres qui suivent derrière, ce sont ses contemporaines qui partagent avec elle les aléas d’une même époque, mais ce peut être aussi celles qui viennent après elle, dans les âges suivants. Ce peut être nous. Et il s’agit donc de savoir ce que nous avons à répondre à Plotin l’éclaireur, qui continue de nous faire de grands gestes par-delà les siècles.
Md : Oui, devons-nous lui dire que le monde auquel il appartient est trop loin du nôtre pour que ce qu’il ait à nous dire puisse encore nous importer ?
Po : Nous le pouvons, mais il n’est pas du tout certain que nous aurions fait preuve d’intelligence, ni même de courtoisie. Parce que nous aurions, sans le savoir peut-être, laissé entendre que sa trouvaille ne vaut que pour un certain monde, que pour une certaine humanité… Que son horizon se résume à celui de son vécu. C’est une forme de présomption. En tout cas, c’est toujours montrer une part d’humanité que de prêter attention à ce qu’un autre homme peut avoir à nous dire, si différent de nous qu’il puisse être par son langage, par les coutumes de son pays et de son temps.
Ph : Je doute que cette attitude dédaigneuse fût celle de Heidegger, lui qui a su se transporter en pensée dans le monde lointain des Présocratiques dans sa quête de vérité. S’il s’est montré peu attentif à Plotin, c’est pour d’autres raisons…
Po : Peut-être que la proximité est au contraire ce qui le gênait. Par-delà une différence fondamentale, qui est que Plotin appelait à se dégager du monde sensible afin de conquérir cette position éminente à partir de laquelle l’âme peut voir avec l’œil de Dieu, et jouir ainsi de la présence du monde avec un cœur « enthousiaste » : rempli de Dieu. Tandis que Heidegger appelle à réinvestir le monde en allant à la rencontre de la chose en tant qu’elle est le lieu d’une éclosion de l’être pour, à partir de là, penser l’essence du sacré qui, à son tour, ouvre sur l’essence du divin.
Md : Deux itinéraires qui se rejoignent en quelque façon, apparemment. Et pourtant Heidegger soupçonne le néoplatonisme de « sceller une situation d’oubli de l’Être », selon ta propre formulation du début…