Ville frontalière, Thala recèle, en raison de sa position géographique, tout un passé ancestral de luttes héroïques et de résistances contre l’injustice et les dominations qui se sont succédé au fil des siècles dans notre pays… Mais Thala, c’est aussi toute une population accrochée vaillamment à sa terre, dans une fidélité farouche, qui a nourri de ses travaux la lente formation de la ville… et qui invite aujourd’hui au voyage !
Aujourd’hui que nous nous interrogeons de plus en plus sur la forme que pourrait prendre à l’avenir le tourisme intercontinental, avec ses flux de visiteurs qui prennent d’assaut les zones hôtelières disposées sur le littoral, le tourisme intérieur prend de son côté la valeur d’un double impératif. Il s’agit d’un côté de venir au secours d’un secteur —le tourisme— devenu au fil des ans un des piliers de notre économie mais qui souffre d’une vulnérabilité décidément trop grande par rapport aux aléas de la vie internationale et il s’agit, d’un autre côté, d’aller à la rencontre des profondeurs de notre pays et de découvrir les richesses qu’elles recèlent et que nous avons trop longtemps ignorées.
A qui en accepterait l’idée s’offre l’opportunité d’un voyage loin des sentiers battus et des divertissements convenus à travers des paysages souvent surprenants, sur de petites routes peu fréquentées comme il y en a tant sur tout le cordon frontalier qui jouxte l’Algérie. D’autant que la montagne et ses forêts peuplent une grande portion de ces espaces.
Nous sommes ici au cœur de ce qu’une certaine culture citadine et bourgeoise de chez nous appelle «l’au-delà des plaques», rejetant dans les ténèbres tout un monde qui garde en son sein mille recoins chargés de mystère.
La ville de Thala est l’un de ces recoins, l’une de ces étapes que le visiteur pourrait traverser sans crier gare mais qui, s’il s’y arrêtait, apprendrait à son sujet bien des choses qui sont autant de lucioles sans lesquelles notre connaissance de notre pays serait incomplète, comme mutilée. Venant par exemple du Kef et après avoir longé la frontière à une trentaine de km de distance en passant par Tajerouine puis El Kalaa el Khasba, la ville se présente sur son promontoire, à l’image de bien des sites d’origine berbère. En son point le plus méridional, elle dépasse les 1.000 mètres d’altitude, débouchant en direction de Kasserine sur un plateau qui culmine à près de 1.100 mètres avant de décliner ensuite doucement. Ce qui en fait la ville la plus haut perchée du pays et, de ce fait, l’une des plus régulièrement enneigées en hiver.
Ville promontoire, donc, mais aussi ville source: Thala est d’ailleurs le nom berbère pour le mot «source». Une ancienne fontaine honore cette origine au nord de la ville, avec ses blocs de pierre taillée d’antique mémoire, disposée au beau milieu d’une placette qui fut témoin de tant de rencontres et de scènes à travers les siècles. Aïn Thala, de son nom actuel, a longtemps offert aux habitants de la ville une eau qui, de leur aveu, est glacée l’été et tempérée l’hiver. Les transporteurs d’eau —les «naguels»— venaient autrefois en remplir leurs jarres et leurs bidons et la charger à dos d’âne mais aussi sur leurs puissantes épaules pour aller ensuite la distribuer en parcourant les rues escarpées de la ville, moyennant un modique salaire. Mais le lieu était aussi le point de ralliement des femmes chargées de linge à laver, tout autant que des bergers venus désaltérer leurs bêtes et des enfants qui s’y retrouvaient pour jouer…
En traversant la ville, on ne peut manquer de noter la subsistance d’une architecture coloniale. De nombreuses bâtisses sont coiffées d’un toit en tuiles : elles sont mêlées aux constructions plus récentes, aussi quelconques que partout ailleurs. La présence française dans la ville n’a pas seulement pris ici la forme de deux ou trois bâtiments administratifs, auxquels se seraient ajoutées quelques demeures aux dimensions un peu plus imposantes que les autres ainsi que des magasins et des boutiques. Car tout cela existait. Mais s’y ajoutaient des édifices à vocation militaire. Comme aux temps des Romains d’ailleurs —les vestiges archéologiques en font foi—, Thala a été une ville de garnison. Les soldats français y séjournaient afin de mener à partir d’elle des missions de surveillance de la frontière. La puissance coloniale avait en son temps le double souci de prévenir les mouvements d’insurrection dont les populations des environs s’étaient montrées capables et de prévenir la communication des insurgés de part et d’autre de la frontière.
Sa position stratégique, que lui conférait son altitude, tout autant que la nature rebelle de sa population —qui ne s’est jamais vraiment démentie— ont ainsi décidé de la nature particulière de la présence coloniale qu’elle a connue. Il est étrange de noter de quelle façon cette position en contexte d’occupation fait écho à d’anciennes informations qui nous sont rapportées par les historiens quand ils affirment que sous l’empereur Auguste, il a été décidé de créer un autre avant-poste, plus à l’ouest d’une vingtaine de kilomètres : Haïdra, de son nom romain Ammaedara. Et quand ils ajoutent que cette décision a été prise en raison de la difficulté que les autorités impériales avaient trouvée à maintenir la population de Thala sous contrôle…
Plus encore que les gens de la ville, gagnés sans doute aux plaisirs d’une certaine modernité, ce sont les habitants de la campagne, accrochés à la terre, qui semblent par leur vie simple et frugale incarner cet esprit rebelle qui traverse les époques : Thala n’a-t-elle pas donné l’une des principales étincelles grâce auxquelles la révolution tunisienne s’est embrasée ? La ville se prévaut en tout cas d’un taux élevé de victimes : sacrifiés pour la liberté envers qui la révolution se reconnaît une dette éternelle. Mais cette propension à ne pas plier face à la domination et à tout ce qui voudrait dégrader l’humanité que l’on porte en soi, nous pensons qu’elle est surtout nourrie par la ruralité de ces hommes et de ces femmes qui, de génération en génération, en cultivent les terres alentour, mêlant de petits potagers à un peu de céréaliculture sur ces parcelles où le climat est rude en hiver. Ce sont les habitants de ces modestes maisons, parfois nichées dans la montagne, que le visiteur aperçoit de la route en train de s’activer sur un carré de légumes ou de faire paître quelques moutons : ce sont eux en qui l’on devine, même de loin, cette noblesse d’âme venue du fond des âges.
Aujourd’hui, grâce à ses richesses en eau, Thala tend à développer une agriculture irriguée autour de la production de fruits et légumes, à une échelle qui reste cependant humaine, loin des logiques industrielles auxquelles succombent d’autres régions par appât du gain. La figue de barbarie, qui a fait sa réputation dans l’esprit des Tunisiens, mais à laquelle on l’a injustement réduit, donne lieu à une industrie de transformation qui extrait une huile précieuse à partir des pépins. Le marbre, autre ressource connue, fait de Thala une ville qui contribue à notre commerce extérieur, puisque sa qualité lui octroie le statut de produit prisé sur les marchés étrangers… Avec les deux forêts qui l’environnent, l’une vers l’est, l’autre vers le sud, ce sont d’autres activités possibles qui s’ajoutent et qui pourraient contribuer à la prospérité de la région sans la dénaturer…
Mais, à côté de toutes ces ressources naturelles, il en existe d’autres, culturelles, dont les gens du lieu répugnent peut-être à faire une marchandise : en quoi ils n’auraient pas tort. A vrai dire, ni les nécropoles capsiennes qui ont été découvertes non loin de la ville, notamment près de Aïn Om ethaaleb, ni les traces des gestes héroïques à l’époque de Jugurtha —la ville a été assiégée pendant quarante jours en 108 av. JC—, ni les vestiges d’époque romaine qui se trouvent dans la ville, ni les sources d’eau claire qui ont incarné l’esprit des lieux depuis toujours ne se prêtent à une activité lucrative, car le passé ne se vend pas : il se défend ! Toutefois, c’est justement parce qu’il se défend qu’on doit le faire connaître.
Thala est une ville qui fut de toutes les révoltes contre l’ordre établi et ses oppressions — de celle de Tacfarinas contre les Romains (1er siècle) à celle de Omar Ben Othman contre les Français (1906), en passant par celle de Ali Ben Ghedhahem contre le Bey (1854). Elle abrite des mausolées qui témoignent d’une spiritualité berbère dont l’islam n’a pas tari la sève. Des batailles décisives y eurent lieu lors de la seconde Guerre mondiale entre Allemands et Anglo-américains… A quoi s’ajoute, ce qui n’est pas peu, le fait qu’une communauté juive y a subsisté jusqu’au lendemain de l’indépendance : preuve que la vie des habitants, bien que fruste, se complaisait dans la coexistence avec l’autre et avec la différence de ses croyances et de son culte. Notons encore une curiosité qui ne manquera pas d’étonner : Thala a abrité en ses murs la première section de la Zitouna, fondée en 1948. Ses habitants le rappellent volontiers, en soulignant aussi qu’au palmarès de la ville s’ajoute le plus ancien hammam de la région : Hammam Sidi Ben Azzouz…
C’est d’abord de l’ignorance d’un passé d’un lieu qu’il s’agit de réparer l’injustice. Et c’est aux habitants qu’incombe la tâche de cette réparation. Pas moins que l’eau pour le voyageur de passage, le récit des lieux ne se refuse… Comme une fleur qui éclot, la fidélité à une mémoire se mue en offrande : une offrande qui sauve le Tunisien visiteur de ses géographies étriquées et de ses connaissances tronquées.
Il ne s’agit donc pas de vendre ce qui a fait le quotidien de ses lointains ancêtres et l’âme des lieux à travers les âges : il s’agit d’en faire le point de rencontre pour une Tunisie qui ne veut plus s’accommoder d’être divisée en un pays et en un arrière-pays, l’un restant pour l’autre étranger. L’arrière-pays est un jardin secret qui peut se laisser découvrir, et autour de cette découverte —essentiellement festive— peut assurément naître une multitude de petits métiers pour lesquels le profit n’est qu’un prétexte en vue de perpétuer un nouveau pacte, une nouvelle amitié. Ainsi s’accomplit ce qui donne sens et élévation, depuis toujours, au «tourisme», qu’il soit d’ailleurs intérieur ou tourné vers le visiteur étranger.
Karafi
13 juin 2020 à 20:48
Merci Monsieur pour ce bel article et de l’amitié qui s’en dégage. Cette région est oubliée et vous lui rendez un peu de son du.