Hakim GABTNI—chercheur au Centre de Recherches et des Technologies des Eaux de Borj Cédria, Expert international en Géophysique appliquée, Eaux souterraines, Géoressources, Environnement et Développement Durable à La Presse : «Mettre en place une nouvelle agriculture peu consommatrice en eau»

3,964

«Chaque goutte d’eau compte. Afin d’assurer une mobilisation optimale de nos ressources en eau, il faudra aussi se focaliser sur la gestion efficace des eaux conventionnelles. Améliorer notre réseau de barrages, véritable fierté nationale, est la solution majeure à prendre en compte».


La Tunisie est frappée de plein fouet par la sécheresse. Un phénomène qui prend de l’ampleur, surtout avec les faibles précipitations observées pendant les dernières saisons hivernales et les records de chaleur enregistrés ces étés. Quel constat faites-vous de la situation hydrique actuelle de la Tunisie ?

La situation hydrique est alarmante à tous les niveaux. Les faibles précipitations observées n’impactent pas seulement les stocks d’eau au niveau des barrages, mais aussi la recharge naturelle des nappes d’eau souterraines déjà fortement sollicitées et vulnérables. Tous les scénarios climatiques imaginant le monde de demain, aussi bien les plus pessimistes que les plus optimistes, envisagent un réchauffement climatique conséquent au niveau du pourtour Méditerranéen. La Méditerranée étant considérée comme un «hot spot climatique» se réchauffant beaucoup plus rapidement que le reste du globe, le constat est donc sans équivoque pour les scientifiques : il faudra se préparer à la raréfaction de l’eau et s’adapter aux changements climatiques. Il n’y aura certainement pas un retournement miraculeux.

Quelles difficultés agricoles peuvent être provoquées par les changements climatiques ?

Les changements climatiques auront un impact, en Tunisie, sur le bilan hydrique, mais aussi ils favorisent la récurrence des événements extrêmes. En effet, les épisodes de précipitations intenses comme les fortes pluies peuvent éroder et dégrader les terres cultivables. Les phénomènes de chutes de grêles ainsi que les risques d’incendies durant les périodes de sécheresse peuvent mettre en péril les récoltes. A long terme aussi, la hausse des niveaux des mers, et l’érosion côtière menacent les terres. Les agriculteurs tunisiens se sont rabattus sur les ressources souterraines d’eau, puisant l’eau de plus en plus en profondeur. Des centaines de milliers de forages illicites et non contrôlés rendent le bilan hydrique des nappes largement déficitaire. De plus, la qualité des eaux d’irrigation se détériore, salinisation ainsi des sols millénaires qui se sont toujours accommodés auparavant avec le climat.

Quelles sont les solutions qui doivent être déployées, d’après vous, pour prémunir le pays contre l’impact des sécheresses sévères à moyen et long terme et quelles sont les stratégies indispensables que le gouvernement devrait mettre en place pour affronter la crise de l’eau ?

Les solutions aussi bien conventionnelles que non conventionnelles existent. Elles s’appuient tout d’abord sur notre vécu commun, en termes de gestion de la ressource en eau, particulièrement au niveau de la rive sud de la Méditerranée ainsi que sur des approches scientifiques spécifiques. Mais il faudra mettre en place une stratégie à moyen et long terme. Les prémices de cette stratégie ont été synthétisées récemment au niveau des rapports du projet d’élaboration de la vision et de la Stratégie du secteur de l’eau à l’horizon 2050 pour la Tunisie (Eau 2050).

Ces dernières années, les barrages n’arrivent même pas à se remplir au tiers, compte tenu de la pluviométrie qui a sensiblement baissé, d’où la nécessité d’aller vers d’autres alternatives pour mobiliser d’autres ressources. Qu’en pensez-vous ?

Opter pour le choix de la mobilisation des ressources non conventionnelles est l’un des piliers de la Stratégie du secteur de l’eau à l’horizon 2050 en Tunisie (Eau 2050). Ce choix se base sur le dessalement, par la technique d’osmose inverse, de l’eau de mer ou des eaux saumâtres des nappes profondes. C’est le cas par exemple de la nappe du Sahel– Kairouanais, par exemple, qui contient d’énormes quantités d’eau dans les aquifères du Miocène et de l’Oligocène. Ces ressources en eau sont attestées par les travaux menés au laboratoire Géoressources du Centre de recherches et des technologies des eaux à Borj Cédria et dans les universités tunisiennes depuis plus d’une vingtaine d’années. Un des maillons de la stratégie nationale de mobilisation des ressources en eau non conventionnelle consiste en la réutilisation des eaux usées traitées essentiellement en arboriculture. Les volumes de ces ressources pourraient atteindre 650 Mm3 d’ici 2050, en augmentant le nombre de stations d’épuration et les apports en eau usée à traiter.

Comment analysez-vous la situation globale de la ressource en eau en Tunisie aujourd’hui ? Vit-elle réellement un stress hydrique inquiétant ?

Aujourd’hui, la situation globale des ressources en eau en Tunisie est particulièrement alarmante. Toutefois, l’Etat a commencé incessamment à prendre des mesures afin d’assurer une certaine efficacité hydrique nationale. Les actions qui pourraient être menées dans ce sens pourraient être, par exemple, la diminution notable de 35 à 40 % des pertes et fuites d’eau distribuée par la Sonede. Les fuites de canalisation ne sont pas chiffrées dans le cas d’eau d’irrigation, sachant que le secteur de l’agriculture s’empare de la part du lion avec plus de 70 à 80% des eaux disponibles.

Ce gaspillage démesuré, dans un pays qui se dirige petit à petit vers la rareté en eau avec moins de 350 m3 par habitant par an, reste tout à fait ahurissant. Notre agriculture doit s’adapter aussi et des stratégies doivent être menées aussi afin de mettre en place une nouvelle agriculture peu consommatrice en eau et garantissant la sécurité alimentaire nationale.

Les industries consommatrices en eau doivent s’adapter à la situation actuelle et se doter d’infrastructures spécifiques garantissant une économie en eau et une réutilisation des eaux de rejets traitées. Rappelons que l’industrie textile contribue également à appauvrir les ressources hydriques de la planète, étant donné qu’elle constitue le troisième plus gros consommateur d’eau au monde.

Quel est le potentiel hydrique existant et quels sont les moyens de l’optimiser ?

Chaque goutte d’eau compte. Afin d’assurer une mobilisation optimale de nos ressources en eau, il faudra aussi se focaliser sur la gestion efficace des eaux conventionnelles. Améliorer notre réseau de barrages, véritable fierté nationale, est la solution majeure à prendre en compte. L’interconnexion entre les bassins hydrauliques et l’optimisation du réseau de transfert entre les barrages du Nord et du Centre sont une priorité nationale. Il faudra aussi garantir l’augmentation des capacités de stockage au niveau des barrages existants et en créer d’autres comme le nouveau barrage de Mallègue d’une capacité maximale de 305 millions de mètres cubes d’eau.

Étant donné aussi que les changements climatiques ont un impact avéré sur les précipitations, la surexploitation des nappes n’est plus compensée par la recharge naturelle par infiltration des eaux de pluie. Une des stratégies à mener est de réaliser un ensemble d’ouvrages hydrauliques afin de recharger artificiellement les nappes vulnérables durant la période hivernale où on peut avoir un excédent de la ressource en eau de surface en Tunisie. Les solutions existent, il faut juste agir ensemble et se doter des moyens nécessaires.

Laisser un commentaire